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Le goût des autres

« Des cannibales australiens » : affiche de cirque, fin XIXe siècle 
En toute modestie, j'avoue n'être pas mécontent de ce titre – même s'il n'égale pas, sur le même sujet, le superbe Cannibale constant, cannibale variable trouvé par Georges Guille-Escuret. Trève de plaisanteries, la question abordée par ce billet est celle de l'anthropophagie australienne et, plus précisément, de ses rapports avec le phénomène guerrier.
Je dois dire d'emblée que je n'ai pas procédé pour ce sujet au même type de recensement systématique que celui que j'avais entrepris pour les affrontements armés, et dont j'avais présenté certains résultats dans ce billet. En fait, les observations que j'ai recueillies sur le cannibalisme sont en quelque sorte un sous-produit de ma recherche sur les combats, et les premières ne m'intéressent que dans la mesure où elles ont un lien avec les seconds. J'ai donc écarté de mon champ d'investigation les cas très fréquents où il était fait état de la consommation d'un enfant en très bas âge, que celle-ci fasse suite à son décès de mort naturelle ou même, qu'il ait été mis à mort intentionnellement dans ce but. Ce type de cannibalisme revient très souvent dans les témoignages du XIXe siècle, mais il n'est pas facile de faire la part de la réalité et du fantasme. Selon la synthèse proposée par Ronald et Catherine Berndt, excellents connaisseurs du monde aborigène (mais peut-être enclins à minimiser ses aspects « politiquement incorrects »), tout en étant largement partagée sur le continent, cette pratique restait très circonstancielle.
Globalement, les coutumes anthropophages soulèvent une difficulté majeure, liée à la réprobation morale qu'elles suscitaient parmi les Occidentaux. Bien plus encore que pour les faits guerriers, ces coutumes furent immédiatement rejetées et combattues par le colonisateur, et rares sont donc les témoignages qui en font état d'une manière que l'on peut penser objective. Combien, parmi les missionnaires, voyageurs ou fonctionnaires qui rapportaient le cannibalisme des « Noirs », l'avaient-ils réellement observé, et n'avaient pas tiré des conclusions hâtives de quelque indice mal interprété ? Inversement, combien, parmi ceux qui le disent absent, ont pu être abusés par les dénégations d'Aborigènes qui avaient appris ce qu'il pouvait en coûter d'être trop franc avec les Blancs ?
Un aspect a frappé tous ceux qui se sont intéressés au sujet : on trouve assez fréquemment, dans les témoignages, des Aborigènes qui nient farouchement se livrer à quelque anthropophagie que ce soit, tout en accusant une tribu voisine de le faire. Que faut-il déduire de ces situations ? Indiquent-elles une horreur feinte du cannibalisme qui révèle une simple adaptation des Aborigènes à leur interlocuteur Blanc ? Ou cette horreur est-elle sincère, et l'accusation proférée contre l'autre tribu traduit-elle un sentiment qui préexistait à l'arrivée des Occidentaux ? Je ne vois pas comment répondre à ces questions autrement qu'en jouant aux devinettes.

Aspects généraux

Pour en venir à des choses un peu plus palpables, j'ai donc recueilli une quarantaine de sources directes à propos de l'anthropophagie. Toutes portent sur la consommation d'adultes, et tout particulièrement d'adultes décédés de mort violente. De manière très classique, on peut répartir ces pratiques en deux grands ensembles : l'endocannibalisme, où l'on mange des proches (membres de sa tribu, voire parents directs), et l'exocannibalisme, où on mange l'autre (étranger et/ou ennemi). Selon ma bonne (?) habitude, j'ai cartographié mes données et obtenu le résultat suivant (l'image est une capture d'écran de cette carte interactive en ligne – on peut cliquer sur chaque point pour faire apparaître l'extrait bibliographique qui lui correspond ; on peut aussi isoler endo- et exocannibalisme en utilisant les cases à cocher en haut à droite de la carte) :

 

