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Une note critique à propos du livre d'Emmanuel Guy

Après une petite pause estivale, c'est reparti pour un tour ! Je profite lâchement du fait qu'Emmanuel Guy est en vacances pour jeter une pierre dans son jardin, pierre qui m'a été adressée par Claudio Veloso, un fidèle lecteur de ce blog. Je ne la commenterai peu, à la fois par manque de temps et parce que son propos principal sort de mon domaine de compétences. Elle me semble néanmoins éclairer un point qui m'avait jusque là échappé, à savoir que l'argumentation d'Emmanuel Guy concernant l'art poursuit deux lignes liées, mais distinctes. L'une concerne son aspect figuratif, ou naturaliste, l'autre la technicité des œuvres, et donc la spécialisation des artistes. Toutes deux, selon lui, sont typiques de sociétés stratifiées, mais la démonstration emprunte des voies différentes. Et si on ne saurait imaginer un art imitatif qui n'exige pas une haute technicité, l'inverse, en revanche, est évidemment tout à fait possible. Il faudrait donc, dans la discussion sur l'art, séparer plus soigneusement les deux aspects pour tenter d'examiner, par un large comparatisme historique et ethnographique, leur validité.
Note critique sur Emmanuel Guy, Ce que l'art préhistorique dit de nos origines. Paris : Flammarion, 2017, ISBN:978-2-0814-1245-3, 24 euros.

par Claudio William Veloso

Introduction

Je n'ai aucune compétence spécifique sur la préhistoire. En la matière, je ne suis qu'un lecteur curieux. Je suis pourtant philosophe et historien de la philosophie, notamment de la philosophie grecque ancienne, spécialiste d'Aristote, et à ce double titre je m'occupe depuis longtemps de la notion d'imitation. Il se trouve que cette notion est au cœur de Ce que l'art préhistorique dit de nos origines d'Emmanuel Guy (p. 13 sq.), que j'ai lu avec un vif intérêt et dont je résume la thèse principale : en raison de son caractère mimétique, ce qui équivaut à une excellence productive, l'art préhistorique européen ou eurasiatique, notamment la peinture pariétale de l'Europe occidentale, est l'œuvre d'artistes hautement spécialisés ayant suivi une longue formation spécifique (on peut même identifier différentes « écoles », dont le style se retrouve à de grandes distances) et donc très tôt libérés de la prédation (chasse-cueillette-pêche), ce qui implique l'existence d'une division sociale du travail (non seulement selon l'âge ou le sexe), d'échanges et du stockage, et de ce fait d'inégalités économiques dans ces sociétés. On mesure ainsi toute l'importance de la notion d'imitation pour l'auteur.
Et pourtant, jamais Guy ne définit l'imitation. Qui plus est, dans son ouvrage, il y a grand flou autour de cette notion. Guy parle sans distinction de mimétisme, de naturalisme, d'illusionnisme et de réalisme (p. 14 ; 268 ; 283) ; l'auteur peut même assimiler l'imitation à la beauté, au plaisir visuel ou à la valeur esthétique (p. 16 ; 279 ; 315).
Or les définitions sont importantes, et non seulement pour les philosophes. À ce propos, une remarque d'Alain Testart est opportune :
On s'étonne parfois de ce que j'attache tant d'importance aux questions de définition. Je m'étonne quant à moi de ce qu'on leur en attache si peu. Car tout en dépend. En dépend la possibilité même des sciences sociales, lesquelles, comme toute autre science, ne peuvent prétendre à cette dignité que si elles parviennent à mettre en évidence des liens nécessaires entre les catégories de faits qu'elles distinguent. Ce que l'on appelle, depuis toujours, des « lois », un terme qui est rarement prononcé dans nos disciplines »1.
Puisque Guy présuppose un lien nécessaire entre art imitatif et société inégalitaire, il faudrait bien définir ces deux faits. Je ne m'occuperai ici que de l'imitation et ne traiterai qu'en passant l'épineuse question de la définition de l'art. Pour ce qui est de la société inégalitaire, Guy (p. 39 sq.) semble entendre le Monde 2 de la classification tripartite des sociétés d'Alain Testart2, mais il mélange les Mondes 2 et 3. En effet, Guy n'hésite pas à parler de classe dominante (p. 64 ; 108), voire d'une noblesse héréditaire paléolithique (p. 23 ; 115-141 ; 170 ; 184-185), bien qu'il aille jusqu'à employer le terme de paléocapitalisme (p. 318 ; sed p. 212), de sorte qu'on se situerait plutôt dans Monde 3, où d'ailleurs l'État serait déjà présent. Quoi qu'il en soit, j'avoue, pour ma part, que la qualification d'(économiquement) égalitaires, qu'on trouve chez Testart, pour des sociétés qui connaissent la domination masculine (il me paraît nécessairement le cas pour toute société qui pratique le « service pour la fiancée ») et (probablement) l'exploitation des femmes me laisse perplexe. Au passage, la question des femmes (et des éventuels esclaves) est pratiquement absente du livre de Guy3.

Une loi sociale ?

Selon Guy, on peut inférer le caractère inégalitaire des sociétés paléolithiques à partir du caractère imitatif de leur art :
En tout état de cause, la haute spécialisation qu'exige le naturalisme artistique constitue à nos yeux l'indice le plus probant d'inégalités dans les sociétés du Paléolithique récent (p. 19).
Et cette thèse se veut fondée sur une loi (ou une constante) sociale (ou anthropologique) :
L'histoire de l'art montre en effet que le naturalisme se développe toujours dans des sociétés fortement hiérarchisées, lorsque l'art devient la chose d'une minorité [En note : Cela ne signifie pas que l'art des sociétés inégalitaires doit être absolument et dans tous les cas naturaliste, mais que celui-ci ne se développe réellement que dans les milieux hiérarchisés.] (Grèce athénienne, Renaissance florentine, etc.) » (p. 15)4.
L'imitation dans l'art – c'est bien ce qu'entend l'auteur par « naturalisme » (p. 14, n. 1) – impliquerait une organisation sociale inégalitaire ou hiérarchisée, mais la réciproque ne serait pas vraie, comme le précise la note ; l'inégalité ou la hiérarchisation sociale serait une condition nécessaire mais non suffisante à l'imitation. Son émergence demanderait ainsi une explication autre que le simple caractère inégalitaire ou hiérarchisé de la société qui la produit. Or Guy n'en fournit jamais.
Quant aux exemples historiques, ils surprennent aussi bien par leur nombre que par leur nature. Peut-on sérieusement limiter le phénomène de l'imitation à l'art athénien (je suppose que Guy se réfère à l'âge classique, c'est-à-dire aux Ve et IVe siècles av. J-C) ou à l'art florentin de la Renaissance ? De toute façon, deux exemples sont décidément insuffisants pour établir une loi. En outre, les deux sociétés en question ne semblent pas particulièrement inégalitaires ou hiérarchisées dans leur contexte géographique et historique respectif, de sorte que l'émergence du supposé « naturalisme » de leur art devient particulièrement mystérieuse.
De toute manière, Guy, p. 249-250, n. 1, semble lui-même admettre, encore qu'avec des réserves, l'existence d'un contre-exemple : l'art rupestre des San ou Bushmen (Afrique du Sud). De surcroît, il s'agirait d'une société de chasseurs-cueilleurs égalitaires « où, à biens des égards, les femmes jouissent d'une considération sensiblement équivalente aux hommes », comme le remarque Christophe Darmangeat 5. Et pourquoi ne pas invoquer aussi l'art rupestre australien ? Certes, Guy (p. 17) juge les peintures aborigènes « très peu mimétiques », mais « très peu » n'est pas « pas du tout ». En revanche, on voit mal, comme semble le reconnaître encore Guy (p. 267), ce qu'auraient de particulièrement « naturaliste » les productions artistiques des chausseurs-cueilleurs stockeurs du Nord-Ouest de la côte pacifique du continent américain (tout soignées que soient elles), population qui constitue pourtant le parallèle ethnographique privilégié de Guy dans son examen des sociétés du Paléolithique supérieur (p. 39-64 ; 266-269). En définitive, ce lien entre art imitatif et société inégalitaire est loin d'être historiquement certain.
Quoi qu'il en soit, Guy opère avec une notion d'imitation qui est à la fois extensionnellement très restreinte et intentionnellement très vague. Tâchons donc de la définir, ce qui permettra de nous rendre compte de l'extension de son domaine.

