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Une classification des formes de violence en Australie

« Guerriers des Nouvelles Galles du Sud », J. H. Clark, 1813
Je poursuis mes réflexions sur la violence dans les sociétés aborigènes, largement entamée sur ce blog et dans un article actuellement soumis à une revue académique. Je me suis précédemment focalisé sur la question de la létalité de certains affrontements : contre une tradition qui tend à minimiser, voire à nier, qu'il ait pu exister de véritables affrontements collectifs destinés à infliger des pertes maximales à l'ennemi, j'ai constitué une base de données, discuté des différentes sources, et réuni des éléments qui, me semble-t-il, montrent que cette position n'est pas soutenable. Mais au passage, j'ai bien sûr été amené à examiner les causes et la nature des diverses formes d'exercice de la violence, et c'est une classification de ces formes que je voudrais proposer ici.

1. Quelques généralités liminaires

Pour commencer, il faut dire deux mots des motifs qui président aux affrontements. C'est un fait connu depuis très longtemps que la guerre de conquête, ou de pillage, est virtuellement inconnue sur ce continent : les documents ethnographiques ne font qu'exceptionnellement état d'affrontements autour d'une ressource territoriale, et jamais autour de l'appropriation de biens meubles. On pourrait objecter à cette affirmation la banalité du rapt des femmes (avec ou sans leur consentement), dont la possession était d'une importance extrême dans ces sociétés sans richesse. Mais, significativement, le rapt ne motive que des actions individuelles : je n'ai trouvé aucune trace d'un conflit collectif ayant pour but de s'emparer des femmes d'un autre groupe – tout au plus, cette appropriation est-elle un sous-produit d'un conflit qui se déclenche pour d'autres raisons. La violation des droits sur les femmes (qu'il s'agisse d'un rapt, mais aussi d'un adultère ou de la non-satisfaction d'une promesse de mariage) constitue le premier motif des affrontements. Mais ceux-ci ont toujours pour but – et c'est un point d'une très grande importance – de rétablir un équilibre rompu, soit dans le domaine matrimonial, soit par une agression réelle ou supposée. La guerre australienne, quelle que soit sa forme, est donc toujours une manière d'exécuter la justice, ce qu'Hodgkinson remarquait déjà en 1845.
« Un combat » : illustration publiée dans Hodgkinson (1845)
Partant de ce constat, je propose donc de considérer à la fois les formes traditionnellement rangées du côté de la guerre et celles considérées comme relevant de la justice, pour montrer qu'elles peuvent être classifiées de manière satisfaisante selon quelques principes simples. Précisons quelques points avant d'aller plus loin :
  1. La classification proposée entend embrasser l'ensemble du matériel ethnographique. Cependant, à chaque fois, j'accorderai une attention particulière à l'inventaire dressé par Lloyd Warner à propos des tribus du nord-est de la Terre d'Arnhem, dans une étude de la violence qui reste inégalée pour le reste de l'Australie. Cependant, les types d'affrontements recensés par Warner ne sont une classification qu'au sens le plus large du terme : ils représentent une liste de formes identifiées et nommées dans la langue aborigène, mais cette liste n'obéit à aucun principe organisateur.
  2. On ne classifie ici que les formes de violence socialement reconnues et organisées. On ne considère donc pas la manifestation la plus élémentaire de cette violence, à savoir la rixe (le brawl anglais, nirimaoi chez Warner) spontanée à l'intérieur d'un camp, qui ne fait, sauf rare exception, que peu de dégâts. Normalement, elle se voit rapidement éteinte par l'action des parents qui empêchent l'escalade : sur l'ensemble du continent, les récits convergent pour souligner qu'en pareille situation, on met un point d'honneur à ne pas reculer face à l'adversaire, tout en acceptant volontiers l'intervention apaisante des tiers (une forme ancienne de notre « retenez-moi ou je fais un malheur ! »). 
  3. L’intentionnalité n’entre pas en ligne de compte dans les compensations. Un dommage, même totalement involontaire, doit être équilibré – parfois, le « coupable » prend les devants et, s'il a occasionné une blessure sans le vouloir, se frappe lui-même violemment le crâne à coups de massue pour éteindre par avance un possible contentieux.
  4. La procédure judiciaire vise toujours à rétablir l’équilibre rompu, jamais à déterminer le coupable. Si nécessaire, celui-ci est auparavant identifié via des observations rationnelles (ces populations pouvaient par exemple reconnaître les empreintes de pas de chaque individu connu) ou nettement plus obscures (des divinations, en cas de mort attribuée à la sorcellerie). En quelque sorte, on retrouve dans ces sociétés notre propre distinction entre enquête de police et décision de justice.
  5. En décrivant les différentes formes, on se heurte à chaque pas au problème du vocabulaire. Parfois inexistant, et donc nécessitant une périphrase ; parfois consacré, mais inadapté. On discutera au cas par cas de ces problèmes.

