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Note de lecture : L'amazone et la cuisinère (Alain Testart)

Les familiers de l’œuvre d'Alain Testart ne seront guère surpris à la lecture de ce petit livre posthume, tout récemment publié. En une vingtaine de courts chapitres, l'ouvrage, sous-titré « Anthropologie de la division sexuelle du travail », reprend et prolonge des thèses déjà largement exposées dans l'Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs (1986), puis Des mythes et des croyances (1991).

Son propos consiste à rendre compte d'un grand nombre de pratiques sociales se retrouvant sur tous les continents, en particulier — mais pas seulement — celles qui président à la division sexuelle du travail. On sait que partout, les femmes sont exclues de certaines activités, à commencer par la chasse effectuée au moyen d'armes qui font jaillir le sang. L'ouvrage s'emploie à montrer la relation qui existe entre cette exclusion et de nombreuses autres, qu'il s'agisse de personnages qu'il faut eux aussi tenir éloignés du jaillissement sanglant (le prêtre, le meurtrier), ou de divers interdits qui, en plus de celui de la chasse sanglante, pèsent sur les femmes (depuis la pratique de la métallurgie jusqu'à l'interdiction de monter sur un navire).

La thèse d'Alain Testart n'a pas fondamentalement varié depuis trente ans : selon lui, ces croyances forment un système symbolique, qui pousse toutes les sociétés à exclure le sang des femmes (et ce qui l'évoque, ou s'y rattache) de celui du gibier. Plus généralement, l'humanité cherche partout à éviter le rapprochement de ce qu'elle considère comme symboliquement semblable.

Je ne discuterai pas ici des multiples et érudites déclinaisons que propose Alain Testart de ce principe général. Tout d'abord, parce qu'une telle discussion nécessiterait des connaissances qui, sur bien des sujets, dépassent les miennes. Ensuite, parce que j'ai également la conviction que ces domaines sont des terrains glissants, où de simples jeux d'associations d'idées plus ou moins gratuits peuvent facilement tenir lieu de preuve. Quoi qu'il en soit, même s'ils peuvent être contestés dans leurs détails, les éléments réunis depuis longtemps déjà par Alain Testart emportent la conviction sur un aspect essentiel : oui, il existe incontestablement un système symbolique universel qui procède de la même logique, et qui, partout a eu des effets comparables sur la division sexuelle du travail — l'ouvrage souligne comment toutes ces exclusions, partant d'un fonds commun, s'adaptent aux conditions économiques locales.

On ne peut néanmoins s'en tenir là ; deux points, et non des moindres, posent problème dans cet ouvrage. J'avais déjà eu l'occasion d'évoquer le premier dans mon Communisme primitif... : il concerne le fait que ces croyances puissent être considérées comme l'explication ultime de la division sexuelle du travail. Le second est, je crois, plus nouveau chez cet auteur, et concerne les causes de la domination masculine. Bien qu'il ne traite pas cette question de manière systématique, le livre l'aborde néanmoins à plusieurs reprises, d'une manière qui a de quoi laisser insatisfait.

Un idéalisme revendiqué

« Les stéréotypes changent la nature humaine »
Je le disais, la thèse fondamentale sur l'origine de la division sexuelle du travail exposée dans L'Amazone et la cuisinière figurait déjà dans l'Essai de 1986. Les explications naturalistes sont intégralement rejetées, et la cause ultime du phénomène est située dans « des faits de croyances, des faits sociétaux » (p.24) — l'équivalence ainsi tracée, en passant, entre ces deux catégories de faits est symptomatique. L'affirmation est réitérée un peu plus loin :« C'est la dimension symbolique qui reste prédominante en tant que facteur explicatif » (p. 32)

Je ne reviendrai pas une fois de plus sur les objections que cette thèse peut rencontrer d'un point du vue matérialiste ; je les ai exposées dans mon Communisme primitif, et j'y suis revenu bien des fois dans ce blog.