L'imitation : une définition

Je résume ici les résultats de mes recherches sur le concept de mimèsis que je juge utiles à la présente discussion6.
Avant même de définir l'imitation, quelques précisions linguistiques s'imposent. Le verbe français « imiter » possède plusieurs significations. C'est déjà le cas du latin imitari d'où il dérive et qui traditionnellement traduit le grec mimeisthai, lequel possède, dans la langue de l'époque classique, trois acceptions principales. On peut les caractériser par les notions d’identité-reproduction, d’émulation et de simulation. Bien que la moins fréquente, l’acception centrale est celle d’identité-reproduction : entendez une « reproduction de l'identique ». C'est la relation copie-original – même dans cette acception, ce qui imite vient après ce qui est imité. Ce n'est que dans l’acception d’émulation que son objet est un modèle, où par « modèle » il faut entendre une chose particulière, du même genre que l’émule et pourtant, sous un certain aspect, supérieure à ce dernier. Quant à l’acception de simulation, son objet est un contenu intellectif, c’est-à-dire ce qu’on peut y reconnaître intellectuellement à partir de certaines propriétés strictement perceptibles. En effet, dans cette acception, le verbe mimeisthai comporte aussi un complément de moyen. Et puisque le sujet de mimeisthai peut être et l’imitation et son producteur éventuel, ce verbe admet encore, dans cette acception, deux emplois bien différents, à savoir « simuler » et « produire quelque chose qui simule ». Leurs formes logiques seraient les suivantes, respectivement : S simule O par le moyen de M ; S’ (produit S qui) simule O par le moyen de M. Ainsi, dans l'acception de simulation, notre verbe désigne d’abord non pas une production mais un autre genre de relation7.
Nul doute, l'acception qui a fait la fortune de la famille du verbe mimeisthai dans l'histoire de la philosophie de l'art est l'acception de simulation, même si une confusion avec les autres est très fréquente et perdure encore aujourd'hui ; on devine d'ailleurs une telle confusion chez Guy (p. 15 ; 314)8. C'est donc l'imitation-simulation ce que je m'apprête maintenant à définir.
À l'aide d'Aristote9 et de certains philosophes contemporains10, je définis l'imitation-simulation ainsi :
S imite O par le moyen de M, si M est une propriété perceptible par soi qui :
  1. ne définit pas l’essence de S
  2. peut appartenir aussi à O
  3. ne définit pas non plus l’essence d’O
  4. permet la reconnaissance d’O par des êtres doués de perception et d’intellect.
L'expression « perceptible par soi », d'origine aristotélicienne11, indique qu'on se réfère au contenu strictement perceptuel, indépendamment de tout concept. Et par « essence » j'entends l'élément formel ou le plus formel (au sens aristotélicien du terme « forme », c'est-à-dire au sens de principe d'intelligibilité) du complexe catégoriel (= substance (s) + propriétés concomitantes) dont il est question.
L’imitation se fonde donc sur la relation de ressemblance entre deux complexes catégoriels : M est commun à S et à O, ce qui veut dire que M est identique pour S et pour O, non pas « semblable ». En revanche, M peut être aussi une propriété de propriétés : par exemple, des couleurs, qui sont des qualités, peuvent aussi se ressembler. La relation de ressemblance est requise mais pas suffisante. Toute ressemblance perceptible ne permet pas la reconnaissance, ce qui implique sans doute qu’il n’y a jamais un seul M. Surtout, la ressemblance est une relation entre les choses (réflexive, symétrique et non transitive12), tandis que la reconnaissance est une activité du spectateur, de sorte que l’imitation est elle-même une relation subjective. Bien entendu, un ensemble de ressemblances perceptibles qui ne permet absolument pas la reconnaissance ne saurait être imitatif, mais une imitation admet des degrés et peut être bonne ou mauvaise, car cet ensemble de ressemblances perceptibles permet une reconnaissance plus ou moins aisée, encore que la facilité de reconnaissance dépende aussi des conditions du spectateur. La ressemblance qui joue un rôle dans l’imitation est donc une ressemblance qualifiée, qui, à ce titre, échappe à cette critique contemporaine qui consiste à dire que tout ressemble à tout 13 ; en effet, ce n'est pas un argument valide contre la thèse de la nécessité de la ressemblance14.
En revanche, il faut rappeler le point (3), vu qu’est encore très répandue l’idée fausse que l’imitation révèle ce qui est essentiel à la chose imitée ou consiste en une sélection de propriétés essentielles à la chose imitée, comme si un masque de roi présentait ce qui est essentiel à la face d’un roi. Or, un masque n’est pas un visage (sinon par homonymie), et encore moins le visage d’un homme investi du pouvoir royal (bien entendu, une simulation n'est pas une copie : une copie d'un texte est un texte, une copie d'un sac est un sac, mais une simulation d'un humain n'est pas un humain). On confond forme et figure (ou configuration). Les propriétés d’O dont use une imitation d’O sont « essentielles » (ici, au sens de nécessaire) à la reconnaissance (via perception) d’O, non pas à O : un médecin peint possède certaines propriétés qui font reconnaître (via la perception) un médecin, mais non pas ce qui est essentiel au médecin, disons, sa capacité de soigner.
Après forte résistance, les notions de mimèsis et de ressemblance ont reparu ces dernières années dans le débat esthétique15, si elles avaient jamais disparu de la pensée moderne16. Mais certain dogme anti-ressemblance me paraît avoir la vie dure. Il faut saisir le vrai et le faux de cette idée. Nelson Goodman17 note qu’à la différence de la ressemblance, la représentation est antisymétrique : un tableau peut représenter le Duc de Wellington, mais le Duc de Wellington ne représente pas un tableau. Il y a bien asymétrie dans l’imitation-simulation, mais elle passe entre, d'un côté, les moyens d'imitation et, d'autre, le couple imitant-imité : c’est l’imitant et l’imité qui sont ressemblants. D'ailleurs, le Duc de Wellington pouvait aussi « représenter » un tableau : il suffisait d’encadrer sa figure ; voir l’homme statue.
Précisons encore que, si l’un des deux complexes catégoriels engagés dans l’imitation est constitué d’un particulier donné (S) et est nécessairement effectif (M appartient de fait à S, à ce moment-là), l’autre n’est pas constitué forcément d’un particulier donné (O n’est pas nécessairement un particulier, mais est un F, disons, un O ; par exemple, à un lion ) et peut être juste potentiel (M peut appartenir à un O). Autrement dit, le contenu intellectif ne concerne pas nécessairement une chose particulière existante en acte dans le monde ; i l ne faut pourtant pas confondre individu et particulier : « un lion » est certes un individu, mais un individu quelconque , non pas un individu déterminé 18.
Ces deux précisions préviennent une autre critique à l'adresse des théories de la ressemblance dans la reconnaissance 19, critique qui n’envisage que deux cas de comparaison, par exemple : 1) entre deux visages présents ; 2) entre deux visages dont l’un est absent. En premier lieu, la ressemblance n’existe pas toujours entre deux visages, mais peut exister aussi entre un visage et un tableau ; le visage peint n’est visage que par homonymie 20. En deuxième lieu, un tableau peut ressembler à un visage sans devoir ressembler à un visage donné, présent ou absent mais précédemment perçu. S et ses M, au moyen desquels on reconnaît un O, sont présents, mais un O n’est pas présent sinon à la pensée. Et le fait de reconnaître par exemple un lion via la perception d’une configuration présente n’implique pas la croyance qu’un lion soit présent, ni que cette configuration appartienne de facto à un lion à ce moment-là et, dans ce cas, le lion particulier pourvu de cette configuration pourrait à son tour imiter un tableau (de lion) ou bien un troisième complexe. En ce sens, le verbe « est » de nos formules de reconnaissance (« c'est un lion ») n’a rien à voir avec celui de l’identification magique, mythique ou religieuse 21 . C’est pourquoi il est erroné de voir dans l’imitation une attribution de propriétés aux choses dont elle est une imitation. Si je reconnais un lion via telle configuration, cela signifie au plus qu’à mon avis un lion peut avoir cette configuration, ce qui n’empêche pas non plus que quelque part ailleurs un lion ait de fait cette configuration ; mais sans doute celui qui reconnaît ne fait-il même pas ce jugement. Cependant, si une chose imite un homme, cela ne peut pas imiter, en même temps et sous le même aspect, un autre homme. Cela ne revient pourtant pas à dire que l’imitation est un « état de choses possible ». La peinture qui imite un lion au moyen d'une configuration n’est point un « lion possible ». Tout simplement, elle contient une configuration qui est possible pour un lion, qui peut constituer un complexe catégoriel avec un lion. C’est cela qui est l’« état de choses possible », non pas la peinture. En outre, on peut aussi reconnaître un O par un M qui peut lui appartenir non pas selon l’opinion de qui le reconnaît , mais selon l’opinion d’autrui , notamment selon l'opinion courante.
Une dernière question concerne le point (4) de la définition. On peut répliquer que l’imitation ne dépend pas de la capacité intellective de son usager, puisque même des êtres non doués d’intellect ou qui ne l’emploient pas forcément dans l’exercice de l’activité en question se servent d'imitations. La tétine du bébé imite le sein de la mère, l’épouvantail pour les oiseaux le paysan ( pour ne rien dire de l'usage apotropaïque des images , ni de l'industrie pornographique), autant d’imitations qui peuvent même être elles-mêmes naturelles, spontanées : le pouce peut lui aussi imiter le sein de la mère, et les ailes de certains papillons, la figure d’un animal 22. Toutefois, ce qui compte dans ces cas, c’est la qualité perceptible elle-même : elle ne sert pas de moyen de reconnaissance de ce qu’imite l’imitation par l’activation conjointe de la perception et de l’intellection. Une tétine ou un épouvantail seront des imitations uniquement pour nous qui pouvons, grâce aussi à notre intellect, reconnaître ce dont elles sont des imitations.
Je m'arrête ici, même s' il y a encore beaucoup de choses à dire sur cette définition. On l' aura compris, on ne peut identifier l'imitation avec un prétendu « naturalisme » ou « réalisme », comme s'il s'agissait d'ailleurs d'un courant artistique. Je voudrais maintenant dissiper quelques autres malentendus qu'on trouve chez Guy à propos de la notion d'imitation.

