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Stockage, inégalités, hiérarchie, art... Une contribution de Charles Stépanoff

Charles Stépanoff m'ayant adressé une réponse à la dernière contribution d'Emmanuel Guy publiée sur ce blog, je la mets en ligne bien volontiers afin que le débat se poursuive - comme ce texte, tout en apportant d'importantes informations et clarifications, prolonge à mes yeux un malentendu qui traverse à mes yeux nos échanges depuis le début, je ne manquerai pas d'y revenir ans un prochain billet

L’ouvrage d’Emmanuel Guy, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, s’est trouvé depuis trois ans à l’origine d’une discussion nourrie et je crois que Emmanuel Guy, Christophe Darmangeat et moi sommes également désireux que ce débat soit l’occasion d’avancées, même modestes, dans notre compréhension des rapports entre richesse, hiérarchie sociale et art. Pour qu’une telle discussion trouve une conclusion plus féconde que l’enlisement, il est nécessaire que les participants se mettent d’accord sur les questions qui les préoccupent, c’est pourquoi je tenterai ici de faire le point sur trois sujets soulevés par Emmanuel dans son texte publié en janvier 2021 sur le blog de Christophe.

1/ Le stockage généralisé de nourriture entraîne-t-il nécessairement – ou même seulement majoritairement – le développement de structures sociales inégalitaires ?

Un homme Nivkh
Alain Testart a attiré l’attention sur les rapports entre stockage généralisé et inégalités socio-économiques. Je ne dis pas que « la théorie de Testart est fausse », au contraire j’essaie de rétablir la finesse et la nuance de ses affirmations qui n’ont pas le caractère déterministe dont on les a revêtues au cours de ce débat. Testart ne décrit pas la pratique du stockage généralisé comme un facteur générant mécaniquement le développement d’inégalités socio-économiques, mais comme une occasion favorisant leur émergence. Dans un article publié en 1982, il résume ainsi sa position : « J’ai essayé de montrer que le stockage intensif de la nourriture fournissait l’occasion de la naissance et du développement des inégalités socio-économiques. » (Testart 1982, 350). À partir des données statistiques de Murdock et son équipe, il y produit le tableau suivant (tableau IV) :

Chasseurs-cueilleurs
StockageEgalitairesInégalitaires
absent201
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On voit clairement à ces chiffres que les sociétés de chasseurs-cueilleurs « inégalitaires » ne se rencontrent à peu près que parmi les stockeurs, mais il apparaît non moins clairement qu’ils en représentent moins de la moitié des effectifs. Les stockeurs se distribuent ainsi en parts à peu près égales entre « égalitaires » et « inégalitaires », pour suivre cette catégorisation binaire évidemment trop fruste. Autrement dit, le stockage peut être regardé comme une condition généralement nécessaire mais non point suffisante de l’existence de structures inégalitaires. C’est à la lumière de ce tableau qu’il faut comprendre que Testart préfère le terme « occasion » aux notions de « cause » ou « facteur déclenchant ». Dans mes interventions dans ce débat, j’ai cherché à apporter un éclairage sur les sociétés « égalitaires » qui constituent la moitié des chasseurs stockeurs, en les illustrant par des cas sibériens, afin d’identifier les facteurs qui, au-delà du stockage, font défaut à une organisation hiérarchisée des rapports sociaux.

2/ Les ethnographies décrivant des sociétés de chasseurs-cueilleurs stockeurs « égalitaires » sont-elles fiables ?