En revanche, je voudrais ici souligner comment, de manière cohérente, Alain Testart traite de l'avenir de la division sexuelle du travail exactement dans les mêmes termes que celle de sa naissance : en la ramenant à une pure affaire de conscience et d'idées. Ainsi écrit-il en introduction :
« De tous ces chiffres [sur l'actualité de la division sexuelle du travail], ce n'est pas tant leur permanence qui nous étonne. La force sociale de l'inertie, le poids des préjugés suffisent à l'expliquer. Ce n'est pas non plus que nous pensions que tout cela ne puisse changer.  À moyen terme, ce changement est plus que probable, je le crois même certain, ne serait-ce qu'en raison de la volonté actuelle des femmes de montrer, de démontrer, leur capacité à faire autant, aussi bien, sinon mieux que les hommes. » (p. 15, souligné par l'auteur)
De même, la conclusion réaffirme :
« Si aujourd'hui, les choses changent (...) c'est l'effet d'une volonté, celle des femmes, celle de sociétés qui se veulent égalitaires en tout. » (p. 135)
Voilà donc la clé ultime des rapports sociaux, et le dernier mot de la science sociale ; nous vivons une époque où les femmes ont la « volonté » que les choses changent, dans des sociétés qui « se veulent égalitaires en tout ». Passons sur ce « en tout » pour le moins osé ; restent des points d'interrogation majeurs. D'où viennent ces volontés, celles de femmes et celle de la société ? Pourquoi sont-elles apparues à l'époque moderne, celle du capitalisme, et non mille ans plus tôt ou cinq siècles plus tard ? Là où Marx fournissait pourtant bien des éléments de réponse, Alain Testart choisit de s'arrêter en chemin, en considérant que si les idées expliquent les faits sociaux, rien n'explique les idées. De la naissance des croyances qui organisent la division sexuelle du travail à leur disparition, la boucle est en quelque sorte bouclée sans que les pieds du raisonnement touchent le sol... à une dernière ironie près.

Le livre d'Alain Testart se termine en effet en dressant un parallèle entre les croyances qui organisent la division sexuelle du travail et celles qui règlent l'exogamie et la division de la société en clans. Ce dernier thème avait notamment été traité par E. Durkheim et les époux Makarius, qui, selon A. Testart, avaient chacun à leur manière tenté d'expliquer l'exogamie par ces croyances. Je ne suis pas bien certain que les Makarius aient effectivement défendu les positions idéalistes qu'Alain Testart leur attribue. Quoi qu'il en soit, le commentaire est sans appel :
« Dans un cas comme dans l'autre (la qualité sacrée du sang du clan pour Durkheim, la peur du sang pour les Makarius), qui est censée expliquer l'exogamie, qui relève de l'organisation sociale. Le lecteur aura remarqué que l'explication causale que je propose se trouve être strictement inverse : la cause ultime est dans la structure sociale, les croyances ne font que la traduire à leur façon, tout en ayant un rôle fondamental de généralisation. » (p. 184)
Dans l'ultime note de bas de page de son livre, Alain Testart fournit ainsi, à l'encontre des théories idéalistes sur l'exogamie, une réponse qui pourrait s'appliquer mot pour mot à la théorie idéaliste sur la division sexuelle du travail défendue par... Alain Testart.

Et la domination masculine ?

Abordé à plusieurs reprises de manière incidente, le rapport entre division sexuelle du travail et domination masculine est traité de manière plus détaillée en un seul passage, celui où est considéré plus spécifiquement le monopole masculin sur les armes. Je le cite in extenso :
Cela dit, toutes ces croyances que nous avons vues à la base de la division sexuelle du travail ont-elle été inventées pour inférioriser la femme ? L'idée, par exemple, a été avancée que les interdits sur les armes, en faisant que les homes aient le monopole de la violence, sont à la source de la domination masculine. Je pense pareille thèse insoutenable. Aucun homme ne domine une femme parce qu'il possède un arc ou un fusil. Il n'y a pas de « guerre des sexes » qui se fasse avec des armes, si ce n'est dans l'imagination de la mythiologie grecque, quand elle met aux prises les héros avec les Amazones. Et lorsqu'une femme est insubordonnée, que ce soit dans la coutume accordéze au mari du « droit de correction », que ce soit dans les rapports entre les prostituées et leurs souteneurs, un tabassage suffit en général. Au pire, on prend une ceinture, une lame de rasoir, du vitriol, pas des armes. Si ces objections ne suffisaient pas, il y a encore celle-ci ;: les évitements relatifs au sang ne concernent pas seulement les femmes [suivent les exemples des prêtres catholiques, des jeunes circoncis australiens] (136-137)
Cet extrait appelle plusieurs commentaires.

Pour commencer, l'idée que la division sexuelle du travail ait eu pour conséquence d'inférioriser la femme (en particulier, en la privant des armes), et celle que la division sexuelle du travail ait été inventée à cette fin, sont deux idées tout à fait différentes — je renvoie les lecteurs intéressés à d'autres posts de ce blog, en particulier mon récent échange avec Christian Schweyer). En les confondant, Alain Testart se déblaye en quelque sorte la voie à bon compte.

C'est bien cet amalgame qui lui permet de présenter les interdits pesant sur les prêtres, ou sur les meurtriers, comme un argument supplémentaire à l'appui de sa réfutation. Or, si ces interdits montrent qu'en effet, ces croyances n'ont pas été inventées spécifiquement pour inférioriser les femmes, ils n'empêchent nullement que ces croyances, nées d'une autre nécessité que celle d'inférioriser les femmes, aient eu sur leur situation un effet spécifique.