Imitation et illusion

On l'aura compris aussi, l'imitation n'implique pas l'illusion, contrairement à ce que semble croire Guy (p. 14 ; 19 ; 211 )23, très influencé par Ernst Gombrich24 . Bien sûr, une imitation peut être source d'illusion ou d'erreur (je ne fais pas de distinction, ici 25), ou même en être une condition nécessaire, mais on ne s'y trompe que si, précisément, on ne sait pas qu'on a affaire à une imitation, comme il peut arriver dans le cas du trompe l' œil. On ne peut certes exclure qu'au Paléolithique des images aient été utilisées dans le but conscient de tromper ou dans un but apotropaïque, mais doit-on attribuer aux humains de cette époque la naïveté de ne pas faire la distinction entre une chose et une imitation de cette chose ? Il est vrai que même certains de nos contemporains confondent parfois fiction et réalité, mais il n'y a aucune raison de penser que, de manière universelle ou générale, les humains paléolithiques seraient incapables de distinguer une chose et une imitation de cette chose. Si tel était le cas, ils ne distinguer aient pas les vivants et les morts, vu que mourir revient à devenir un simulacre de soi-même – un cadavre est une imitation naturelle ; j'y reviendrai. De toute manière, la tromperie n'est pas inhérente à la production intentionnelle d'imitations.

Imitation et beauté

Guy associe l'imitation également à la beauté (p. 314), ou bien au plaisir visuel (p. 16), ou encore à la valeur esthétique (p. 292). La beauté est le principal prédicat esthétique, déterminé, du côté subjectif, par le plaisir qu'on éprouve à la vision de quelque chose : pace Kant26, c'est le plaisant selon la vue. Son association avec l'imitation est pourtant assez surprenante, dans la mesure où, dans l'histoire de la philosophie de l'art, la beauté, le plaisir visuel ou la valeur esthétique sont conçus plutôt comme des notions concurrentes de celle d'imitation pour la définition de l'art. On parle même d'un changement de paradigme au XVIIIe siècle : on passerait d'un « régime imitatif (ou représentatif ) » à un « régime esthétique » de l'art 27. En réalité, ces notions ne sont pas incompatibles : une imitation peut être aussi belle28, c'est-à-dire que la vision de celle-ci peut être agréable, encore que cela ne soit pas nécessaire. Cependant , le plaisir qui accompagne la reconnaissance de l'objet de l'imitation n'est pas cet éventuel plaisir d'ordre perceptif, mais plutôt un plaisir d'ordre intellectif, même si la reconnaissance se fait nécessairement via perception. Et les imitations prêtent à un usage ostentatoire bien moins en tant que telles qu'en tant que belles, contrairement à ce que suggère Guy (p. 17 ; 64 ; 167 ; 220-221). Que ce soit dans le cas de la reconnaissance de l'objet de l'imitation que dans celui de la beauté, on a pourtant affaire à un plaisir pour une activité cognitive qui ne vise ni une action ni une production et que de ce fait on pourrait qualifier de contemplative, ce qui pourrait effectivement servir à une définition complète de l'art.
Bien entendu, une même chose peut être destinée, non seulement à la fois à la reconnaissance et à une appréciation esthétique, mais aussi à une fonction « utilitaire ». Un artefact peut avoir en effet plusieurs fonctions, même si le plus souvent ce n'est pas en raison des mêmes propriétés qu'il sera en mesure de les assurer.

Imitation et symbole

Au sens propre du terme, qui ne correspond pas à l'emploi qu'on trouve couramment dans la littérature sur la préhistoire (où « le symbolique » est souvent une catégorie fourre-tout), un symbole est un signe ou un substitut conventionnel – conventionnel, non pas au sens de traditionnel 29, mais au sens d' institutionnel. En gros, c'est l'accord collectif de s'en servir comme d'un signe ou d'un substitut de quelque chose d'autre qui le rend tel, et ce indépendamment de ses propriétés physiques. Deux exemples classiques en sont les mots, symboles de nos états mentaux intentionnels en général (au sens d'intentionnalité, et non pas uniquement d'intention : états cognitifs, affectifs et désidératifs), et la monnaie, symbole de la valeur 30.
Au contraire, ce qui est imitatif l'est précisément en raison de ses propriétés physiques. Un produit humain intentionnellement imitatif n’est donc pas symbolique en lui-même, de sorte qu'il ne constitue pas un langage, oral ou écrit 31. Par conséquent, la peinture imitative n’est pas elle-même, en tant que telle, un pictogramme 32, pas plus qu'elle n'est un mythogramme 33. Par exemple, on est tout à fait capable de reconnaître certains animaux dans les reproductions de dessins de la grotte Chauvet, même si on ignore tout des mœurs, des conventions, des croyances et des intentions des êtres humains qui les ont réalisées il y a plus de trente mille ans ; on peut même ignorer s'ils ont voulu exprimer quelque chose par ces peintures, et encore plus ce qu’ils auraient voulu exprimer 34. Certes, on peut ne pas reconnaître un couple de lions des cavernes dans la paroi gauche de la Salle du Fond si on ne sait pas que les mâles n'avaient pas de crinière, mais on y reconnaîtra certainement des félins.
Cependant, quelque chose peut être hautement mimétique et être tout de même utilisé comme un symbole, de sorte qu'il est inexact de dire que « plus un art est mimétique, moins il est, en quelque sorte, symbolique », comme le fait Guy (p. 14 ;  cf. p. 286 ; 291 ; sed p. 278). C'est le cas de l'écriture pictographique. Dans ce cas, la peinture qui fonctionne comme nom est le substitut conventionnel d’un acte de signification ou de référence qui se réalise en première instance à l’intérieur de l’émetteur ; et dans le cas d'un mythogramme, on aurait quelque chose comme le titre d'un récit, qui est un autre type d'acte de langage 35. C’est par le seul biais de cette référence « interne » que le nom se réfère à la chose. En revanche, même quand elle est le fruit d’une production intentionnelle, l’imitation permet la reconnaissance directe de la « chose », bien que la constitution du produit imitatif dépende des idées que le producteur se fait de l’objet imité. L’intention d’un producteur d’œuvres imitatives – destinées à être utilisées en tant que telles, c'est-à-dire en vue de la reconnaissance – n'est pas l'expression de ses propres états mentaux, mais elle est plutôt la suivante : qu’on reconnaisse le contenu imitatif de ses œuvres comme on le fait en rencontrant les choses qu’elles imitent 36. Ce qui compte, ce n’est pas la référence du producteur à l’objet imité, mais l’objet lui-même 37. Quoique les imitations intentionnellement produites dépendent de la vision de monde de son producteur et puissent en être aussi des indices, elles ne sont pas, en tant que telles, l’expression d’une vision de monde 38. Ainsi, l’imitation ne demande pas d’interprétation (au sens propre) des intentions de son producteur intentionnel, même si, comme toute autre production intentionnelle, la production d’imitations est soumise à des choix, individuels et collectifs, et que beaucoup d’actions humaines volontaires, sinon toutes, ont une dimension communicationnelle. Certes, c’est le fait de savoir préalablement qu’on a affaire à des imitations qui bloque d’avance toute action susceptible de découler de cette reconnaissance – mais qui serait inappropriée en l’occurrence. Et pourtant, il ne s’agit pas nécessairement de conventions.