Lev Shternberg
Observons tout d’abord que pour Testart lui-même elles le sont assurément, comme en témoigne son tableau. Pourtant, plus royaliste que le roi, Emmanuel Guy défend une « loi du stockage » déterministe et met en doute la possibilité même que de telles sociétés existent. Il estime en particulier que les travaux de Lev Shternberg auxquels je me réfère à propos des Nivkh (Ghiliak) doivent être lus avec méfiance. Les enquêtes de Shternberg sont pourtant mondialement reconnues, constituant par exemple une des sources majeures utilisées par Lévi-Strauss dans sa modélisation de l’échange généralisé dans Les structures élémentaires de la parenté (1949). Certes, pas plus qu’aucune autre, cette ethnographie n’est au-dessus de toute critique ; précisément parce qu’elles reflètent une enquête riche et de longue durée (Shternberg a vécu en exil à Sakhaline de 1889 à 1897 puis a participé à des expéditions scientifiques dans la région dans les années 1910), les nombreuses publications de cet auteur, étendues sur plus de trente ans, ne sont pas dénués d’ambiguïtés ni de contradictions.
Comme le rappelle Emmanuel Guy, si Shternberg a été exilé à Sakhaline, c’est pour son engagement politique : il fréquenta les milieux populistes (narodniki) et ses opinions égalitaristes se laissent sentir dans ses écrits. Pour autant faut-il considérer que les traits égalitaires (redistribution économique, absence d’autorité politique) qu’il prête à la société nivkh ne sont que le reflet de ses propres idéaux socialistes ? Mais alors pourquoi le même Shternberg peint-il les Ainu, voisins des Nivkh sur l’île de Sakhaline, comme un société fortement hiérarchisée, dirigée par un quasi monarque ? Et comment se fait-il que ce contraste entre les Nivkh et les Ainu, qui est le cœur de mon argument contre une interprétation déterministe, soit également relevé par l’anthropologue polonais Bronislaw Pilsudski (Pilsudskii, 1907) ?
Assurément les données de Shternberg doivent être remises dans leur contexte et la part de subjectivité de l’auteur doit être prise en compte, c’est pourquoi je me suis référé à d’autres auteurs comme Pilsudski, mais aussi Leopold von Schrenck qui explora la région de l’Amour dans les années 1854-56 et affirme n’y avoir pas trouvé de chefs mais une forme de « communisme » et une « égalité juridique complète » (völlige rechtlische gleichheit, Schrenck 1859, pp. IV, 663 – je me réfère cette fois à l’édition originale allemande). Membre de l’Académie des sciences de Russie, directeur de la Kunstkamera de Saint-Pétersbourg sous l’empereur Alexandre III, Schrenck peut difficilement être soupçonné de nourrir des idéaux socialistes ou d’être influencé par les travaux de Lewis Morgan et Friedrich Engels qui n’étaient pas encore publiés au moment de la parution de ses Reisen und Forschungen im Amur-Lande (1859).
Du reste, mon argumentation ne se limite pas aux seuls Nivkh, puisque je me réfère à des travaux ethnographiques et archéologiques concernant une douzaine de populations d’Asie du Nord. Il n’y a pas de sens à répudier les ethnographies de peuples arctiques et subarctiques comme les Chukch, Koriak, Itelmen et Yukaghir sous prétexte d'une « influence constante et dominatrice des empires voisins chinois, russes et japonais » depuis le « Moyen Âge » (rappelons que les Russes commencent leur pénétration en Sibérie orientale au XVIIe siècle). Si l’on prend au sérieux l’archéologie et l’ethnographie nord-asiatique, une seule conclusion est possible : un certain nombre de sociétés d’Asie du Nord ont stocké des ressources alimentaires de façon intensive pendant plusieurs millénaires sans pour autant se doter de systèmes de rangs comparables à ceux connus sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord.
Dans nos échanges avec Emmanuel Guy au sujet de son ouvrage Ce que l’art paléolithique dit de nos origines, je me suis concentré de façon intéressée sur la question des économies et des formes d’organisation sociale des sociétés sibériennes, parce que leurs spécificités en regard de la côte Nord-Ouest permettaient d’aborder la question des hiérarchies sous un angle nouveau. Mais comme le rappelle Emmanuel Guy, le stockage n’est qu’un des arguments de son ouvrage qui porte avant tout sur les spécificités de l’art figuratif du Paléolithique supérieur. Ce qui nous amène à la troisième question.

3/ Le haut niveau des techniques graphiques manifesté dans l’art paléolithique supérieur nous dit-il quelque chose des sociétés qui l’ont produit ?


