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De la bagarre chez les Shuar

Je poursuis ici mon trajet autour du monde pour inventorier les modalités d'exercice de la violence. Toujours en Amazonie, j'en viens à présent aux Jivaros qui feraient presque passer les « féroces » Yanomami pour des mollassons. Le nom de « Jivaros » désigne un assez vaste ensemble linguistique, au sein duquel, en l'absence de toute structure politique, on peut distinguer un nombre plus ou moins arbitraire de sous-groupes. Traditionnellement, on considère que les deux principaux sont les Ashuar – je n'en parlerai pas ici – et les Shuar, décrits notamment par Michael Harner, dont je tire mes informations.

Brève description de la structure sociale

Les Shuar sont marqués par une espèce d'atomisation, à la fois sociale et spatiale. Les maisons comptent une dizaine de personnes et sont assez dispersées. Il n'y a pas de villages. Socialement, il n'existe pas de groupes constitués, qu'il s'agisse d'associations ou même de groupes de parenté. En raison des morts violentes, il existe un net déséquilibre démographique chez les adultes en faveur des femmes, ce qui explique la polygynie fréquente (mais qui ne dépasse jamais trois épouses par homme).

Les personnages saillants de cette société relèvent de deux catégories.

Il y a pour commencer les grands guerriers (les kakaram), tirent leur prestige de leurs accomplissements et de la crainte physique qu'ils inspirent. Ils ne détiennent aucun pouvoir formel, mais ils peuvent faire preuve d'un autoritarisme d'autant plus marqué que leur réputation est assise (et qu'ils ont participé à des assassinats pour lesquels d'autres hommes leur doivent un renvoi d'ascenseur). Ils arborent parfois des signes extérieurs de prestige (« des coiffures de plumes compliquées et d’autres ornements » p. 126).

Les autres personnages de premier plan sont les chamans, qui se distinguent à la fois par leur savoir ésotérique et par leur aisance économique. Les deux éléments sont étroitement liés : il faut être riche afin d'apprendre de nouveaux sorts (l'acquisition de pouvoirs surnaturels auprès de ceux qui les détiennent s'effectue à titre onéreux) mais inversement, un chamane puissant échappe aux demandes normales de paiements et peut donc accumuler des biens. Dans cette société, on paye en effet, souvent avec un fusil, pour différentes choses : pour éteindre une vendetta, pour se marier (en remplacement du traditionnel service pour la fiancée), ou pour acquérir des pouvoirs chamaniques. Cette importance de la richesse chez les Shuar est largement, sinon entièrement, le résultat de l'arrivée des Occidentaux et de leurs marchandises. Bien que les informations ethnographiques ne remontent pas très loin dans le temps, toutes convergent pour attester du caractère à la fois récent et rapide de ces changements.

Au moment où écrit Harner, cette pénétration de la richesse et son influence sur les rapports sociaux n'est toutefois que partielle. Les positions sociales les plus en vue ne sont pas directement liées à la manipulation de biens. Il n'existe ni Big Men, ni formes de dépendance ou d'exploitation du travail liées à des différences de propriété. Reste cependant que les fêtes organisées autour des tsantsas (les fameuses têtes réduites), même si elles ne sont pas à proprement parler des potlatch, impliquent un important investissement et une dimension ostentatoire : la cérémonie qui clôt le cycle dure six jours pleins, avec souvent plus d'une centaine d'invités que l'hôte doit approvisionner. Au demeurant, en transmettant les pouvoirs surnaturels de l'âme contenue dans la tête aux membres féminins de la famille du tueur, ces cérémonies visent à permettre à ces derniers, « dit-on, de travailler plus dur et de connaître plus de succès dans leurs récoltes et dans l’élevage des animaux domestiques (…) » (p. 163)

L'organisation de la violence

La première chose que soulignent les ethnologues est la nette démarcation entre opérations menées à l'intérieur de son propre ensemble culturel et celles menées en direction de l'étranger.

Chez les Shuar, une expédition visant d'autres Shuar ne vise jamais qu'à tuer un ennemi précis. Celui-ci est toujours choisi sur une base personnelle, et la désignation synecdochique reste minimale :

Les Jivaros [Shuar] estiment qu’il est criminel de tuer ou de blesser des gens de la tribu, à moins que ce ne soit en représailles d’un acte semblable : dans ce cas, une équivalence exacte dans la rétorsion se trouve justifiée (…) Selon les normes jivaros [shuar], le châtiment admis doit s’approcher le plus possible du crime commis et s’adresser au coupable en personne ou à un membre de sa famille très proche (frère, femme, enfant). (p. 189)