Imitation et emblème

Une imitation peut être utilisée comme symbole aussi d'une autre manière, selon un sens plus courant du terme. Prenons encore un dessin qui imite un lion. On peut dire que, en plus d'être une imitation de lion, il est aussi un symbole de courage, dans la mesure où on attribue – à tort ou à raison, peu importe – cette vertu aux lions, et ce même si le dessin ne contient rien de spécifique qui fasse penser à un acte de courage. On peut aller jusqu'à le prendre pour le symbole d'une certaine personne censée être courageuse. Toutefois, dans ces deux cas, le symbole est, à proprement parler, non pas le dessin, mais, dans le premier cas, ce qu'on y reconnaît, à savoir le lion, et, dans le second, le courage. Mais le dessin pourrait être utilisé comme un emblème de cette personne – c'est le cas, par exemple, d'un blason.
En même temps que Guy insiste sur le caractère mimétique de l'art paléolithique, il lui assigne une fonction héraldique (p. 169-205 ; 292) 39. Explique-t-elle l'art paléolithique ? Mes connaissances fort limitées aussi bien en art paléolithique qu'en héraldique ne me permettent pas d'y apporter une réponse tranchée, mais juste quelques réflexions. Jusqu'où j'arrive à voir, on ne peut exclure l'existence d'une fonction emblématique (parmi d'autres), ni une autre fonction signalétique quelconque. Mais si sa fonction exclusive ou dominante était emblématique, on devrait s'attendre, me semble-t-il, à des productions plus schématiques – et ce surtout à ses débuts, alors qu'avec les dessins de la grotte Chauvet (36 000 BP) et les gravures en plein air de Foz Côa (22 000 BP) 40 on a plutôt l'inverse 41. D'ailleurs, est peu convaincante la tentative d'expliquer le rendu de l'animation – qu'on constate de manière évidente dans les répétitions du contour d'un rhinocéros de la Salle du Fond de Chauvet, mais qu'on trouve même à Foz Côa 42 – par la différence, en héraldique, entre par exemple un lion « passant » et un lion « rampant » (Guy, p. 173-174). De toute façon, contrairement à ce que soutient Guy (p. 294), l'hypothèse héraldique n'explique, à elle seule, ni le choix des animaux (et d'un bestiaire déterminé) ni l'absence de contexte dans l'art rupestre, car, si je ne me trompe, en héraldique on peut utiliser tout type d'être vivant, voire tout type d'être (y compris des artefacts), et le faire figurer dans un contexte, ne fût-ce que minimal 43. L'héraldique n'expliquerait même pas l'imitation, car un système héraldique peut être aussi abstrait ou géométrique – en admettant qu'il y a une distinction radicale entre imitatif et abstrait ou géométrique.

Imitation et abstraction

Guy considère en effet comme une évidence l'opposition entre figuration et abstraction, où « figuration » apparaît comme un autre nom pour l'imitation (p. 32 ; 257). Toutefois, cette opposition est largement un leurre. Par exemple, le simple fait qu'on puisse dire qu'une figure se trouve devant une autre, alors qu'on est dans la bidimension, dénote une imitation 44. La peinture dite abstraite ou géométrique n’est pas une peinture non imitative, mais, à la rigueur, une peinture imitative à objet multiple ou indéterminé ou davantage indéterminé. Prenons, par exemple, ces fragments de bouteilles en coquilles d' œufs aux décors dits géométriques qui ont été retrouvés dans l'abri-sous-roche de Diepkloof (Afrique du Sud), qui dateraient d'au moins 60 000 ans : qui peut garantir que ces décors ne sont pas en réalité l'imitation de quelque chose qu'on n'est pas ou plus en mesure de reconnaître 45 ? De toute manière, les frontières entre figuration et abstraction sont beaucoup moins nettes qu’on ne l’admet d’habitude, et aujourd’hui les images du nanoart les brouillent encore plus.

Imitation et style 

L'imitation ne constitue pas une modalité stylistique. L'imitation est compatible avec une pluralité de styles 46. D'abord, une production intentionnelle d'imitations, plus précisément de choses qui se trouvent dans une relation d'imitation avec d'autres choses, peut avoir différentes finalités ultérieures (jeu, éducation, passe-temps intellectuel, etc.), ce qui peut avoir une incidence sur leurs propriétés. Ensuite, de multiples propriétés perceptibles différentes permettent, généralement, la reconnaissance de quelque chose, même si on se limite à un seul de nos cinq sens. Enfin, s'il est vrai que, comme le soutient Aristote, la nécessité conditionnelle régit toute production technique, dans la mesure où c'est l'usage, présupposé dès le départ du raisonnement visant la production, qui détermine les propriétés du produit final ainsi que les étapes de sa production, il y a tout de même un certain marge de choix : «  puisqu'il faut fendre avec la hache, il est nécessaire qu'elle soit dure, et que si elle doit être dure, elle doit être faite d'airain ou de fer » 47. (C'est pourquoi d'ailleurs, dans la production d'un outil, on peut choisir une certaine matière plutôt qu'une autre sur la base d'une finalité esthétique, comme c'est souvent le cas déjà dans la préhistoire 48.) De même, la production d'une imitation en vue de la reconnaissance laisse un certain marge de choix stylistiques. De toute manière, dans une production imitative tout n'est pas forcément imitatif.