2. Les critères

« Le procès » (l'ordalie), J. H. Clark, 1813.
On propose de prendre en compte trois critères binaires.
Critère 1 : Symétrie ou asymétrie de la procédure de justice. Dans certaines circonstances, les deux parties sont à égalité de moyens ; dans d'autres, au contraire, la partie lésée (ou qui s'estime telle) dispose de moyens dont est privée celle dont on exige la compensation. C'est toute la différence, par exemple, entre un duel, où les deux adversaires sont équipés des mêmes armes, et ce qu'il est convenu d'appeler une « ordalie » – dans cette procédure, une des plus célèbres de l'ethnographie australienne, le coupable se tient, armé uniquement d'un bouclier, face à un nombre déterminé d'individus qui lui jetteront des lances ou, beaucoup plus rarement, des boomerangs. Au passage, le terme d'ordalie, qui fait référence au « jugement de Dieu » médiéval, est tout à fait impropre, ainsi que le faisait remarquer A. Testart : l'issue de l'ordalie était censée lever le doute sur la culpabilité de celui qui y était soumis ; ce n'est absolument pas le cas dans la coutume australienne, qui n'est en aucun cas censée déterminer la culpabilité, mais uniquement la nature exacte de la compensation qui éteindra les griefs. L'opposition entre règlement symétrique et asymétrique renvoie également à celui qui existe entre une bataille ouverte, où les deux camps se rendent de manière convenue à l'avance, et un raid où il s'agit, par la ruse et la surprise, de triompher de l'adversaire.
Critère 2 : la cible de l'action judiciaire est un individu ou un groupe – je précise bien que le critère porte sur la partie tenue pour coupable, et non sur celle qui exerce l'action.
Critère 3 : la procédure est codifiée ou libre (je ne trouve pas de meilleur adjectif). Dans de nombreuses situations, en effet, celui ou ceux qui vont exercer la justice doivent respecter un cadre, obéir à diverses règles dont la violation les exposerait à être, à leur tour, l'objet d'une rétorsion. Citons ainsi les coups interdits ou les armes prohibées lors des duels, le fait que le combat doive cesser dans telle ou telle circonstance, etc. Inversement, dans d’autres cas, on se situe au niveau maximum de violence : tous les coups sont permis, et l'on peut dès lors chercher à tuer, employer la ruse, etc.

