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Stockage, richesse et inégalités : une réponse à Charles Stépanoff

Une jeune fille Nivkh

Dans le débat qui se poursuit depuis maintenant plusieurs mois avec Charles Stépanoff, persistent non seulement des divergences – ce qui n'est guère surprenant – mais aussi, et malgré les efforts de chacun pour les lever, d'assez sévères malentendus. Ceux-ci se prolongeant dans la dernière contribution publiée par cet auteur sur ce blog, je tente donc à mon tour une nouvelle clarification, en espérant faire avancer le chmilblick d’une case ou deux. Si je m’exprimerai sur les questions liées à la richesse et au stockage, je passerai en revanche une fois encore mon tour sur celles liées à l’art, sur lesquelles je me déclare largement incompétent.

Puisque la discussion porte (y compris de manière critique) sur les catégories définies par Alain Testart, la première chose qui me semble nécessaire est de s’accorder sur leur définition et, pour cela, sur les écrits où celles-ci ont été formulées. De ce point de vue, se référer à des textes du début des années 1980, qui plus est relativement marginaux dans son œuvre, n’est certainement pas le meilleur choix. Comme tout penseur, Testart a approfondi ses concepts en découvrant au fur et à mesure des problèmes qu’il ne soupçonnait pas au départ. Tant en ce qui concerne le rôle du stockage que la définition de la transition entre ce qu'il a fini par appeler le monde I et le monde II, il me semble impératif de discuter à partir de ses formulations les plus achevées, exprimées tout particulièrement dans les Éléments de classification des sociétés (2005) et reprises dans Avant l’Histoire (2012).

Commençons donc par ce qui différencie, sur le plan conceptuel, le « monde I » du « monde II ». Il est vrai que, dans ses premières productions, Alain Testart opposait souvent sociétés « égalitaires » et « inégalitaires » sur le plan socio-économique. Son livre fondateur est d’ailleurs intitulé Les chasseurs-cueilleurs ou la naissance des inégalités. Cette manière de s’exprimer a longtemps été la sienne, et je dois confesser que, par facilité de plume et parce que cette approximation ne me semblait pas porter à conséquence, j’ai moi aussi souvent repris cette formulation usuelle.

Pourtant, au sens strict, ce n'est pas de cette question que traitent les raisonnements de Testart sur le basculement des sociétés. Celui-ci se caractérise non, en soi, par l’émergence des inégalités de richesse, mais par celui de la richesse elle-même (qu’il s’agit alors de définir avec précision). Certes, l’intuition suggère que les deux phénomènes sont synonymes, et que là où il y a richesse, il y a aussi nécessairement inégalités de richesse, et Testart lui-même a parfois explicitement défendu cette opinion. Mais, comme on le sait, l’intuition est parfois mauvaise conseillère. En l’occurrence, pour que se développent des inégalités de richesse, la richesse est une condition nécessaire (c’est une lapalissade), mais non suffisante. Autrement dit, dans certaines formes sociales, la richesse est présente sans entraîner pour autant une répartition de la propriété suffisamment inégale pour que les rapports sociaux en soient significativement marqués.

Tout cela soulève bien sûr la question de la définition de la richesse. Alain Testart la caractérisait par la présence de paiements en biens au titre d’obligations sociales, dans un cadre matrimonial (« prix de la fiancée ») et judiciaire (« wergild » et, plus généralement, dommages pécuniaires et amendes). Je ne reviendrai pas sur les raisons qui m’ont amené à conclure que cette définition était trop restrictive ; elles m’ont amené à proposer une approche plus large, selon laquelle une société est dite à richesse (développée) si les transferts de biens y jouent un rôle dans la formation, la perpétuation ou la dissolution des rapports sociaux.

Parmi les sociétés à richesse développée (le « monde II »), le degré de développement des inégalités est très divers. Certains facteurs, à commencer par le caractère plus collectif de la propriété, limitent considérablement les effets différenciateurs de la richesse. De même, au sein des nombreuses sociétés du monde II qui sont de surcroît « inégalitaires », on peut utilement distinguer celles qui sont de surcroît « hiérarchiques », c’est-à-dire celles qui ont formalisé ces inégalités de richesse par des statuts (et où, en sens inverse, les statuts servent à consolider et à perpétuer ces inégalités de richesse). Mais la subdivision que constitue la hiérarchie est secondaire par rapport à celle des inégalités, elle-même secondaire par rapport à celle de la richesse. Un des problèmes de notre discussion est que depuis le début, alors que nous évoquons, de manière un peu vague, les sociétés inégalitaires, Charles Stépanoff se focalise en réalité sur les hiérarchies, tandis que ma propre préoccupation porte sur la richesse.