 
La première chose à dire est que mes données sont loin de couvrir l'ensemble du territoire : comme on peut le voir, on dispose d'assez nombreuses observations pour le sud-est (séparées en deux zones horizontales), et de témoignages qui couvrent plus ou moins le Queensland et, à l'intérieur des terres, jusqu'au lac Eyre. Pour le reste du continent, je n'ai presque rien - encore une fois, je n'ai pas mené une recherche systématique ; je sais, par exemple, qu'il existe quelques données pour la terre d'Arnhem, au nord-ouest, mais je ne suis pas allé les collecter. Les zones vides ne doivent donc pas être comprises comme des zones dépourvues d'anthropophagie, mais comme dépourvues d'information sur le sujet – qui plus est, en ce qui me concerne ! L'absences de preuve, selon le vieil adage, doit d'autant moins être interprété comme une preuve de l'absence que j'ai explicitement signalé les cas où les sources faisaient état d'une telle absence (à supposer, bien sûr, que l'informateur ait été correctement renseigné...).
Les données appellent quelques remarques.
  1. Tout d'abord, il y a un faible recouvrement entre les aires d'endocannibalisme et les aires d'exocannibalisme. Autrement, en règle générale, soit on mange ses propres défunts, soit on mange les étrangers, mais il est assez rare qu'on fasse les deux. Cette loi culturelle avait déjà été remarquée plusieurs fois ; l'ethnologue Barbara Glowczewski (que je n'ai lue que de seconde main) a par exemple tenté de l'expliquer en avançant que les deux pratiques procédaient de la même logique, mais en quelque sorte inversée.
  2. Ces deux grandes catégories se déclinent toutefois en une palette de pratiques assez diverses, les morceaux consommés (et la procédure de consommation) variant considérablement d'une zone à l'autre. L'endocannibalisme porte souvent sur la chair, mais il arrive qu'on ne mange que la graisse du défunt. L'exocannibalisme concerne lui aussi fréquemment les muscles, mais dans certaines régions, on dévore uniquement la peau, voire les pieds et les mains.
  3. Les motivations exprimées (ou restituées par l'auteur du témoignage ethnologique) sont assez diverses. Pour l'endocannibalisme, les plus fréquentes consistent à faire son deuil ou à marquer le respect vis-à-vis des défunts. Mais on trouve aussi mention du fait de s'approprier leur force ou leur bravoure. Pour l'exocannibalisme, rares sont les explications en terme d'appropriation d'une qualité quelconque ; l'idée qui revient le plus souvent est celle d'une marque de triomhe ou de mépris vis-à-vis du vaincu.

Anthropophagie et guerre

Pour ce qui concerne la question plus précise des rapports entre anthropophagie et violence armée, il me semble que ceux-ci se déclinent de deux manières.
Tout d'abord, l'existence de l'anthropophagie comme motif, ou but de guerre. Or, cette dimension apparaît sinon comme totalement absente, du moins comme très douteuse : en règle générale, si la victoire s'accompagne d'une dégustation du corps de l'ennemi, il s'agit d'un produit secondaire du combat : on ne tue pas, ou très exceptionnellement, pour manger. Les deux seuls témoignages un peu précis que je connaisse qui contredisent cette règle sont ceux de Carl Lumholz, un ethnologue norvégien qui arpenta le nord du Queensland à la fin du XIXe siècle, et de Daisy Bates, une journaliste qui fréquenta de longues années les Aborigènes du sud-ouest.
Le propos de Lumholtz semble franchement douteux. Contre tous les autres observateurs, il insiste lourdement sur le goût des Aborigènes pour la chair humaine, affirmant qu'ils montaient des expéditions dans le but de s'en procurer (et qu'il s'agissait même de la cause principale des assassinats). En fait, il est permis de se demander sérieusement si Lumholtz - qui titre sobrement, mais de manière significative, son ouvrage Chez les cannibales, n'était pas si obsédé par cette question que pour ses contacts indigènes ont préféré répondre positivement à ses questions et qu'ils en ont rajouté autant que nécessaire pour le satisfaire.
Daisy Bates photographiée en 1921 
En ce qui concerne Daisy Bates, les choses sont beaucoup plus délicates. Ses écrits ont souvent été constestés, dans la mesure où cette auteure paraît allier, d'une manière assez surprenante, une sincère bienveillance pour des Aborigènes dont elle prit courageusement le parti, et une possible tendance à exagérer pour attirer à tout prix l'attention du grand public, certaines de leurs moeurs. Toujours est-il que selon elle, certains Aborigènes au moins exhibaient un goût prononcé pour la chair humaine et n'hésitaient pas à tuer pour le satisfaire - elle donne à ce titre l'exemple d'un certain Dowie, dont elle rapporte de nombreux détails biographiques. De son récit, il est néanmoins impossible de conclure sur le fait que Dowie aurait été un cas représentatif ou une exception, voire un asocial toléré faute de pouvoir le ramener à la raison.
Toujours est-il que si certains actes de violence ont pu, ça ou là, être commis dans le but de consommer de la chair humaine, ce motif paraît au mieux extrêmement marginal. Si dans certaines régions on mange l'ennemi tué, pour ainsi dire nulle part on ne le tue pour le manger - de même qu'on ne pratique pas, pas exemple, la chasse aux têtes si commune dans le reste de l'Asie du sud-est et la Nouvelle-Guinée toute proche.
L'autre aspect concerne le traitement des defunts : là où règne soit l'endo, soit l'exocannibalisme, c'est-à-dire, vraisemblablement, sur de larges portions du territoire, la victime d'un acte de violence armée verra automatiquement sa dépouille démembrée et consommée (par les siens dans un cas, par l'ennemi dans l'autre). Quoi qu'il arrive, les traces matérielles de cette mort violente seront donc anéanties, et avec elles la possibilité pour l'archéologie d'identifier par ce biais quoi que ce soit qui ressemble à la guerre. Et ce n'est pas un hasard s'il a fallu attendre 2007 pour que l'archéologie livre, sur ce continent, la première (et jusqu'à aujourd'hui, la seule) preuve d'un homme assassiné à coup de lances - encore que rien ne permette de savoir si cet assassinat était le fruit d'une «  guerre » collective, d'une vendetta privée ou d'une exécution à caractère judiciaire.