Il paraît difficile de nier que le monopole masculin de la violence a aussi été celui de la guerre, de la politique extérieure ; qu'il a de ce fait été une condition sine qua non de la transformation des femmes en êtres faibles, objets des stratégies masculines (et, au premier chef, de leurs stratégies matrimoniales). Si l'on n'en est pas convaincu, qu'on fasse l'effort de raisonner par l'absurde, et qu'on se demande par quelles voies, si les femmes avaient possédé les armes et s'en étaient servies au même titre que les hommes, ceux-ci seraient parvenus à établir leur domination sur elles.

Il est au demeurant assez étrange de lire que les hommes ne se serviraient pas de leurs armes pour opprimer les femmes. C'est sans doute vrai de nos sociétés, dans lesquelles la domination masculine s'appuie dorénavant sur bien d'autres canaux — mais où, précisément, cette domination masculine est ébranlée. La question est de savoir si, dans les sociétés de type paléolithique ou néolithique, les armes des hommes leur servaient à dominer les femmes, non sur un plan individuel, comme se le demande Alain Testart, mais à titre collectif, au niveau où le problème se pose réellement. Et là, les témoignages, irréfutables, se comptent par centaines.
 
Pour terminer, la domination masculine universelle, plusieurs fois évoquée au cours des pages de L'Amazone et la cuisinière, reste dans cet ouvrage un phénomène fort mystérieux. Le lecteur lira que cette domination n'est pas la conséquence de la division sexuelle du travail — même s'il est « une évidence » que celle-ci ait pu « y contribuer » (p. 144). Elle n'est pas, en particulier, une conséquence du monopole masculin sur les armes, comme on vient de le voir. D'où vient alors que « partout avant l'époque contemporaine, la femme a été subordonnée à l'homme » (p. 136) ? On cherchera en vain une réponse explicite à cette interrogation dans ce texte. Moyennant quoi, on en conclura qu'il ne reste que deux explications possibles.

Soit on maintiendra fermement le cap idéaliste, en affirmant qu'à l'instar des croyances liées au sang, la prééminence de l'homme sur la femme relève d'une donnée a priori de l'esprit humain — de l'esprit des hommes comme de celui des femmes. Mais alors, demandera-t-on entre autres choses, comment expliquer l'actuelle aspiration à l'égalité des sexes ?

Soit, faute de mieux, on se tournera vers la seule explication qui reste, et la seule que suggère Alain Testart dans le passage cité plus haut : vainqueurs par élimination, les meilleurs candidats au rôle de facteur décisif de la domination masculine sont... les muscles masculins. Dans cette hypothèse, après avoir démonstrativement été chassée par la porte, la thèse naturaliste ferait subrepticement son retour par la fenêtre.

1 commentaire:

  1. Salut Christophe,

    j'ai aussi lu le dernier essai d'A.T. et je partage ta critique sur le ton anti-matérialiste qui y "sévit".

    Permets-moi cependant d'apporter un (léger) bémol. Aux ch. 14-20, l'auteur quitte l'accumulation symbolique pour pondérer (mais avec quelle réserve finale !) ce qui a précédé en entrant dans la sphère matérielle, réfléchissant aux effets du progrès technique et de l'émergence de pouvoirs (= classes) économiques dans la DST.

    Il conclut (ch. 21) en récusant néanmoins une lecture marxiste de l'idéologie du sang comme expression de la domination masculine (à laquelle je reste pour ma part attaché). Ce dernier coup d'archet résolument idéaliste m'a légèrement transpercé, mais je m'en remettrai. Une porte s'ouvre avant de refermer le livre quand il rapproche le "refoulement du même" des tabous pesant sur l'inceste et l'endogamie. Peut-être aurait-il fallu commencer par là pour asseoir socialement des faits de croyances, mais c'est un autre bouquin.

    Faire de la femme un être culturellement différent, c'est un peu comme faire de l'étranger un être d'ailleurs : c'est toujours commode quand il faut expliquer pourquoi tous deux se retrouvent dominés. Cette vieille antienne a le cuir coriace.
    On n'exclura pas que le "mystère" de l'altérité ait pu travailler névrotiquement les humains depuis qu'ils parlent (?), c'est un peu comme les gamins qui se montrent zizi et zézette pour pouffer un coup. Sauf que cette curiosité n'implique ni n'explique que des groupes en oppressent d'autres. Pour cela, il faut du pouvoir et c'est une autre paire de manches.

    Amicalement,
    un assidu lecteur de ta prose (papier comme virtuelle),
    Sébastien.

    P.S.: Laura Makarius est à des années-lumières des positions de L'amazone et la cuisinière, mais ça, on n'en doutait guère...

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