Imitation et excellence 

On l'a vu , l 'imitation n'est pas elle-même une production. Et pourtant, il peut y avoir une production intentionnelle d'imitations (et avec différentes finalités ultérieures), de sorte qu'il peut y avoir aussi une technique de la production d'imitations, c'est-à-dire une excellence productive d'imitations, la technique étant précisément le bon état habituel de la capacité de produire selon un raisonnement fondé sur la nécessité conditionnelle. Le problème est que Guy (p. 13 ; 257 ; 317) fait de l'imitation elle-même une excellence, ce qui est tout à fait injustifié, et Guy lui-même parle ailleurs (p. 257) d'excellence dans l'imitation, ce qui est bien différent.
En premier lieu, contrairement à ce que semble croire Guy 49, l'excellence dans la production d'imitations (à utiliser comme telles) ne se mesure pas par la « fidélité à l'observation » (ici, il confond peut-être les acceptions de simulation et d'émulation, où l'objet est un modèle) ou la « préoccupation descriptive » (comme si c'était un acte de langage) de la nature ou de la réalité de la part du producteur, mais par la reconnaissance de son contenu qu'il rend possible chez le spectateur. À ce propos, est intéressant un passage de la Poétique d'Aristote sur les erreurs « accidentelles » dans les techniques imitatives, par exemple, un dessin de cheval avec les deux pattes droites en avant ou de biche avec les cornes : Aristote trouve moins grave de ne pas savoir que la biche n’a pas de cornes que de la dessiner « de manière non imitative » ( en fait, peu imitative ), en sous-entendant que la majorité du public partage cette même opinion fausse 50.
En deuxième lieu, la production intentionnelle d'imitations, même très mauvaises, est, en toute évidence, à la portée de tout le monde, y compris des enfants, et ce par de multiples moyens, qui ne laissent d'ailleurs pas de traces normalement repérables par l'archéologie : par exemple, un dessin fait sur le sol en plein air avec le doigt. D'ailleurs, tous les jeux sont imitatifs de la vie humaine 51, ce qui n'implique nullement que toute imitation ait une finalité ludique.
En troisième lieu, les productions dites abstraites ou géométriques admettent, elles aussi, une excellence. L'idée que l'art abstrait ou géométrique soit plus accessible que l'art figuratif ou imitatif (p. 256-257) me paraît en effet discutable. Il est sans doute plus difficile de réaliser certaines peintures abstraites géométriques, comme celles de l'op art, que d'en faire une banalement figurative.
Suffirait-il de reformuler la thèse de Guy pour qu'elle soit valide ? Autrement dit, pourrait-on soutenir que l'art préhistorique témoigne tout de même, sinon de l'imitation, au moins d'une technique ou d'une excellence productive d'imitations ? Ainsi reformulée, la thèse de Guy serait effectivement plus recevable, mais même le lien entre excellence productive et société inégalitaire me paraît contestable. Certes, on ne peut atteindre une excellence productive sans une préalable formation, même si un talent naturel existe bien chez certains individus. Mais est-ce que cela implique une spécialisation, donc une division sociale du travail, et de ce fait l'inégalité économique et la domination politique ? Je n'en suis pas sûr.
D'abord, Christophe Darmangeat fait remarquer que la spécialisation que suggère Guy pour le Paléolithique européen ne semble pas exister chez les populations de la Côte Nord-Ouest du continent américain, qui constituent pourtant son parallèle ethnographique privilégié 52.
Ensuite , à propos de la supposée spécialisation des artistes paléolithiques , il y a, me semble-t-il, un contresens chez Guy :
Car la capacité à imiter ne nécessite pas uniquement l'acquisition d'un important savoir technique, elle dépend aussi des aptitudes personnelles de l'auteur. Alors que les styles les plus conventionnels relèvent essentiellement de l'application de modèles appris, l'imitation du réel repose plus directement sur le talent personnel. C'est-à-dire sur les capacités propres à chaque individu à percevoir et à restituer ce qui est vu par le dessin. De telles capacités exigent des prédispositions. Tout le monde n'a pas la même aptitude pour le chant ou le violon. C'est la même chose pour le dessin. Par son haut degré d'exigence naturaliste, l'art pariétal permet pour la première fois de poser de façon tangible la question de la place de l'individu par rapport au reste du groupe. […] C'est donc la discrimination par le talent individuel qui donne au naturalisme artistique sa valeur foncièrement inégalitaire. (p. 18)
Je ne pense pas que l'imitation demande plus de talent naturel que « les styles plus conventionnels », mais je trouve incongru d'insister sur la nécessité de formation et de spécialisation pour l'artiste imitatif, qui serait à l'origine de la division sociale du travail, et d'attribuer à l'art imitatif une part plus importante de talent naturel, qui serait d'ailleurs, de manière quelque peu obscure, à l'origine d'un statut social privilégié, presque divin (p. 19) 53, – l'artiste serait lui-même membre de la classe dominante ou travaillerait pour celle-ci 54. Vraisemblablement, plus on est naturellement doué, moins on aura besoin d'entraînement 55.
Last but not least, Guy semble concevoir les sociétés égalitaires comme des sociétés ne visant que leur survie (p. 13 ; 257). Tout ce qui n'aurait pas de relation directe avec la survie relèverait, au contraire, du luxe, du prestige, de l'ostentation, donc de l'inégalité sociale (p. 16-17). L'apprentissage du dessin serait « en pure perte », si on ne bénéficiait pas d'un statut social supérieur à celui du commun des mortels (p. 257). Il va jusqu'à affirmer que « la production d'images ne sert aucune fonction vitale » (p. 19). Christophe Darmangeat réplique déjà que « le comparatisme ethnographique suggère que des tribus de chasseurs nomades relativement démunies sur le plan matériel peuvent aisément consacrer des forces importantes à des tâches improductives sans compromettre leur survie, ni produire par là-même des différenciations sociales » 56. Juste une réserve : la production d'imitations ou de choses dotées de valeur esthétique n'est pas nullement « improductive », car elle est destinée à satisfaire des besoins ou des désirs précis. En effet, les fonctions vitales humaines ou même hominiennes ne se réduisent pas à l'autoconservation, à l'autodéveloppement et à la reproduction. Nous avons aussi des besoins ou des désirs qui sont déterminés, non pas par notre simple survie, mais par notre bonheur, et il n'y a aucune raison de penser que ce n'était pas le cas pour les hommes du Paléolithique 57.
La production intentionnelle et technique d'imitations présuppose certes un plaisir quelconque pour l'imitation, comme le remarque déjà Aristote (Poét. 4). Ce plaisir n'est pourtant pas une invention des puissants des sociétés inégalitaires : c'est sans doute quelque chose de naturel. D'ailleurs, s'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait aucun usage ostentatoire des imitations, de même qu'il n'existerait pas de banquets ostentatoires, si on n'avait pas un besoin ou un désir naturel de nourriture. Une preuve de l'existence d'un tel plaisir est « la fascination que les fossiles ont de tout temps exercé sur les humains », pour utiliser les mots de Michel Lorblanchet 58. Ce plaisir ne serait même pas propre à notre espèce, comme le montre le biface acheuléen moyen, datant d'environ 300 000 ans, trouvé à Swanscombe (Angleterre), qui porte un fossile d'oursin du Crétacé 59. Comme le cadavre en général 60, un fossile constitue bien un simulacre naturel. C'est le cas également une pierre-figure telle que le galet de Makapansgat (Afrique du Sud), en jaspillite rouge, datant de 3 millions d'années 61. Trouvé près des ossements d'un australopithèque, mais à des kilomètres de tout lieu naturel d'origine possible, ce galet présente clairement la configuration d'un visage. Cette pratique de collecte-transport (du ready made paléolithique) est d'ailleurs comparable à celle de la prédation (chasse-cueillette-pêche) qui, il faut le préciser, est bien un type de production, contrairement à ce que suggère parfois Guy (p. 86 ; 263 ; 304). Par conséquent, même si Guy avait raison quand il dit que « la naissance de la figuration est plus tardive » (p. 32 : autour de 40 000 BP), le goût pour les imitations, lui, remonterait, pour ainsi dire, à la nuit des temps.

Imitation et domination

Car qu'est-ce que l'imitation de la nature, si ce n'est la volonté de la posséder ? Représenter, c'est capturer. C'est précisément cette capacité à représenter le réel, et donc à se l'approprier symboliquement, qui rend l'imitation si enviable (et prestigieuse). (p. 312)
Cette réflexion de Guy, qui suit les pas de Claude Lévi-Strauss 62, m'étonne, même s'il y a sans doute la confusion habituelle entre les acceptions de simulation et d'émulation du verbe « imiter »  (cf. p. 15 : « concurrencer la nature »). On pourrait répliquer qu'il n'y a rien de plus naturel pour une population de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs que de vouloir capturer la nature. Ce ne sera pourtant pas ma piste ; d'ailleurs, que signifie « symboliquement », ici, sinon qu'il s'agit d'un simulacre d'appropriation ? Comme le remarque Guy dans cette même page, dans cet intérêt pour l'imitation il y a bien un « regard d'entomologiste », un « goût du savoir » ; Guy rappelle ailleurs l'intérêt classificatoire qui s'y manifeste (« le rôle central de la notion d'espèce dans le dispositif pariétal », p. 193). Mais Guy croit y voir non pas une manifestation de la nature intellectuelle humaine mais une préfiguration du « rationalisme de la pensée occidentale ». Qui plus est, Guy semble sous-entendre que cela implique l'inégalité sociale. Or le « goût du savoir » n'est pas une « caractéristique de la pensée occidentale », pas plus qu'il n'implique une volonté de domination et d'exploitation 63. Le goût pour l'imitation en tant que telle correspond au contraire au goût d'une attitude, disons, contemplative, plus précisément au goût de la pensée contemplative. Un goût qui appartient sans doute à tous les humains, bien que la volonté de domination et d'exploitation qui anime certains l'inhibe chez les autres. « Tous les humains désirent par nature savoir », comme le dit l'incipit de la Métaphysique, même si son auteur, Aristote, excluait de l'humanité la majorité de celle-ci 64 . Ce goût n'appartiendrait même pas en propre à l'autoproclamé Homo sapiens.