3. La classification

Ces trois critères binaires définissent donc huit catégories possibles, représentées ici dans un diagramme de Carroll (qui, à la différence de celui d'Euler-Venn que j'avais utilisé dans ce billet), présente l'avantage de ne pas suggérer un « dedans » et un « dehors ». Les huit zones ont été numérotées et sept d'entre elles sont nommées.
Zone 1 : le duel, souvent au couteau à pierre, dans lequel on ne peut frapper l'adversaire que dans certaines parties du corps et qui cesse avant que les blessures deviennent trop graves (on trouve cependant quelques mentions de duels aux boomerangs ou à la massue : dans ce cas, on vise systématiquement la tête). Pour les femmes, on trouve au moins une mention (Finnegan in Baron Field, 1825) d'authentiques duels au bâton à fouir.
Zone 2 : il s'agit de la procédure dite à tort d'ordalie, déjà évoquée précédemment.
Zone 3 : elle correspond à la forme de bataille collective la plus spectaculaire et la mieux décrite par l'ethnographie (chez les Murngin décrits par Warner, elle prend le nom de milwerangel). Sans entrer dans les détails (le déroulement pouvait assez largement varier d'un cas à l'autre), elle consiste en une rencontre convenue entre deux groupes, parfois extrêmement nombreux, puisqu'on trouve des témoignages faisant parfois état de plusieurs centaines de participants de part et d'autre. Dans chaque camp, les combattants, aux corps dûment peints et maquillés  sont disposés sur une, éventuellement deux lignes. On s'invective, on se provoque, et le combat s'engage, le plus souvent aux armes de jet (boomerangs, lances) pour se prolonger aux massues, en corps à corps. L'affrontement se termine lorsqu'il y a quelques blessés plus ou moins sérieux ou, ce qui n'est pas rare, un ou deux morts – un élément de complication supplémentaire étant que même si les Aborigènes faisaient preuve d'une étonnante résistance aux trauma, il était fréquent que certains blessés décèdent des suites du combat, plusieurs jours après.
Ces combats, spectaculaires et menés de manière publique (je serais tenté d'écrire : « ostentatoire »), ont très souvent servi d'arguments pour affirmer que les sociétés Aborigènes ignoraient la guerre. Et dans la littérature, on les trouve souvent désignés sous le nom de sham fights (simulacres de combats) ou de ritual fights (combats rituels, ou ritualisés). Ces deux termes me paraissent aussi mal choisis l'un que l'autre. Un combat qui se solde couramment par des blessures graves, voire un ou deux morts, n'est certainement pas un simulacre. Quand au rite, il renvoie à une dimension religieuse totalement absente de ces événements. Pour faire image, dirait-on d'un championnat de boxe, par exemple, qu'il s'agit d'un simulacre ou qu'il est ritualisé ? C'est pourquoi le meilleur qualificatif qui me paraît devoir être employé est celui de « codifié ». Ces combats sont d'authentiques affrontements, mais qui suivent des règles, tous les coups n'étant pas permis.
Zone 4 : ce cas de figure est rare, au point que je n'en ai trouvé qu'un seul exemple dans la littérature ethnographique : le makarata décrit par Warner. Sans entrer dans les détails, il s'agit d'une « ordalie » collective à laquelle se soumettent, en deux vagues, ceux qui sont considérés comme les pushers d'un feud (les commanditaires, généralement des anciens) puis ses exécutants.
Zone 5 : voir plus bas.
Zone 6 : elle correspond au cas de figure, lui aussi bien connu, des « groupes de vengeurs » (avenging party), constitués afin de mener une expédition punitive et qui, selon les régions, étaient appelés atninga, pinya, tjinakarpil, etc., et narrup chez les Murngin. Là encore, on dispose d'abondantes descriptions ethnographiques concernant le choix des membres d'un tel groupe, leur accoutrement (avec, dans certaines régions, les fameuses chaussures de plume) et la manière dont ils exécuteront leur mission : le plus souvent, en tuant leur cible par surprise durant son sommeil. Dans certaines formes atténuées, les vengeurs avancent en territoire étranger à visage découvert, annoncent leurs intentions et l'affaire se solde sans qu'il y ait de mort (par exemple, lorsque les membres de l'expédition choisissent de faire l'amour avec les femmes que le campement de leur cible leur envoie en signe de bonne volonté). On ne parle donc ici que de la forme « dure » de telles expéditions, ou c'est la mort de la cible qui était recherchée, quels que soient les moyens d'y parvenir.
Zone 7 : c'est celle de la bataille frontale dépourvue de règles, où l'on s'affronte avec l'intention d'infliger le maximum de pertes. La ruse peut être employée, mais dans ce cas on se rapproche de la forme correspondant à la zone suivante. L'archétype de tels affrontements est le gaingar décrit par Warner, où les deux camps s'affrontent en quelque sorte à armes égales, en se donnant rendez-vous en terrain ouvert, ce qui ne l'empêche pas d'être particulièrement létale.
Zone 8 : cette dernière zone est celle du raid, où l'on tente d'utiliser la surprise, en fondant (le plus souvent, mais pas toujours) au premières lueurs de l'aube sur un campement encore endormi. Là encore, l'objectif est d'infliger un maximum de pertes, en tout cas sur les hommes adultes – mais les femmes sont assez fréquemment victimes collatérales de telles opérations. Dans la liste de Warner, ce type d'attaque correspond au marringo.
Bataille sur la Goulburn River,  peinture de C. Le Souef, 1895

