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Étranges barbelures

C'était il y a très longtemps, dans le « monde d'avant » : au mois de mars dernier, pile poil la semaine qui a précédé le confinement et la crise. Je rendais enfin visite aux réserves du Museum de La Rochelle qui, pour une série de raisons improbables, se trouve détenir la plus riche collection en France d'armes aborigènes. Pendant une semaine, j'ai pu travailler avec le conservateur qui en est chargé, Romain Vincent – que j'en profite pour remercier ici – et photographier de manière systématique lances, casse-têtes et boucliers, avant de chercher quelques détails sur leur provenance ou leur usage.
Si toutes les pièces sont remarquables, depuis les sagaies soigneusement barbelées jusqu'aux différents casse-tête dont on imagine aisément, en les soupesant, les dégâts qu'ils occasionnaient, l'une d'elles est de surcroît intrigante. Il s'agit d'une lance sont la barbelure la plus éloignée de la pointe est sculptée à contresens, c'est-à-dire vers l'avant :
Ce genre de modèle n'est pas une aberration : on retrouve des exemplaires similaires dans les musées australiens, comme par exemple celui-ci, fabriqué au début du XXe siècle en Nouvelle-Galles-du-Sud.
Un tel dispositif est a priori contre-intuitif : une barbelure inversée gêne la pénétration dans la cible. Il y a néanmoins, dans le cas de la lance de La Rochelle, une hypothèse simple et convaincante : quand une lance barbelée pénétrait un membre, on l'extrayait fréquemment en la faisant ressortir par l'autre côté, après l'avoir sciée au besoin. Dès lors, la barbelure inversée avait probablement comme rôle de rendre l'extraction aussi douloureuse dans un sens que dans l'autre, et d'obliger à déchirer les chairs quoi qu'on fasse.
Cette hypothèse est cohérente avec certaines descriptions ethnographiques. Je n'en ai trouvé aucune qui fasse explicitement état de telles barbelures inversées dans un contexte de combat ni, par conséquent, de l'objectif qu'elles y auraient poursuivi. Il existe en revanche une mention particulièrement éclairante concernant une arme utilisée en contexte judiciaire : dans une tribu du Kimberley (au nord-ouest du continent), une « formidable » lance qui servait principalement, sinon exclusivement, aux châtiments corporels :
Sa tête mesurait une quarantaine de centimètres et, en plus d’être extrêmement pointue, elle était garnie de six rangées de pointes en forme de clous, taillées dans le bois dur, et qui s’étendaient sur une bonne trentaine de centimètres. Il est clair que lorsque cette arme est enfoncée dans un corps, il est extrêmement difficile de l'extraire. On ne peut la tirer, ni la pousser. (...) Elle était principalement utilisée pour punir des crimes tribaux, dont l’un des principaux est l’adultère.
Cette technique consistant à dédoubler les barbelures afin de constituer des paires inversées est également attestée par des dessins qu'ont laissés divers ethnologues. On en trouve ainsi parmi les nombreux exemples représentés dans l'article le plus exhaustif sur le sujet, signé de Davidson (Journal of Polynesian Society, 1934). J'ai rassemblé ici en un seul groupe les différents modèles ; tous proviennent du nord-ouest du continent, hormis le dernier, localisé dans le Nord :
Une autre source est le bref article de Clement (Ethnographical Notes on the Western-Australian Aborigines, 1908), qui fournit des représentations très soignées (là encore, je rassemble ici en une seule image des éléments présentés séparément dans l'article) :
En l'absence d'informations ethnographiques, il est malheureusement impossible de savoir quel était l'usage spécifique de ces armes – ni même si elles servaient à autre chose qu'à l'apparat ou au décor. Et naturellement, on aurait envie d'enquêter davantage pour obtenir ces informations, où que ce soit dans le monde (car l'Australie n'a manifestement pas le monopole de cette morphologie).
Je crois cependant que leur simple existence doit nous inciter à nous garder d'interpréter trop hâtivement de telles formes comme des aberrations pures et simples. C'est en effet ce qu'ont été tentés de penser certains préhistoriens à propos d'un des très rares exemplaires que l'on possède de tels objets pour le Paléolithique européen, le « pseudo-harpon » de la grotte de la Vache, avec laquelle la ressemblance est frappante (il faut tenir compte de la petite taille du fragment et des nombreuses pointes cassées) :
Reste une hypothèse, invérifiable en l'état, mais qui me semble devoir être creusée. Si, réellement, les barbelures inversées ont pour fonction d'empêcher la proie d'extraire le projectile par l'avant, alors on ne voit guère quel gibier terrestre justifierait un tel dispositif... hormis l'homme. Si cette idée est juste, cela signifierait que la barbelure inversée, inutile, voire contre-productive, pour la chasse, dénoterait une arme réservée à des usages judiciaires... ou guerriers.
À suivre, donc...