Conclusion

La production intentionnelle d'imitations et le plaisir pour les imitations vont certainement bien au-delà des sociétés inégalitaires ou hiérarchisées ; ils peuvent même couvrir l'ensemble de l'histoire humaine, voire du genre homo. Les sociétés humaines ne se distinguent pas en mimétiques et non mimétiques, mais plutôt selon les modalités de l'imitation, notamment les moyens employés et les objets imités ; tout au plus, on pourrait distinguer entre sociétés plus ou moins mimétiques. Cela dit, il se peut que Guy ait raison sur le caractère inégalitaire ou hiérarchisé des sociétés eurasiatiques du Paléolithique supérieur ; à ce que je peux en juger, Guy fournit nombre d'arguments qui montrent la nécessité d'envisager sérieusement son hypothèse. Simplement, ce n'est pas sur la base du caractère imitatif de leur peinture et de leur mobilier qu'on pourrait l'affirmer.


Caen, juillet 2018


Notes

L'esclave, la dette et le pouvoir. Études de sociologie comparative , Paris, Errance, 2001, p. 8.
2 Éléments de classification des sociétés , Paris, Errance, 2005.
Dans son ouvrage précédent, Préhistoire du sentiment artistique. L'invention du style, il y a 20.000 ans, Dijon, Les presses du réel, 2015 (2010), Emmanuel Guy accepte, p. 19, l'idée d' « une répartition des activités entre les hommes et les femmes », « la chasse étant sans doute réservée aux hommes ».
Cf. G. Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Juliard, 1961, p. 74, cité par Guy, Préhistoire du sentiment artistique, p. 143 : Lévi-Strauss est pourtant plus prudent : « son caractère de plus en plus figuratif ou représentatif » (p. 70). L'idée d'un lien entre imitation et luxe est ancienne. Dans la République de Platon, les imitateurs (professionnels) sont absents de la « cité véritable » et n'apparaissent que dans la « cité luxueuse » (II 373b 5), mais, étant par définition des hommes « doubles », voire « multiples » (III 397e), ils violent le « principe de spécialisation » qui régit la première cité ; voir mon article « A verdadeira cidade de Plat ã o », Kritérion 107 (2003), p. 72- 85 ; p. 82-83.
C. Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était. Aux origines de l'oppression des femmes, suivi de Une histoire de famille, Toulouse, Smolny, 2012, p. 105 ; cf. 154-157 ; 284-286.
Pour me limiter aux articles parus en français, voir « Phantasia et mimèsis chez Aristote », Revue des Études Anciennes, n° 106/2, 2004, p. 455-476 ; « Note sur le participe parfait memimèmenon dans Aristote, Rhét. I 11, 1371b 4-10 », Kentron, 22, 2006, p. 163-175 ; « Quelques réflexions sur la relation entre mimèsis et historiographie chez Aristote et chez les historiens des époques hellénistique et impériale », dans M. Simon-Mahé & V. Naas (éd.), De Samos à Rome : personnalité et influence de Douris, Nanterre, Presses Universitaires de Paris-Ouest Nanterre, 2015, p. 191-207 ; « La valeur de l'objet de mimeisthai et ses enjeux », Littérature, 182, 2016, p. 53-59. Voir aussi mon livre Pourquoi la Poétique d’Aristote ? DIAGOGE, Paris, Vrin, sous presse .
Quant à la traduction de mimeisthai, il vaut mieux garder la traduction traditionnelle par « imiter », dans la mesure où ce terme est plus apte à couvrir l’ensemble des trois acceptions principales du verbe grec. En effet, « représenter » pourrait convenir aux acceptions d’identité-reproduction et de simulation, mais il ne convient pas à l’acception d’émulation. D’ailleurs, en traduisant mimeisthai par « imiter », nous ne sommes pas obligés de choisir entre les différentes acceptions à chaque fois ; par exemple, dans la Poétique d'Aristote, il y a au moins un passage (4, 1445b 5 sq.) où un choix précis est vraiment difficile. En outre, « représenter » semble moins apte que « simuler » à marquer la différence avec l’acception d’identité-reproduction. À ces premières réserves concernant l’emploi de « représenter » s’ajoutent d’autres inconvénients, liés au domaine théâtral et surtout à l’usage multiple que la philosophie moderne fait de « représentation ». Cela dit, la question du choix entre « représentation » et « simulation », pour caractériser l’acception spécifique qui nous intéresse, n’a pas finalement beaucoup d’importance : ce qui compte est de bien comprendre la valeur de l’objet du verbe mimeisthai.
Voir aussi Guy, Préhistoire du sentiment artistique , p. 131 ; 143 . De même Lévi-Strauss dans Charbonnier, op. cit ., p. 72-73.
9 Voir Poétique 1 et 4, ainsi que d'autres passages aristotéliciens, notamment sur l'homonymie, qui donnent comme exemple des choses qui sont assurément des imitations, comme Les parties des animaux I 1, 640b 29-641a 5.
10 Notamment C. Sartwell, « Natural generativity and imitation », British Journal of Aesthetics 31/1 (1991), p. 58-67 ; p. 60.
11 Sur l'âme II 6.
12 La ressemblance n’est transitive que si la propriété commune reste constante.
13 N. Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles , trad. par J. Morizot, Nîmes, Chambon, 1990, chap. I 1 ; Languages of Art : an Approach to a Theory of Symbols , Indianapolis-New York, Bobbs-Merrill, 1968 .
14 Cette ressemblance qualifiée implique une certaine privation , chez le complexe imitant, par rapport au complexe imité ; C. W. Veloso, « Définir la fiction sans la mimèsis  ? Lecture critique d'Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d'échecs , Paris, Éditions EHESS, 2011 », Acta Fabula , L'aventure « Poétique » (2012), URL: http://www.fabula.org/revue/document7406.php
15 Par exemple Sartwell, art. cit., à propos de F. Schier, Deeper into pictures. An essay on pictorial representation , Cambridge University Press 1986 (1983) , notamment p. 2-9 et chap. 9.
16 Contre l’idée d’une disparition totale, S. Halliwell, The Aesthetics of Mimesis. Ancient texts and modern problems , Princeton University Press, 2002, p. 1-33.
17 Goodman, op. cit., cap. I 1.
18 La confusion apparaît pourtant chez Guy (p. 278 ; 315 ; Préhistoire du sentiment artistique, p. 138-139), notamment à propos de le la notion de portrait. Loin de coïncider avec l'imitation picturale, le portrait en est un cas bien spécifique, qu'on peut définir comme :une peinture qui non seulement imite un être humain, spécialement un visage, et permet ainsi la reconnaissance d’un être humain, mais une peinture qui est aussi capable de rappeler visuellement l’être humain particulier, vivant ou mort, dont les traits ont en quelque sorte déterminé cette peinture telle qu’elle est, à quiconque en a un souvenir visuel personnel, ce qui n’empêche pas que cette même peinture puisse rappeler visuellement un autre individu particulier, vivant ou mort, qui partage les mêmes traits que cette peinture reproduit, à quiconque a un souvenir visuel personnel de cet autre individu, ce qui peut amener à attribuer de façon erronée le sujet du portrait à cette autre personne. Cf. Schier , op. cit. , p. 89 sq.
19 Par R. Wollheim, « On Pictorial Representation », The Journal of Aesthetics and Art Criticism 56/3 (1998), p. 217-226 ; § 4, qui s’appuie sur Wittgenstein, Recherches Philosophiques, part II, § 11.
20 Pace E. H. Gombrich, « Meditations on a Hobby Horse or the Roots of Artistic Form », dans Meditations on a Hobby Horse and other essays on the theory of art , London, Phaidon, 1965 (1963), p. 1-11 ; § 2.
21 A. Danto, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art , trad. fr. par C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, p. 205 ; The Transfiguration of the Commonplace: a Philosophy of Art , Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1981 .
22 Gombrich, « Meditations on a Hobby Horse » , § IV, p. 4. Gombrich n’a pas raison d’opposer la forme à la fonction, car, comme il le reconnaît (§ V, p. 7), le fait qu’un « cheval de bois » puisse être « chevauché » dépend des propriétés matérielles du morceau de bois dont il est fait ; or, quelque chose peut remplacer une autre chose justement en vertu de sa forme extérieure, comme il semble le reconnaître également (§ 2-3, p. 3 ; cf. L'art et l'illusion. Psychologie de la représentation picturale , trad. de G. Durand, Paris, Gallimard, 1987 (1971), ch ap. III, § 5 ; Art and Illusion. A Study in the Psychology of Pictorial Representation , London, Phaidon, 1995 (1959) . En outre, Gombrich paraît ne pas s’apercevoir du fait qu’il y a une homonymie en relation à ces choses-là : n’étant pas un cheval, un « cheval de bois » n’est pas un moyen de transport, ni n’est vraiment chevauché.
23 Cf. Préhistoire du sentiment artistique, p. 156.
24 Cf. par exemple Préhistoire du sentiment artistique, p. 143, n. 2, et Gombrich, L'art et l'illusion. Le titre du second ouvrage de Guy reprend d'ailleurs celui d'E. Gombrich-D. É ribon , Ce que l'image nous dit. Entretiens sur l'art et la science, Paris, Cartouche, 2009 (1991).
25 On pourrait en effet considérer l'illusion comme une auto-tromperie , qui se distingue de l'erreur par fait d'avoir une composante de désir, en plus de la croyance, voir S. Freud, L'avenir d'une illusion , trad. par A. Balseinte, J.-G. Delarbre et Daniel Hartmann, Paris, Quadrige/Puf, 1995, p. 30-32  ; Die Zukunft einer Illusion , Leizig-Wien-Zürick, Internationaler Psychoanalystischer Verlag, 1927 . Bien sûr, cela n'a rien à voir avec les (improprement) dites « illusions d'optique ».
26 Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau, § 8, AK, V, 214.
27 J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique , Paris, La fabrique, 2000.
28 Ainsi Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du sublime, § 48, AK, V, 311.
29 C'est plutôt dans ce sens que l'emploie Guy le plus souvent ; voir p. 271-272 ; 277. Voir aussi Préhistoire du sentiment artistique, p. 25; 53 ; sed p. 131.
30 Il faudrait aussi éclaircir la relation entre imitation et signe ; cf. Guy, p. 314. Un signe est quelque chose dont la perception ou la compréhension renvoient à autre chose ; à la limite, on pourrait dire qu'un symbole remplace un signe. Bien que comme tel le signe ne soit pas une imitation, il peut être imitatif. Par exemple, une « main positive » sur la paroi d'une grotte est à la fois un signe d'un geste d'un être humain et une imitation d'une main, de même qu'une empreinte sur le sol est un signe d'un passage et une imitation d'un pied.