L'assassinat de compensation obéit certes à quelques particularismes locaux, mais il se déploie selon des lignes très classiques. Il commence par une déclaration ouverte : « Combattons avec nos fusils » – cette déclaration, nécessaire si le crime a été commis par sorcellerie, par empoisonnement, ou s'il s'agit d'un enlèvement de femmes, est inutile si le meurtre a été commis par une arme à feu. La jurisprudence a sans aucun doute considéré que dans ce cas, le fait initial ne faisait aucun doute et que sa réalité n'avait donc pas besoin d'être proclamée par la partie lésée. La déclaration n'annonce pas des représailles immédiates : il s'écoule souvent trois à cinq ans avant passage à l’acte. Il s'agit donc plutôt « de justification publique à une attaque à venir. Le raid d’assassinat lui-même, lorsqu’il survient, s’opère dans le secret le plus absolu » (p. 198)

Lorsqu'on dirige une expédition contre des non-Shuars, en revanche, on cherche à tuer « autant d’ ‘étrangers’ que possible » (p. 190) – en pratique, toute une maisonnée, apparemment pas davantage, sans que les raisons en soient données. L'objectif de ces actions est de s'emparer de têtes pour en faire des tsantsas. En sens inverse, les Shuar représentent une cible toute désignée pour les Ashuar. Ainsi, l'échange des biens entre les deux communautés s'effectue au travers de partenariats officiels conclus entre deux individus nommés alors amigri. Harner précise que : « Le sauf-conduit fourni par l’amigri est indispensable à tout Jivaro [Shuar] qui se rend en territoire achuara pour y faire du commerce, parce que tout homme d’une tribu étrangère a le droit de le tuer pour faire de sa tête un trophée » (p. 146)

La guerre Shuar, si elle possède des similarités avec la guerre australienne, s'en distingue donc par la nature de son objectif principal :

La guerre, selon les Jivaros [Shuar], n’a pas pour objet d’exercer une vengeance contre un individu donné, mais d’obtenir le maximum de têtes d’une autre tribu, d’habitude les Achuara. Ce but différencie la guerre des actions de rétorsion contre des individus de la même tribu, qui sont caractéristiques de la vendetta. Un objectif secondaire, dont on parle moins, est de capturer des femmes. Nous n’avons rencontré aucun cas où on faisait la guerre pour des raisons territoriales. (p. 200)

Harner est peu loquace sur les autres dispositifs juciaires – peut-être parce que la société Shuar en est objectivement avare. Tout au plus apprend-on que certains actes sont punissables par des châtiments corporels. Ainsi :

Les offenses sexuelles, sauf le rapt d’épouse, n’appellent normalement pas un châtiment capital : la sanction varie selon les délits, mais on se contente le plus souvent de taillader le front et le cuir chevelu de l’offenseur avec une machette. D’habitude, l’individu lésé administre le châtiment lui-même, tandis que quelques-uns de ses parents tiennent la victime. (p. 192).

Le rapt d'épouse, lui, expose son auteur à la mort. Il s'agit alors d'un assassinat de compensation, non d'une peine de mort – celle-ci ne semble pas exister dans cette société.

On identifie ce que j'ai appelé le principe de modulation, mais celui-ci ne se déploie que sur une échelle très limitée. Sa principale manifestation semble être de l'atténuation :

Si c’est votre frère qui a séduit votre femme, l’affaire est nettement moins grave qu’un adultère ordinaire. Il faut encore entailler le front de l’offenseur, mais cette entaille peut se faire avec un bec de toucan et non avec une machette. Un amant qui est le frère du mari n’a à donner aucun objet supplémentaire en compensation. (p. 193)

On ne sait pas si cette atténuation s'appliquait seulement à ces offenses relativement mineures, ou si elle concernait également des délits plus graves. Il ne semble pas que ce ne soit le cas : Harner ne mentionne aucune disposition pour atténuer une vengeance suite à un rapt de femme ou à un assassinat. Dans l'autre sens, et c'est une différence majeure avec l'Australie, la guerre n'apparaît pas comme une extension de la vendetta. Si on va tuer des Achuar, ce n'est pas a priori pour se venger d'eux ou pour les mettre hors d'état de nuire suite à une situation conflictuelle, mais parce que le meilleur parti dont on puisse tirer d'un étranger est de se procurer sa tête.

Une question pour finir

La question que je me pose est délicate. Elle oblige d'une part à examiner de manière attentive les croyances (tâche toujours bien plus difficile que celle, déjà redoutable, d'examiner des pratiques), d'autre part à raisonner sur la possibilité que ces croyances constituent une forme fantasmée (ou fétichisée) d'une réalité bien tangible. La voici donc : la déconnection apparente entre quête des tsantsas et désir de vengeance est-elle si profonde qu'elle en a l'air ? La chasse aux têtes ne pourrait-elle être interprétée comme le résultat d'un rapport social d'hostilité qui s'est cristallise sous la forme d'un objet matériel auquel on prête ensuite certaines propriétés intrinsèques ? En somme, tout comme le capitalisme amène ceux qui le vivent à fétichiser les marchandises, qui semblent posséder une valeur et une vie propres qui s'imposent aux hommes, je me demande si les têtes ennemies dont dépend la vie spirituelle et sociale des Shuar ne seraient pas les fétiches des rapports d'hostilité qu'ils entretiennent avec les étrangers. Et il va de soi que pour l'instant, je suis bien loin de posséder les éléments suffisants pour répondre.