C’est ainsi que s'explique le véritable dialogue de sourds autour des Nivkhs. Charles Stépanoff, à la suite de Shternberg , insiste à bon droit sur l’absence de hiérarchie, de même que sur les nombreuses limites aux inégalités de richesse (et au pouvoir social des riches) qui existaient chez ce peuple. Emmanuel Guy, tout comme moi-même, insistons au contraire sur le degré palpable de ces inégalités et, plus fondamentalement, sur le rôle de la richesse dans ses rapports sociaux. Qu'il me soit ici permis de citer quelques lignes de la synthèse rédigée par Lydia Black à propose de ce peuple ('The Nivkh (Gilyak) of Sakhalin and the Lower Amur', Arctic Anthropology, vol. 10, n°1, 1973, p. 1-110). On lit ainsi :

La propriété individuelle, tout particulièrement l'ensemble des biens de prestige, les shagund, donnait à l'homme son statut dans la communauté. La richesse ouvrait les portes de l'ascension sociale.

Et encore :

Un homme riche (un yz, "maître") était respecté par ses pairs, car l'accumulation de richesse ne résultait pas seulement de son habileté, de son intelligence et de sa sagacité, mais aussi de la chance – la bienveillance des Maîtres du monde sauvage et de leurs intermédiaires. Ainsi, dans la société nivkh, les rôles dirigeants informels étaient ouverts à un yz. Les hommes passaient beaucoup de temps et d'énergie dans la quête de la richesse.

L'existence de la richesse dans cette société est d'autant plus incontestable qu'elle pratiquait le prix de la fiancée et l'esclavage, les esclaves étant capturés ou achetés dans des tribus étrangères. Encore une fois, on peut à bon droit insister sur les limites posées à l'influence et au pouvoir des riches ; mais ces limites ne peuvent faire oublier que ces riches existaient bel et bien et surtout, plus fondamentalement, que les biens jouaient un rôle essentiel dans les rapports sociaux.

Pour finir, quelques mots à propos du stockage, c’est-à-dire, plus largement, d’un facteur techno-économique susceptible d’être à l’origine de la transition vers la richesse. Charles Stépanoff insiste sur le fait que, selon Testart, l’impact du stockage alimentaire sur les inégalités ne serait que probabiliste : les données de Murdock montreraient que le stockage constituerait une condition nécessaire, mais non suffisante. Je crois pouvoir dire que Testart, dans ses travaux ultérieurs, a abandonné l’idée d’utiliser les données de Murdock, tout comme il a déplacé sa réflexion de la naissance des inégalités stricto sensu vers celle de la richesse. Or, dans cette nouvelle problématique, les conclusions devenaient strictement inverses : le stockage constituait une condition suffisante, mais non nécessaire du basculement vers la richesse. Dans aucun de ses écrits à partir des années 1990, Testart ne signale de société stockeuse qui serait en restée dépourvue. En revanche, il relève à plusieurs reprises l'existence de quelques sociétés sédentaires en raison de « conditions écologiques favorables », qui avaient secrété les paiements sans pour autant pratiquer un stockage significatif. Mais si Testart signalait de tels cas, il n’a jamais entrepris de les prendre en compte pour reformuler sa loi sociologique qui faisait découler la richesse du stockage. C’est précisément cette lacune qui avait motivé ma proposition des « biens W ».

Je n’imagine évidemment pas clore le débat avec ces quelques lignes. Mais une fois de plus, il me semble que ces échanges soulignent, fût-ce par la négative, à la fois l’impérieuse nécessité et la grande difficulté de forger une classification des sociétés qui fasse consensus et qui permette de servir de base commune à tous ceux qui tentent de déchiffrer les lois qui gouvernent, de manière plus ou moins stricte, la succession de leurs formes.

3 commentaires:

  1. J'ai l'impression qu'il y a un bug dans cette phrase :

    « Or, dans cette nouvelle problématique, les conclusions devenaient strictement inverses : le stockage constituait une condition suffisante, mais non nécessaire du basculement vers les inégalités. »

    Ce devrait être « vers la richesse », non ?

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  2. Toujours aussi intéressant les articles de ce blog !

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