Sur le plan des données archéologiques et de la technique artistique, je ne peux qu’exprimer mon admiration pour les analyses contenues dans Ce que l’art préhistorique dit de nos origines et mon enthousiasme pour une entreprise si audacieuse et si nécessaire. La technicité croissante des sciences archéologiques entraîne une fragmentation des savoirs qui nous prive de synthèses lisibles sur les sociétés du passé, aussi faut-il sans la moindre hésitation savoir gré à Emmanuel Guy d’avoir mis son talent au service de cette immense exploration et d’en avoir partagé avec nous les résultats. Les analyses qu’il développe sur la codification des images et leur standardisation à travers de vastes régions de l’hémisphère nord, ses hypothèses sur la transmission des techniques graphiques, sur la spécialisation des artistes et sur une institutionnalisation de l’apprentissage assurant cette stabilité surprenante sont remarquables et convaincantes. Ces sociétés comptaient dans leurs rangs des spécialistes brillants entretenant des savoir-faire communs, pourtant, de ce qu’elles possédaient des « maîtres » au sens artistique, faut-il déduire qu’elles se soumettaient à des « maîtres » au sens politique comme le soutient Emmanuel Guy ? Il est permis d’en douter et c’est un désir d’élargir les hypothèses à d’autres configurations possibles qui m’a animé dans cette discussion.
Du reste, l’interprétation sociologique et politique que développe Guy, à savoir que la maîtrise artistique devait être au service d’un ordre social, n’est pas incompatible avec la lecture « animiste » que j’ai suggérée, sans rien de l’autorité du spécialiste. Puisque la côte Nord-Ouest sert de référence constante dans cette discussion, il est bien évident que l’art éblouissant de cette région est à la fois un instrument au service du pouvoir des familles nobles et l’expression d’une cosmologie dans laquelle les animaux sont des personnes avec lesquelles les humains entretiennent des relations sociales. C’est précisément en revendiquant une intimité privilégiée avec des esprits animaux, manifestée par une initiation, des savoirs rituels et des objets ornés, que les nobles peuvent affermir leurs privilèges sur les territoires et les ressources qu’ils prodiguent et asseoir leur domination sur les gens du commun. Il est impossible de comprendre le pouvoir politique dans ces collectifs indépendamment de sa dimension cosmopolitique ancrée dans une ontologie singulière, car c’est seulement dans la modernité occidentale qu’un « monde civique » réduit à la société humaine s’est constitué indépendamment de la « nature ».
Pour Emmanuel Guy cependant, « la beauté s’adresse aux Hommes, pas aux animaux ». Il faut se défier ici d’un anachronisme : nos musées et notre histoire de l’art ont massivement transformé des artefacts et des figures destinées à une communication rituelle avec des êtres non humains (dieux, ancêtres, esprits-maîtres, etc) en objets d’admiration esthétique à l’usage des visiteurs. Emmanuel Guy sait mieux que moi que des centaines de figures gravées dans les grottes sont superposées au point d’être parfaitement indémêlables pour tout autre qu’un archéologue, ainsi dans l’abside de Lascaux ou sur les parois de la grotte des Trois-Frères. Si ces images étaient destinées à la seule perception visuelle humaine, pourquoi les avoir si maladroitement rendues illisibles ? Ou faut-il supposer que c’est aux archéologues que les paléolithiques voulaient en réserver la jouissance ? Bien des figures majestueuses ne sont devenues visibles pour les visiteurs humains qu’à partir du moment où le sol des cavités a été décaissé afin de permettre la circulation du public (le grand plafond de Rouffignac, le cheval renversé de Lascaux et d’autres). Auparavant une seule personne pouvait y accéder et il lui était impossible d’embrasser visuellement dans son entier le cheval dont l’harmonieuse composition n’est apparue qu’aux visiteurs modernes. A qui donc s’adressaient ces images que nul œil humain, pas même celui du peintre, ne pouvait apercevoir et contempler ? Probablement à des observateurs plus variés que ceux que nous avons en tête quand nous pensons aux visiteurs d’un musée.
Emmanuel Guy oppose à ma modeste suggestion le fait que d’autres chasseurs-cueilleurs n’ont pas développé un tel art réaliste de la figuration. Que des peuples divers partagent des cosmologies communes n’implique pas qu’elles se manifestent de façon semblable ni par les mêmes médiums. Si l’on se fiait au seul style de l’expression artistique, on ne pourrait imaginer qu’une église cistercienne et une église baroque autrichienne relèvent de la même religion. En Amérique du Nord, les mythologies des Indiens de la côte Nord-Ouest et celles des Athapascans présentent des caractères communs d’animisme et de perspectivisme, pourtant les premiers expriment cette cosmologie dans un art matérialisé alors que les seconds préfèrent investir un art onirique et visionnaire partagé. Si exceptionnel soit-il sur le plan graphique, l’illusionnisme du Paléolithique supérieur peut être mis en regard d’autres formes de mimétisme connues dans des sociétés récentes de chasseurs-cueilleurs. Car l’imitation y est très générale dans les techniques de chasse et dans les rituels en Sibérie, en Amérique du Nord, en Amazonie ou en Afrique : imitation vocale des cris des oiseaux et des mammifères pratiquées par les chasseurs au leurre, mime des comportements lors des danses rituelles collectives, simulation des voix et des présences des bêtes dans les performances de type chamanique. Le réalisme de l’imitation sonore est si remarquable que les proies y répondent et s’y laissent aisément prendre. Qu’il soit sonore ou visuel le mimétisme est ainsi au cœur du rapport hommes-animaux dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et ceci ne doit pas être ignoré quand il s’agit d’interpréter le réalisme visuel paléolithique. L’art était un merveilleux illusionnisme graphique qui coexistait probablement à côté d’autres techniques mimétiques expertes dédiées à la mise en présence et au dialogue avec l’altérité, comme les leurres cynégétiques et les performances rituelles.

Bibliographie

  • Guy, Emmanuel. 2017. Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Paris, Flammarion.
  • Pilsudskii, Bronislav. 1907. « Kratkii ocherk ekonomicheskogo byta ainov na o. Sahaline ». Zapiski obshchestva izucheniia Amurskogo kraia
  • Schrenck, Leopold von. 1859. Reisen und forschungen im Amur-Lande in den jahren 1854-1856. Vol. III (3), Die Völker des Amur-Landes. Ethnographischer Theil, Saint-Pétersbourg, Kaiserlische Akademie der Wissenschaften.
  • Testart, Alain. 1982. « Les tubercules sont-ils aux céréales comme la sauvagerie est à la civilisation ? », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée 29 (3): 349‑54.

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