4. Quelques aspects supplémentaires

Il reste donc la question de la zone 5, celle de combats à cible individuelle, non codifiés et qui s'effectueraient sur un pied d'égalité. J'avoue ne pas voir à quelle situation ethnographique correspond ce schéma, sans savoir si cet ensemble vide révèle un trou dans mes connaissances, ou s'il relève d'une raison logique sous-jacente que je n'ai pas encore identifiée.
Atninga, ou expédition vindicative
Photographie de B. Spencer, Désert de l'Ouest, 1901
Enfin, se pose la question des transitions entre les différentes formes, dont les plus évidentes et les plus fréquentes ont été signalées par des relations (traits ou flèches) sur le schéma. Le trait représente l'existence d'un continuum entre deux formes, avec des situations manifestement intermédiaires, ou qui entremêlent les deux éléments. Les flèches, elles, représentent l'évolution possible, dans des circonstances données, d'une forme vers une autre.
Ainsi, la transition entre duels et batailles « ritualisées » tient à la nature-même de ces dernières, qui sont en quelque sorte un duel collectif. Très fréquemment, le collectif se désagrège pour laisser place à l'individuel, et dans de nombreux récits, la bataille commence, ou finit, par de tels duels individuels mettant aux prises ceux qui sont directement concernés par le motif du conflit.
La transition entre batailles libres et raids, comme je l'indiquais, est celle d'une indétermination : lorsque l'effet de surprise ou la ruse sont employés, qui donnent un avantage indéniable à l'une des parties, sans pour autant que l'autre soit totalement désarmée. Une telle indétermination ne doit rien aux spécificités des sociétés aborigènes, et se retrouve dans n'importe quel type d'affrontement militaire à travers les lieux et les âges.
La transition, enfin, entre duel, bataille dite ritualisée ou makarata et bataille libre, elle, est à sens unique : c'est, très banalement, celle d'un conflit que l'on tentait de régler en observant des règles (j'allais presque écrire « à l'amiable ») et qui dégénère, soit que la partie vaincue n'en accepte pas l'issue, soit que l'un des deux camps accuse l'autre de tricherie, soit, même, que l'atmosphère soit trop électrique et qu'on assiste à une escalade de la violence sans raison identifiée.
Pour conclure, il me semble que cette classification représente un pas en avant dans la compréhension des diverses formes de violences socialement reconnues dans les sociétés aborigènes. Si un cas de figure théorique ne paraît pas représenté (la zone 5), dans l'autre sens, je ne vois pas de récit ethnographique qui la prenne en défaut. Pour jargonner un peu, la classification ci-dessus est saturante, à défaut d'être saturée. Reste évidemment un dernier pas à franchir, et non le moindre : comprendre les raisons qui font que dans tel ou tel cas, c'est une forme de règlement qui sera choisie plutôt qu'une autre. Mon premier sentiment est que la nature de l'acte intervient pour partie : par exemple, je ne crois pas qu'on puisse réparer un meurtre par un duel. Mais l'acte n'est qu'un élément de la réponse : intervient également la situation relative des parties. En clair, il me semble qu'on vengera un meurtre par une ordalie ou une bataille ritualisée si le coupable est dans un groupe avec lequel on entretient des relations régulières et un rapport de confiance, mais par une expédition punitive ou un raid s'il se trouve au loin ou qu'il est identifié comme ennemi. Mais, je le répète, il ne s'agit que d'intuitions qui demandent à être confirmées (ou pas !) par des recherches supplémentaires.

14 commentaires:

  1. Rien à dire à chaud : je trouve ça tout à fait convaincant et passionnant. Un résultat extrêmement important à mon sens, en dehors de la classification, est qu’en Australie la violence armée est toujours une manière d’exécuter la justice. Je serais vraiment curieux de savoir si c’est une conclusion extensible à tous les chasseurs-cueilleurs « non riches » ou s’ils peuvent avoir parfois d’autres motivations. Notamment, on parle souvent des raids pour « rapter » des femmes, mais est-ce que ça existe vraiment ? En tout cas, ici tu montres bien que le rapt n’est qu’une conséquence secondaire éventuelle. Ça ne me paraîtrait pas illogique que ce soit partout le cas là où la richesse n’existe pas. Tout cela renvoie aussi à cette fameuse frontière entre feud et guerre et à la définition même de la guerre, et ça ouvre de nouvelles pistes de réflexion.
    Il faut aussi que tu trouves pour la zone 5 : personnellement je n’aime pas les classifications non saturées, ça me donne toujours l’impression que ce ne sont pas les plus pertinentes !