31 Contrairement à ce qu'écrit Guy ailleurs : « Une re-présentation est toujours le produit d'un langage (comme l'est déjà la perception visuelle). Soit la mise en œuvre, consciente ou non, d'un système de signes conventionnels qui renvoie, par définition, à une certaine symbolique collective » (Préhistoire du sentiment artistique, p. 11). Les recherches récentes en sciences cognitives ne semblent pas corroborer ce qu'il affirme à propos de la perception visuelle , voir S. Thorpe, « Comment notre cerveau voit », dans S. Dehaene (éd.) , C3RV34U , Paris, Cité des sciences- La Martinière, 2014, p. 130-145.
32 Contrairement à ce que soutiennent, Danto, op. cit., notamment p. 124, et H. Putnam, H., Raison, vérité et histoire , trad. fr. A. Gerschenfeld , Paris, Minuit, 1984 , p. 23-24 ; Reason, Truth and History, Cambridge University Press, 1981.
33 C f . Guy (p. 173 ; Préhistoire du sentiment artistique , p. 132 ), dans le sillage d'André Leroi-Gourhan ; voir par exemple Le fil du temps. Ethnologie et préhistoire , Paris, Fayard, 1983, p. 281.
34 À propos de la Chute d’Icare de Bruegel, Danto, op. cit. , p. 189 sq., suggère que l’ignorance du titre du tableau compromettrait notre interprétation jusqu’à nous empêcher d’y reconnaître, en bas, à droite, les jambes de quelqu’un qui tombe du ciel et non, par exemple, celles de quelqu’un qui s’amuse dans l’eau. Cependant, une peinture imitative réussie (en tant que telle) n’aurait besoin d’aucune inscription pour qu’advienne la reconnaissance souhaitée.
35 Au sens de J. Searle, Les Actes du langage. Essai de philosophie du langage, trad. d'O. Ducrot, Paris, Hermann, 2009 (1972) ; Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language , Cambridge University Press, 1969 .
36 Comme le suggère J. Hyman, « Pictorial art and visual experience », British Journal of Aesthetics 40/1 (2000), p. 21-45 ; p. 34, à propos de la notion de « voir dans » de R. Wollheim, « Seeing-as, seeing-in, and pictorial representation », dans Art and its objects , Second Edition with Six Supplementary Essays, Essay V, Cambridge University Press, 1980 , l’expérience de voir un taureau dans quelque chose qui n’est pas un taureau doit être reliée à l’expérience de voir un taureau dans un taureau, ce que, selon l’avis de Hyman, Wollheim justement n’expliquerait pas.
37 Quoi que, par exemple, Marcel Duchamp ait voulu dire avec sa Fontaine et Andy Warhol, avec ses Brillo Boxes, il fallait d’abord que le spectateur y reconnaisse un urinoir et l’emballage. Pour ce, le spectateur doit certes connaître ces produits de l’ère industrielle, mais il les y reconnaît indépendamment de toute connaissance théorique du débat sur le statut de l’œuvre d’art ; en l’occurrence, nous avons bien affaire à des imitations, car une pièce en porcelaine ainsi positionnée et détachée de toute tuyauterie et une boîte en contre-plaqué ne sauraient réaliser respectivement la fonction d’urinoir et d’emballage .
38 Contrairement à ce qu'affirme Guy, p. 11.
39 Voir notammant p. 174-176, à propos de la reconnaissance des espèces représentées dans l'art pariétal. Il y a peut-être un changement entre ses deux ouvrages. Dans la Préhistoire du sentiment artistique , p. 138-139, l' « héraldisme » est invoqué pour caractériser les gravures de Foz Côa (dont se démarqueraient les « représentations » de la grotte de Lascaux), tandis que dans Ce que l'art préhistorique dit de nos origines , si je l'ai bien compris, la fonction héraldique s'applique à l'ensemble de l'art paléolithique européen.
40 Guy, Préhistoire du sentiment artistique, p. 155, admet la possibilité que le début du « style Côa », censé être schématique et non ou peu imitatif (p. 25-51 ; Ce que dit l'art préhistorique de nos origines, p. 176 sq.), à la différence de celui de Chauvet et de celui de Lascaux (17 000 BP), remonte à 25 000 BP. Dans ce cas, contrairement à ce que l'auteur suggère ailleurs (p. 56-57), le début de ce style ne coïnciderait pas avec le refroidissement d'Heinrich 2 (23.000 BP), censé à son tour avoir rendu possible une atténuation des inégalités sociales (Ce que dit..., p. 207 sq.).
41 Cf. C. Darmangeat, « Note de lecture : Préhistoire du sentiment artistique (Emmanuel Guy) », URL : cdarmangeat.blogspot.fr/2017/03/note-de-lecture-prehistoire-du.html
42 Voir le bouquetin mâle à deux têtes de la roche 3 de Quinta da Barca.
43 Michel Pastoureau, L'art héraldique au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2009 : « Si le nombre des couleurs en usage dans les armoiries est fixé et limité à six [i.e. le rouge, le blanc, le jaune, le noir, le bleu, le vert] (puis à sept après l'apparition du pourpre), celui des figures ne l'est pas. Dès des débuts de l'héraldique, c'est un répertoire ouvert, du moins en théorie : n'importe quel animal, végétal, objet ou forme géométrique peut devenir figure du blason. Au fil des siècles, de nouvelles figures ne cessent de venir s'ajouter à une liste de plus en plus longue » (p. 92).
44 Sur le caractère représentatif de la peinture abstraite, voir R. Wollheim, « On drawing an Object » (1965) , dans On Art and the Mind. Essays and Lectures , London, Allen Lane, 1973, p. 3-30 ; notamment § 25.
45 À propos de l'idée selon laquelle le biface imite la main , Michel Lorblanchet, qui croit à une origine abstraite de l'art, écrit : «  À vrai dire, la ressemblance est imparfaite puisque celle-ci est asymétrique, alors que le biface, lui, est symétrique » (Les origines de l'art, Paris, Le Pommier-Cités des sciences, 2017, p. 115 ; cf. p. 117). Or l'abstraction ne serait, ici, qu'une imitation très simplifiée.
46 Je conçois le style dans les termes de G. Genette, « Style et signification » (1991), dans Fiction et diction (précédé de « Introduction à l’architexte » ) , Paris, Seuil, 2004 (1979), p. 169-221, c'est-à-dire comme étant, dans le langage, de l'ordre de la connotation du locuteur, et non pas de l'ordre de la dénotation (ou désignation) de la chose. Dans le cas de la production d'imitations, le style fournit des indices relatifs au producteur, et non pas à l'objet de l'imitation.
47 Aristote, Les parties des animaux I 1, 642a 9 -1 1  ; c'est moi qui souligne.
48 Lorblanchet, op. cit., p. 86 ; 90.
49 Préhistoire du sentiment artistique, p. 25 ; 28 ; 32 ; 35 ; 44 ; 82 ; 85 ; 88 ; 90 ; 109 ; 137-143 ; 150-151.
50 Poét. 25, 1460b 15-32.
51 Voir S. Chauvier, Qu'est-ce qu'un jeu ?, Paris, Vrin, 2004, p. 52 ; 85 ; 11.
52 Darmangeat, art. cit., cite H. Hawthorn, The Artist in Tribal Society, New York, Glencoe, 1961, chapitre « The Northwest Coast », p. 61-62 ; non vidi. Cf . Guy, Préhistoire du sentiment artistique , p. 146.
53 Guy suggère que les sociétés inégalitaires du Paléolithique sont « individualistes », comme la société capitaliste (p. 16 ; 310 ; 316). Or, ce système moderne n'est pas « individualiste » ; voir ATTAC, Le capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes , Paris, Textuel, 2010. Ce sont précisément les sociétés inégalitaires ou divisées en classes, toutes étatiques, qui sont toujours prêtes à demander le « sacrifice » de ses membres au nom de l'unité et des intérêts supérieurs de la société, en fait de la minorité qui les domine. C'est d'ailleurs, me semble-t-il, une idée qu'on retrouve dans plusieurs conceptions libérales du bonheur et de la justice . Par contraste, le passage final du chapitre 2 du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels caractérise le communisme comme une société « où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », et non pas l'inverse.
54 Cf. Préhistoire du sentiment artistique, p. 156.
55 J'ai l'impression que cela cloche aussi avec un argument très intéressant qu' avance Guy, p. 188, afin de montrer l'existence de véritables écoles artistiques paléolithiques : les plaquettes en pierre retrouvées par centaines, parfois par milliers, dans d es grottes ou des campements , contenant des figurations partielles maladroitement gravées, seraient des exercices de débutants. À propos de la grotte de Parpalló (Espagne), Guy, p. 189, souligne le fait qu'elles proviennent « des différents niveaux d'occupation de la cavité (du Gravettien au Magdalénien) », « soit une production qui s'étale sur environ 13.000 ans », de sorte qu'e lles indiqueraient une « maladresse transgénérationnelle » ; cf. Préhistoire du sentiment artistique , p. 50 . Or, si la grotte était un lieu d'apprentissage , on devrait constater, dans chaque couche, une variation du niveau de maladresse, indice de leur progrès, même dans l'hypothèse d'un talent naturel homogène ; cf. Préhistoire du sentiment artistique , p. 135-136, à propos des plaquettes de la grotte d'Enlène. Ces plaquettes ne pourraient-elles pas témoigner plutôt d'une pratique générale du dessin ? Tout le monde artiste ?
56 Darmangeat, art. cit.
57 Même sans souscrire à certaines thèses de M. Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, trad. de l'anglais (États-Unis) par T. Jolas, préface de P. Clastres, Paris, Gallimard, 1976, chapitre 1 ; Stone Age Economics, New York, de Gruyter, 1972. Voir les critiques de Christophe Darmangeat, notamment sa « Note de lecture » : http://cdarmangeat.blogspot.com/2013/10/note-de-lecture-age-de-pierre-age_26.html
58 Lorblanchet, op. cit., p. 64.
59 Lorblanchet, op. cit., p. 65.
60 On a tendance à voir dans le soin des morts une attitude religieuse, mais on peut y voir aussi un intérêt pour les imitations ; cf. Leroi-Gourhan, op. cit., p. 294 ; 297-299.
61 Lorblanchet, op. cit., p. 70.
62 Dans Charbonnier, op. cit., p. 76-77, cité par Guy, Préhistoire du sentiment artistique, p. 143.
63 Le lien entre augmentation d'investissement dans l'art et augmentation de ressources alimentaires ne s'explique pas nécessairement par l'existence de la domination-exploitation dans la société , contrairement à ce que prétend Guy (p. 221 sq.) . Simplement, si on dispose de plus de ressources, on peut consacrer plus de temps à des activités autres que la recherche de nourriture.
64 À ce propos, je renvoie à mon article « Aristote, ses commentateurs et les déficiences délibératives de l'esclave et de la femme », Les Études philosophiques 104/3 (2013), p. 513-534.