5 commentaires:

  1. Bonjour,
    La première chose qui vient à l’esprit concernant les Aborigènes, c’est le système des classes qui obligent un individu d’une classe donnée à avoir des relations (surtout matrimoniales) avec ceux d’une ou plusieurs autres bien définis. Un homme rencontrant une femme (de la même tribu ou d’une autre) doit, avant d’avoir la moindre relation avec elle, s’assurer que c’est bien permis. Dans une telle société il me semblerait étonnant qu’un homme puisse manger un individu, de la même tribu ou d’une autre, sans s’être assuré que celui-ci est bien « comestible » ! J’imagine mal comment cela pouvait se passer concrètement puisqu’on ne pouvait interroger le mort ��.
    Les causes de cannibalisme (endo- ou exo-) que tu cites sont de deux ordres : la guerre ou la mort « naturelle » d’un proche. À part des cas de cannibalisme rituel (si cette chose existe), y a-t-il une raison pour écarter les cas d’anthropophagie pour cause de famines (qui se produisaient probablement fréquemment) ? ; après tout, il y a de nombreux épisodes aussi bien dans le passé lointain que récemment en Europe où la nécessité de survie faisait de personnes très civilisées des anthropophages occasionnels.
    En ce qui concerne les parties du corps consommées, j’ai été surpris de ne pas voir mentionnée la cervelle. Je crois me souvenir qu’il existe des cas d’épidémies (de type neurologique ? où ?) transmises justement à cause de l’ingestion (traditionnelle ?) de cervelle humaine.

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    1. Hello Momo

      Pour tenter de répondre à tes différents points...

      1) Je n'ai pas trouvé de données qui indiquent que les classes matrimoniales aient eu quelque impact que ce soit sur l'anthropophagie. A la rigueur, dans quelques cas, on précise que ce sont certains parents qui pratiquaient l'endocannibalisme, mais cela ne semble pas être une généralité. Et pour les ennemis, je n'ai carrément rien vu.

      2) J'ai vu des choses sur le cannibalisme de famine, qui existait certainement (touchant, en particulier, les très jeunes enfants). Mais comme je l'ai signalé, je ne voulais pas spécialement creuser dans cette direction, mon problème principal restant celui de la guerre.

      3) Pas de cervelle dans mes données. Le cas qui me revient en mémoire concernait la Nouvelle-Guinée, où du fait de cette coutume, une maladie du type « vache folle » s'était répandue dans une tribu - il y a eu un documentaire TV ces derniers mois à ce sujet.

      À bientôt !

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    2. Bonjour Maurice et Christophe,

      Juste une précision pour le point 3). Le cas concerne les Fore (http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1968_num_8_3_366985) et la maladie est le kuru, dont on sait aujourd'hui (ce qui n'était pas le cas à l'époque où l'article a été écrit) que c'est une encéphalopathie spongiforme à prions (https://fr.wikipedia.org/wiki/Kuru_(maladie)).
      Sinon, pour le 2), nulle part, il me semble, les règles de consommation suivent les règles de mariage. Donc en Australie ils ne doivent pas plus se soucier qu'ailleurs de quelle moitié/section appartient le repas...
      Plus largement, le cannibalisme australien est toujours largement rejeté, d'autant que les chercheurs australiens ont une politique de réhabilitation de l'Aborigène (manger ses semblables, c'est tout de même pour les vilains sauvages !). L'un des principaux détracteurs est Pickering, et son article dans le bouquin dirigé par Goldman "The Anthropology of Cannibalism" est l'illustration typique de la mauvaise foi en ce domaine (avec carrément la falsification des sources).

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    3. Merci cher(e) BB pour cette réponse très informée ! Je ne savais pas que le cannibalisme pouvait être nié par les anthropologues australiens, tant les sources sont surabondantes. Mais la tendance contemporaine à reconstruire le passé au nom d'un supposé « politiquement correct » ne me surprend guère ; je l'ai déjà remarquée sur d'autres thèmes, et elle est bien dans l'air du temps.

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  2. Euh, j'arrive peut-être après la bataille, mais il semble que le titre de ton billet de janvier a également été utilisé par Mondher Kilani dans un bouquin paru mi mars (https://www.babelio.com/livres/Kilani-Du-gout-de-lautre/1035872). Par ailleurs, dans les échos médiatiques autour de ce bouquin (France Inter, France Culture, Le Monde, Médiapart), sauf erreur je n'ai vu aucune mention de la somme publiée il y a quelques années sur le sujet par Guille-Escuret... J'avoue que ça me laisse perplexe...

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