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    1. Merci pour les compliments ! Sur le fait que la guerre soit en Australie soluble dans la justice, c'est une vieille idée, mais à laquelle on n'a je crois pas suffisamment été attentif (comme, globalement, à la question de la violence). Pour les autres chasseurs-cueilleurs sans richesse, je serais tenté de penser que c'est la même chose, mais souvent de manière plus informelle (les Australiens, que ce soit pour la parenté, la religion ou le reste, sont vraiment les champions des règles et du formalisme). Pour les rapts de femmes, il y en avait à titre individuel, mais je n'ai pas d'exemple où une collectivité décide d'agir, d'une manière ou d'une autre, dans cet objectif (alors qu'on agit parfois à titre collectif pour faire valoir ses droits matrimoniaux bafoués). Enfin, que la classification ne soit pas saturée n'est pas en soi un problème si , comme je le soupçonne ici, elle a d'excellentes raisons de ne pas l'être, parce que le cas de figure est en lui-même absurde.

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  2. Bonjour Christophe,
    Un des critères de ta classification de la violence dans les sociétés aborigènes est le code ou la règle. Cette notion est, me semble-t-il, différente de celle de loi (sur laquelle repose la classification d’Alain Testart). Cela demanderait peut-être à être approfondi – tout comme la notion de violence (ou de combat) qui va du spectacle (combat de boxe) à la mise à mort (codifiée ou sauvage). Je suis un peu surpris par ton problème concernant la zone 5, « celle de combats à cible individuelle, non codifiés et qui s'effectueraient sur un pied d'égalité. J'avoue ne pas voir à quelle situation ethnographique correspond ce schéma. ». J’ai bien l’impression que nous avons dans nos sociétés les mêmes cas : le duel individuel, symétrique et codifié est par exemple, le tournois de chevaliers de notre Moyen-âge, le duel individuel, symétrique et libre (c’est-à-dire sans interdiction, sans règle) est le combat de rue, le combat à l’arme blanche entre voyous, etc. (= une riflette ??). Dans le premier, malgré des règles il y a parfois des accidents mortels (même des rois !) ; dans le second, parce qu’il n’y a pas de règle, la question d’épargner la vie de l’adversaire ne se pose même pas. La violence n’est pas du même ordre dans ces deux cas. Je pense (c’est une question) qu’en Australie il y avait parfois des cas où un homme pouvait défier un autre homme en dehors du « cadre légal », ou des cas de rixes « sauvages ». Ce qui est clair, c’est qu’il y a une zone importante d’indétermination entre les cas 1 et 5 (reflété par les problèmes de flou dans le droit aborigène : avait-il le droit de tuer l’amant de sa femme ? etc.).

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    1. Salut Momo,
      Pour ton dernier point, la notion que j'ai est que l'adultère n'est pas punissable, c'est même quasiment un comportement social normal (en tout cas admis), tandis que le rapt l'est. Mais ce n'est peut-être pas ça partout (le problème avec l'Australie, c'est que c'est trèèèès grand et qu'on a assez tendance à généraliser trop rapidement des cas particuliers).
      Sinon, ta proposition pour les rixes "sauvages" est une bonne solution, d'autant que ça doit être une configuration peu ou pas visible en ethnographie si ça existe.

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    2. Salut BB
      Ce que j’évoquai n’était pas un adultère au sens où nous l’entendons. C’est Alain Testart qui racontait le fait suivant : une femme était partie dans le bush ramasser le casse-croute de sa famille ; au bout de 3 jours, le mari va à sa recherche, la trouve en compagnie d’un homme et le tue. La communauté est alors divisée : avait-il le droit de le faire ? Si la réponse est négative le mari devra faire face à un feud conduit par les parents du mort ! C’est une question de droit. En effet, que la femme couche avec un autre homme est (peut-être) admis, mais ce qui ne l’est pas c’est qu’elle donne toute la nourriture qu’elle ramasse à quelqu’un d’autre que son mari (il ne s’agit pas nécessairement d’un rapt- enlèvement illégal, contre la volonté de celui ou celle qui est enlevée). Trois jours est-ce trop ou pas assez ? That is the big question ! À partir de cette situation, un feud peut se déclarer qui peut dégénérer en guerre. La guerre de Troie a bien eu lieu.

