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Justice inuit et justice australienne : premières réflexions

En élaborant les critères d'une classification des procédures de justice australienne, j'émettais l'hypothèse (osée ?) que cette classification permettrait d'aborder d'autres univers juridiques. Une première exploration en direction du nôtre, que j'ai esquissée dans la conclusion de mon mémoire de HDR, et futur livre, donnait des résultats encourageants : on percevait, par exemple, la disparition dans notre propre droit de toute désignation collective (synecdochique ou plénière – pour une explication de ces termes cryptiques, je renvoie le lecteur curieux à ce billet) et, inversement, l'apparition de la « personne morale », totalement inconnue des Australiens. Je vais tenter, dans les lignes qui suivent, d'explorer le droit d'un autre ensemble de sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesses bien connu de l'ethnologie, à savoir les Inuits.
Pour effectuer une étude approfondie, il me faudra évidemment entreprendre une lecture systématique des sources, ce qui est (au moins) une affaire de semaines. Mais j'ai cru pouvoir tenter une première esquisse générale à partir de la belle synthèse effectuée il y a quarante ans par un juriste qui s'est intéressé de près à l'anthropologie et à l'histoire : je veux parler de Norbert Rouland, qui a notamment écrit un ouvrage intitulé Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit, dont le texte est intégralement disponible en ligne sur le site des classiques des sciences sociales. Je ne discuterai pas ici en détail des affirmations générales de l'auteur concernant ce qui relève ou non du juridique. Mon sentiment général est qu'il insiste, à juste titre, pour inclure dans la sphère juridique des faits sociaux que d'autres chercheurs ont tendance à écarter, au nom d'arguments ethnocentristes. mais ce faisant, il pèche parfois par l'excès inverse, en considérant que toute pression sociale participerait ipso facto du juridique. Or, si la distinction entre droit et norme sociale est sans doute beaucoup moins prononcée dans les sociétés non étatiques, je ne vois pas pourquoi, pour ces sociétés, cette distinction devrait être purement et simplement abandonnée. L'inventaire dressé par Norbert Rouland permet d'établir, pèle-mêle, la liste des procédures et/ou sanctions suivantes :
  1. la dérision
  2. l'adresse injurieuse (avec des formes variées, de l’injure subtile au mépris le plus cru)
  3. la réprimande (dont le blâme public prononcé dans la maison collective)
  4. l'ostracisme (allant d'une simple attitude consistant à ignorer plus ou moins l'individu fautif jusqu'au bannissement équivalent, sous ces latitudes, à la peine de mort)
  5. la privation de parts de gibier
  6. l'assassinat, pouvant être effectué soit à titre privé (assassinat de compensation), soit à titre public (peine de mort)
  7. la confession publique
  8. le duel
Le point 1, de même que les formes les plus légères du point 4 me semblent assez clairement sortir du cadre juridique, pour entrer dans la simple norme sociale, et la pression plus ou moins informelle par laquelle celle-ci est imposée aux individus. Pour le reste, il faut tenter de situer les différentes procédures par rapport aux trois critères élaborés à propos de l'Australie.
  • Modération : ce critère ne présente aucune difficulté. Hormis l'assassinat (point 6) et le bannissement, qui s'y rattache, toutes les autres procédures ou sanctions sont modérées, dans la mesure où elles ont un but explicitement non létal.
  • Symétrie : seul le duel représente ici une procédure symétrique. Toutes les autres sont soit des procédures asymétriques, soit des sanctions qui en sont le fruit.