10 commentaires:

  1. Les Schuar, ce n'est pas le cas le plus facile en Amérique du Sud : ce sont de vrais chasseurs de têtes, au sens propre, les seuls de tout le continent américain avec les Mundurucu, et la chasse aux têtes c'est vraiment un truc compliqué. Il n'est d'ailleurs pas certain que ça fonctionne dans ces deux groupes comme en Asie du Sud-Est. Les explications de Harner sont un peu légères. Sur les Shuar, il faut lire Anne-Christine Taylor, qui en est vraiment une grande spécialiste (p. ex. : https://www.persee.fr/docAsPDF/jsa_0037-9174_1985_num_71_1_2260.pdf), et bien sûr Descola (qui en passant n'a pas hésité à piquer beaucoup de choses chez sa femme, c'est-à-dire la précédente).
    Sinon, petite précision : si les Shuar chassent les têtes, les Achuar en font simplement des trophées, ce qui n'est évidemment pas la même chose.

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    1. Les Achuar étaient ma prochaine destination et je ne savais pas que les têtes qu'ils prenaient n'avaient pas du tout la même fonction. Je vais regarder cela de près. Au passage, il semble n'exister aucune synthèse comparatiste à l'échelle du monde sur la chasse aux têtes. Un beau sujet, non ?

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    2. Beau sujet, effectivement !

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  2. Je suis perdu dans les termes du rapport aux femmes.Il y a une violence des hommes sur les femmes dont tu ne parles pas ici.
    Tu parles coup sur coup de rapt et de séduction.
    Qu'elle réalité concrète implique le rapt? Ce terme qui appartient au champ de l'appropriation correspond il à la culture des Shuar?

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    1. La violence masculine est bien réelle, mais ce n'est pas mon sujet : je me limite à ce qui relève de la justice et de la guerre. Pour le rapt, le crime consiste à voler la femme d'un autre homme. Après, il y a deux possibilités, selon que la femme est consentante ou non (avec évidemment, toutes les hypocrisies et dissimulations possibles autour de cela). Mais du point de vue judiciaire, cela ne change rien à la faute de celui qui a pris l'épouse (cela change peut-être la sanction dont la femme est passible, il faudrait que je vérifie).
      C'est-y plus clair ?

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    2. Oui merci 🙂
      (Je voyais bien que je faisais un hors sujet mais je peux pas m'en empêcher)

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    3. Faute avouée à moitié pardonnée...

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    4. Hello BB et Christophe
      Le problème pour la chasse aux têtes c’est qu’on la pratique dans tous les types de société mais surtout chez les horticulteurs voire les agriculteurs (les Ifugaos par exemple) ; en fait elle est rare chez les chasseurs-cueilleurs qui pratiquent plutôt le trophée, c’est-à-dire le prélèvement des têtes à l’occasion de raids ou de guerre, avec pour objectifs premier de faire peur à l’ennemi, mais sans idée de conserver les crânes. La thèse habituelle est que prélever la tête aide à l’accroissement de la fertilité, ce qui est cohérent avec le type de société. Cette différence chasse/trophée qu’on trouve chez les deux groupes Jivaro recouvre-t-elle ces différences sociales ? En tout cas, il est clair que cette question mérite une étude approfondie, à commencer « simplement » par une typologie !

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    5. Hello Momo,
      Pour autant que je sache, la chasse aux têtes au sens strict n'existe pas chez les chasseurs-cueilleurs. Mais si tu as un contre-exemple, n'hésite pas.
      Sinon, tu sous-entends, il me semble, que les chasseurs de tête conserveraient la tête, contrairement à ceux qui font des trophées. Les Shuar ne conservent pas la tête : au-delà d'un certain temps, ils la jettent. C'est une grande différence avec l'Asie, mais c'est une différence plus générale, qui ne concerne pas que les têtes chassées.

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    6. Je suis en train de lire sur les Jaqaj de la côte sud de la Nouvele-Guinée, qui en matière de chasse aux têtes avaient l'air de ne pas faire les choses à moitié. Tout comme les Asmats, ce sont tout au plus des cultivateurs et éleveurs marginaux (l'essentiel de leur approvisionnement, de très loin, vient de ressources sauvages). Ce n'est donc pas un contre-exemple absolu, mais c'est au moins un cas-limite.

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