6 commentaires:

  1. Eh bien, ça ne rigole pas, la répression de l'adultère au Kimberley.

    Sinon, une question : combien mesure la portion de lance que tu as photographiée ? Faut-il envisager qu'elle ait servi à la punition collective d'une brochette d'individus ?

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    1. La répression de pas mal de choses ne rigole pas en Australie !
      La tête barbelée de la lance doit mesurer, je dirais, entre 60 ou 80 cm. Pour le manche c'est impossible à dire, car comme c'était trop long, les gars qui les ramenaient les sciaient. Mais selon les ethnographes, on a en Australie des sagaies qui vont de 1,50 m pour les plus courtes à environ 3,50 m pour les plus longues.

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  2. Une hypothèse : des barbelures pour la pêche. Le poisson ne peut plus se détacher malgré toute la vigueur de ses efforts pour se décrocher. Je ne connais pas la nature des poissons pouvant être pêchés par le aborigènes (eau douce ou bord de mer) mais si ceux-ci ont également de grosses écailles c'est une possibilité non négligeable pour pénétrer dans les chairs et s'accrocher.

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    1. On parle de barbelures inversées. Pour la pêche, cela ne me semble pas seulement inutile, mais a priori carrément contre-productif...

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  3. Le "a priori carrément contre-productif" serait donc d'empêcher le harpon de pénétrer plus profondément dans les chairs ? Dans ce cas ne s'agirait-il pas d'un limiteur de pénétration ?

    Si une lance traverse un gros gibier celui-ci s'enfuira pour mourir beaucoup plus loin. Cela me fait penser aux balles qui traversent les sangliers qui courent encore tant qu'ils ne se sont pas vidés de leur sang...

    Sur la première image de votre article les 3 uniques barbelures inversées sont bien en amont d'un harpon de plus de 20 cm (à vue de nez), au plus proche du manche de la lance.

    Je verrai bien la première illustration correspondre à une longue ou très longue lance (qui va loin pour le gros gibier).

    Pour les deux images suivantes leur usage serait la chasse aux petits gibiers, aux oiseaux, aux poissons et aux anguilles. Ce qui importerait ce serait alors la distance entre les barbelures normales et celles inversées pour "coincer" le "petit" gibier.

    Autre remarque : les barbelures inversées cassées de l'illustration 2 correspondraient à celles qui auraient pu se briser dans le corps de la proie lors de l'extraction de la lance.

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    1. Je vois ce que vous voulez dire et c'est effectivement une hypothèse qui doit être considérée. Cela dit, aucune de ces lances ne me parait adéquate pour du petit gibier : ainsi que je l'écrivais, les têtes barbelées mesurent au moins 60 cm de long, et le manche au moins 2 mètres. Par ailleurs, il faudrait sans doute mener l'enquête auprès des Aborigènes actuels pour avoir des informations supplémentaires, mais je ne crois pas être tombé une seule fois sur des mentions de barbelures inversées pour des lances de pêche. Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne, le dossier est loin d'être clos...

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