  • Désignation : là où le monde australien se caractérise par une grande diversité entre désignations personnelle, synecdochique et collective, le monde inuit semble au contraire se restreindre virtuellement à la première. La seule forme de désignation synecdochique concerne l'assassinat judiciaire qui peut, à défaut, frapper un proche parent du coupable. Mais, comme je le soulignais à propos de l'Australie, il s'agit là de la forme la plus élémentaire de synecdoque, qui confine à la désignation personnelle. Toutefois, deux points méritent d'être creusés, qui pourraient conduire à modifier sérieusement ce jugement. Le premier concerne les sociétés de l'Alaska, connues pour être plus riches et asse différentes des autres sociétés Inuits, et où s'épanouissaient semble-t-il diverses formes de feuds et même de guerres. Le second point porte sur la mention, par Norbert Rouland, de « duels de héros » – et donc, synecdochiques – qui auraient eu lieu parmi les Inuits caribou, mais il ne donne guère de détails à ce propos.
Si l'on reporte tout cela sur la représentation que j'avais utilisée pour l'Australie et pour le droit moderne, on obtient le schéma suivant :
Encore une fois, par rapport à l'Australie, les procédures inuits se déploient dans un espace beaucoup plus restreint vis-à-vis des trois critères considérés (ce qui ne les empêche nullement, par ailleurs, d'être manifestement d'une grande variété ). Et, je le répète, il faudrait explorer comment cette justice s'étend, dans les régions plus riches et peuplées de l'Alaska, vers les zones synecdochiques ou collectives du schéma.
Un autre aspect concerne la nature générale des sanctions, très différente de l'Australie. Si je devais la résumer en une phrase, je dirais bien que là où la justice australienne marque les corps, la justice inuit veut amender les esprits. Norbert Rouland insiste longuement, et de manière convaincante, sur le caractère psychologique, ou social, de la plupart des sanctions. La peine de mort elle-même est une extrémité à laquelle on ne se résout que pour protéger la communauté, et ce n'est sans doute pas un hasard si elle se manifeste souvent sous la forme du bannissement plutôt que sous celle de l'exécution. Mais on ne trouve pas chez les Inuits de châtiments corporels, ni d'épreuve de pénalité. En fait, hormis dans le cadre strict de l'assassinat de compensation proprement dit, on ne voit pas s'exprimer l'idée que le sang compense ou équilibre le sang (on pourrait d'ailleurs se demander si l'objectif de ces assassinats, dans la mesure où ils ne semble jamais, ou presque, impliquer des groupes, a quoi que ce soit à voir avec un équilibrage, et s'ils ne jouent pas tout simplement un rôle dissuasif). Les duels eux-mêmes, s'ils peuvent mettre en jeu des assauts physiques, comme dans une scène du film Atanarjuat, prennent dans bien des régions la forme d'affrontement verbaux, où l'on cherche à humilier l'autre et à établir ses torts devant la collectivité. Inversement, le blâme ou la confession publics sont totalement étrangers à l'esprit de la justice australienne. J'ai d'ailleurs été frappé, a posteriori, de l'absence totale de manifestations de remords ou d'excuses formulés verbalement en Australie : celles-ci prennent au contraire la forme d'un châtiment corporel auto-administré. Et aucune procédure publique n'attend du condamné qu'il s'amende, ou qu'il fasse acte de contrition.
Norbert Rouland attribue cette inclinaison que faute de mieux, on peut dire « socio-psychologique » de la justice inuit à l'environnement très ingrat au caractère clairsemé des populations, qui imposent d'éviter au maximum de prélever des vies afin de ne pas mettre l'ensemble du groupe en danger. Mais si ce mécanisme est sans doute bien réel, il explique le caractère modéré des procédures, et non leur nature psychologique plutôt que physique. Celle-ci semble bel et bien relever, au sens le plus strict, d'un « choix » (ou plutôt, d'une orientation) culturel, c'est-à-dire de la sélection, parmi une gamme de possibilités contraintes, d'un certain nombre d'éléments et du rejet de certains autres.
Au-delà de la comparaison entre les systèmes judiciaires de deux ensembles de peuples au regard du caractère formel des procédures, cette opposition dans l'esprit et le répertoire des sanctions révèle sans nul doute une différence profonde dans leur conception même de la justice et des rapports sociaux.

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