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  3. Ah oui, je me souviens de cette histoire ! Mais l'interrogation portait bien sur la question rapt ou pas (est-ce que trois jours c'était assez pour conclure au rapt, ou le mari aurait-il du attendre plus ?). En passant, le rapt est illégal, mais n'est pas nécessairement contre la volonté de celle (généralement) qui est enlevée : elle peut être tout à fait volontaire (c'est même une forme de mariage), mais il y a rapt quand même. Quoi qu'il en soit, le problème, tu as raison, c'est de savoir si le mari qui tue l'amant tombe dans le 1 ou dans le 5. Et, accessoirement, dans quelle case tombe-t-on si le meurtre donne lieu à feud, sachant que ce ne sera pas la même selon si le mari fera seul ou non vendetta et si l'amant sera seul ou soutenu par sa parenté ? C'est peut-être effectivement le critère 3 qui pose problème, et il faudrait peut-être réfléchir à changer l'opposition codifié/libre par encadré par le droit/hors droit. Dans ce cas-là, on pourrait peut-être dire que si le mari était dans son droit en tuant l'amant, c'est du 1, s'il ne l'était pas, c'est du 5 ? À méditer, je n'ai pas mieux pour l'instant...

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  4. Merci à tous deux pour cette discussion, qui m'aide à tenter d'y voir plus clair. Celle-ci aborde plusieurs problèmes qu'il faut soigneusement différencier, sinon on ne sait rapidement plus de quoi on parle.

    Pour commencer, il y a la question de l'illégalité de l'adultère, et des sanctions qu'il appelle éventuellement. J'insiste, cette question est en elle-même totalement indépendante de celle de la validité de ma classification. Pour le dire en deux mots, A. Testart répétait volontiers que l'adultère était légal (ou toléré), mais cette affirmation repose sur une seul source : celle de Falkenberg, pour une tribu du Kimberley. Beaucoup d'autres ethnographies disent le contraire, à commencer par Hart et Pilling sur les Tiwis, qui décrivent en détail comment un jeune un peu trop entreprenant avec les épouses d'un ancien devra se soumettre à l'ordalie et se laisser volontairement transpercer pour sauver l'honneur du vieux et ne pas ruiner sa propre future carrière matrimoniale.

    Ensuite il y a la question de l'opposition que je propose entre procédures codifiées ou libres. J'ai l'impression qu'il y a un malentendu (ou un glissement), donc j'insiste : cette opposition n'a rien à voir avec le fait que la partie accusée considère la sanction comme légitime ou non. Donc, quand je dis qu'un affrontement codifié se différencie d'un affrontement libre, je parle de la manière dont la partie qui entreprend de se faire justice entend procéder, et uniquement d'elle ! Naturellement, on peut rétorquer à juste titre qu'il ne peut y avoir de procédure codifiée sans l'assentiment de la partie accusée. Mais inversement, cet assentiment (ou son absence) n'entre pas en ligne de compte lorsqu'on décide de monter un guet-apens (dans le cas du gaingar décrit par Warner, les deux parties se mettent d'accord pour se livrer à une bataille sans limites : il y a donc bien assentiment, mais absence de ce que j'appelle, faute de mieux, codification - peut-être devrais-je parler de « limites » ou de « bridage »...). En tout cas, le gaingar, tout comme les revenge parties, est hors limites (en ce qui concerne les dégâts et les moyens utilisés pour les infliger) mais il n'est certainement pas hors-droit.

    Je reviendrai sur le problème de la case n°5 dans un autre commentaire ou billet, mais quand bien même elle représenterait un cas réel, je ne crois pas du tout, dans cette perspective, qu'elle soit perméable avec la case 1.