2 commentaires:

  1. Olivier MONTULET08 août, 2018 16:56

    Imiter c'est apprendre. Il n'y a pas de transmission de savoir sans imitation. L’œuvre artistique surgit quand elle crée du neuf, une nouvelle vision.
    La représentation est aussi un moyen de transmission qu'on ne peut réduire à une appropriation même symbolique. C'est aussi un moyen de mémorisation.
    La représentation est aussi un moyen d'expression pour soi-même et pour les autre. C'est un partage.
    La représentation est aussi un moyen de structurer sa pensée, son imaginaire, d'investir l'univers.
    Évitons les interprétations réductrices comme l'anthropologie réductrice à la domination et de l'appropriation (valeur -néo-libérale).

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  2. Je serais presque admiratif des efforts déployés plus haut pour contester mes dires. Pour autant, je ne ressens pas l'envie d'y répondre tant cette lecture me parait marquée par les raccourcis, parfois même, une certaine mauvaise foi, bref, par le désir manifeste de ne pas comprendre. Je me contenterai de rappeler le point de départ du livre : l'art quaternaire se différencie de l'art de toutes les autres sociétés de chasseurs-cueilleurs par son naturalisme, pour le dire simplement, par son réalisme. Je précise que ce constat n'a rien d'extraordinaire et qu'il est très largement partagé dans la profession (et au-delà) même s'il n'avait pas fait jusqu'ici l'objet d'investigations particulières. Il me semble que cette singularité esthétique interroge le social paléolithique à double titre. D'abord parce qu'elle exige un investissement technique considérable qui présuppose une forme de spécialisation normalement absente des sociétés dites égalitaires, ensuite parce que, dans l'histoire, la performance mimétique a toujours été l'apanage de sociétés à élite pour lesquelles elle est une source de jouissance et donc de prestige. Bien sûr, il est toujours possible de contester ces suppositions en invoquant avec force références philosophiques et subtilités sémantiques la relativité de la notion de réalisme. Sauf que les lois de l'optique ça existe et, que cela plaise ou non, certaines sociétés s'y sont intéressées plus que d'autres. Ce choix n'est pas pour rien dans le niveau de connaissances techniques des artistes. De fait, la prodigieuse virtuosité des peintres de Chauvet, d'Altamira ou de Lascaux montre bien que le naturalisme paléolithique n'est pas du tout aussi universel que cette tribune voudrait le faire croire.

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