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    1. Sur la légalité de l'adultère, effectivement je tiens cette notion de Testart. Mais la correction que tu apportes ne m'étonne guère. Je pense que nous sommes tous conscients que AT avait certaines fois une forte propension à extrapoler et même à généraliser à partir d'un cas. J'ai d'ailleurs appris à me méfier, ce pour quoi je mettais plus haut que ce n'était peut-être pas le cas partout... Mais, comme tu dis, c'est une discussion satellite.

      Pour la classification, OK, je comprends mieux ce que tu veux dire. Mais du coup, effectivement, ce sont les appellations qui posent problème. Codifier, ça fait explicitement référence au droit (au sens premier c'est réunir de lois dans un recueil... qui s'appelle un code). Toi, tu emploies le sens étendu de régi par des règles ("doivent respecter un cadre, obéir à diverses règles"), mais le terme crée tout de même une certaine confusion. D'autant plus que la différence entre règle et loi est hautement subtile. D'ailleurs, la question de pose de savoir sir les règles auxquelles les gens doivent obéir sont ou non des règles de droit (ce qui semble assez être le cas, puisque leur violation expose à être l'objet d'une rétorsion). À l'inverse, quand tu définis libre en mettant que "tous les coups sont permis", c'est soit qu'il n'y a plus aucune règle... soit que la règle autorise à ce que tous les coups soient permis. Dans le cas du gaingar, quand tu décris la zone 7 tu parles de bataille dépourvue de règles, mais dans ton commentaire tu précises en fait qu'il y a accord pour livrer une bataille sans limites. Je crois que ce n'est pas tout à fait la même chose et que ça renvoie aux deux possibilités précédemment évoquées : s'il y a accord, n'est-ce pas finalement qu'on fixe une règle qui autorise le combat sans limites ? En particulier, en cela c'est différent des zones 6 et 7, où là c'est vraiment sans aucune règle (et aucun accord). Je précise que je parle bien du combat lui-même, avec des règles ou sans, mais que le cadre n'est pas pour cela hors droit (il me semble que c'est bien ce que tu veux dire).

      Finalement, tout ça pour dire qu'il y a un problème de terme, codifié ne pouvant être opposé à libre dans le sens où je crois que tu l'entends. Si l'on parle des moyens, de l'intensité, et de la façon de mener le combat (et donc implicitement des dégâts qu'il va générer), à mon avis il faut opposer "avec des limites" et "sans limites", termes qui s'affranchissent du droit, de la notion de règle ou d'accord (les limites ou leur absence peuvent ou non en dépendre). Et dans ce cas, le mari qui tu l'amant de sa femme est sans problème dans le 5. Maintenant, je ne suis pas certain que ce soit ce critère-là qui soit le plus intéressant. Plus je médite et plus je crois que le critère essentiel nous échappe, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus... En tout cas, tu n'as pas perdu ton temps : ta classification fait réfléchir !

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    2. Correction : "en cela c'est différent des zones 6 et 8" (et pas 6 et 7)...

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    3. Dans ce cas, j'ai deux propositions alternatives. Celle qui me plaît le moins serait d'opposer « bridé » à « non bridé ». Mais le terme est un peu métaphorique et finalement, assez imprécis. L'autre, qui aurait ma préférence, serait de parler de combats « conventionnels » ou « non conventionnels », un peu par analogie avec notre propre Convention de Genève, et l'adjectif qu'on appose aux différentes armes. Ce n'est pas parfait, mai c'est le terme le moins mauvais auquel j'ai pensé pour éviter une lourde périphrase. Qu'en dites-vous ?

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    4. Bridé/non bridé, c'est ce qui est le plus proche de avec des limites/sans limites, mais je suis d'accord avec toi que c'est un peu flou, ou en tout cas peu parlant. Conventionnel/non conventionnel comprend la notion d'accord [le TLF dit que conventionnel c'est "Qui est admis par suite d'une convention, qui est établi par l'usage (en vertu d'un accord tacite entre les hommes)", une convention étant de toute façon un accord]. Pour autant, je trouve que c'est plutôt pas mal, parce que je pense que c'est sans doute une notion pivotale. Le seul problème que ça pose, au moins dans ta classification en l'état, c'est que si vraiment le gaingar fait suite à un accord pour livrer une bataille sans limites, il faut le sortir du cercle intérieur pour le groupe 3, et ça fait un gros paquet bataille sans plus rien dans le symétrique non conventionnel. Pourquoi pas d'ailleurs : peut-on avoir du symétrique sans convention ? C'est juste que ce n'est plus ton critère initial...

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  5. Un mariage illégal, ce serait pas un oxymore ? Si je ne me trompe, en anglais le mot « elopement » désigne le rapt légal, une mise en scène, une forme de mariage. Mais le mot « abduction » désigne un rapt qui ne se termine souvent que par un exil (une mort sociale), ou par la mort du ravisseur, par un feud mais parfois, rarement, un long temps après, une légitimation et le retour au bercail (avec des enfants, ça aide).
    (Ce § était une réponse à BB faite hier mais ma machine a fait une poussée de fièvre)
    Pour ce qui concerne la règle et le droit, le problème n’est pas de savoir s’il s’agit toujours des deux faces d’une même pièce (le duel est pétri de règles et pourtant il est illégal) mais si c’est le cas dans toutes les sociétés de chasseurs cueilleurs (l’illégalité du duel est vraie dans une société étatique). Il y a des combats légaux sans code (ou sans limites), des combats légaux avec codes, des combats illégaux avec code et des combats illégaux sans code. Suis-je en train de compliquer l’affaire ?
    Question subsidiaire : ton texte traite de la violence. La violence commence avec l’affrontement de deux personnes et finit par la guerre. Les cas que tu traites sont des expéditions, des feuds, des guerres. Et les autres cas ? En particulier la violence faite aux femmes est particulièrement gratinée en Australie.

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    1. Je ne connaissais pas le terme "elopement" ! Ces Anglais ont tout prévu.

      Je ne pense pas que tu compliques l'affaire. Tu mets simplement le doigt sur sa complexité intrinsèque, et tout ce que tu dis est vrai. Juste une remarque à la marge : le duel n'est pas forcément interdit dans une société étatique. Regarde en France, le duel d'honneur n'est interdit qu'assez tard, mais même le duel judiciaire, d'ailleurs considéré au même titre que l'ordalie comme un jugement de Dieu, ne disparaît qu'au 16e siècle (le dernier duel judiciaire en France, c'est le coup de Jarnac). Je pense que personne ne doute qu'au 16e la France est bien un État. Je fais cette remarque, parce que c'est aussi amusant par rapport à la définition wébérienne de l'État. Ou disons que ça implique quelques ajustements pas si évidents que ça en pratique. Mais on ne va pas rentrer là-dedans plus avant, parce qu'on n'est pas prêt d'en sortir ! Je reviens donc à ton dernier paragraphe. Il soulève surtout le problème de la classification des violences armées. Je ne crois pas que c'était le but de Christophe de régler ce problème, mais il est vrai que s'il prend en compte la violence entre individus, il faudrait aussi évoquer d'autres cas. Peut-être, dans un premier temps, faudrait-il se limiter à ce qui est intergroupes, pour déjà simplifier la réflexion ?

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    2. La cocotte minute bouillonne ! N'en jetez plus !

      En deux mots, je n'ai sans doute pas assez insisté sur ce point, mais ma classification ne vise pas à embrasser l'ensemble des formes de violences, ni même l'ensemble des modes d'exercice de la sanction judiciaire (je voulais insister sur ce point, mais j'ai eu la tête ailleurs). Il y a en effet des formes d'exercice de la justice qui ne redressent pas un tort vis-à-vis d'un individu ou d'un groupe, mais de ce qu'on pourrait appeler les lois du Monde : ainsi, lorsqu'on punit un inceste ou une violation d'un interdit religieux. Mon objectif, plus modeste, était de classifier à la fois la guerre, le feud et certaines formes de justice, dont le point commun est de représenter une compensation (un peu comme nous distinguons, dans le monde étatique, l'amende ou la peine des dommages et intérêts). Donc, la violence entre individus ne rentre dans ce périmètre que si elle correspond à l'exercice d'une compensation socialement admise. Après, à un autre niveau (que je ne considère pas ici), il ne faut pas confondre le fait qu'une forme de violence soit socialement admise et le fait qu'un épisode précis soit considéré (avant ou après coup) comme légal (ou légitime, ce qui je pense revient ici au même).

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