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Anthropologie, marxisme, évolutionnisme et progrès : un article dans la revue Commune

Le numéro 64 de la revue Commune, daté de septembre 2012, et intitulé « Le progrès en question », vient de paraître. J'y ai rédigé un article sur les rapports entre l'anthropologie, le marxisme, l'évolutionnisme et le progrès. Avec l'aimable autorisation de la revue, je le reproduis ici-même :



L’évolution des sociétés ?
Mais vous n’y pensez pas !
 
De l’anthropologie, de l’évolutionnisme et du marxisme


Un spectre hante l’anthropologie : le spectre de l’évolutionnisme 
La première chose – et par conséquent, parfois, la seule – qu’apprend en France un étudiant en anthropologie est la détestation de l’évolutionnisme, généralement assimilé sans autre forme de procès à sa caricature dite « unilinéaire », dans laquelle toutes les sociétés du monde sont censées avoir parcouru les mêmes stades dans le même ordre. Depuis des décennies, dans une unanimité presque touchante tant elle est parfaite, les spécialistes de cette discipline vouent aux gémonies une perspective censée incarner tout à la fois un projet scientifique inepte et dépassé, et la légitimation des pires turpides de l’Occident à l’égard des peuples du reste du monde.
La critique, ou plus exactement, la disqualification systématique, de « l’évolutionnisme » du xixe siècle va bien au-delà de la remise en cause de tel raisonnement proposé par tel auteur. Ce que les adversaires de l’évolutionnisme contestent, c’est son projet scientifique lui-même, à savoir la recherche des lois qui ont organisé, au cours de la longue histoire de l’humanité, la succession des faits sociaux.
Les antiévolutionnistes ne nient certes pas que les formes sociales puissent changer ; mais ils affirment que ces changements n’obéissent à aucun ordre, ni à aucun principe. Ainsi, on ne saurait parler de progrès à propos de l’histoire des sociétés sans être victime d’une illusion – pire, sans justifier plus ou moins involontairement la domination occidentale et son cortège de mépris et de violence. Si les adversaires de l’évolutionnisme concèdent à contrecœur l’existence du progrès technique (il y a tout de même des réalités difficiles à évacuer), ils nient que celui-ci soit corrélé en quoi que ce soit aux dimensions sociales (systématiquement qualifiées de « cultures », un terme fourre-tout qui se prête à toutes les ambigüités).
Ainsi n’existerait-il donc aucun progrès dans les sociétés, ni dans les « cultures », dont aucune ne serait plus élevée qu’une autre. En France, le plus illustre des défenseurs de cette position, Claude Lévi-Strauss, expliquait dans une conférence demeurée célèbre [1] que si certains peuples  se sont distingués par leur maîtrise des savoirs techniques, d’autres sont demeurés inégalés dans leur adaptation à certains climats extrêmes, d’autres encore par la complexité de leur système de parenté. Seule notre myopie – produit de notre ethnocentrisme – nous pousse à attribuer la prééminence à l’un de ces critères aux dépens des autres et à percevoir un « progrès » là où n’existe qu’un mouvement brownien de « cultures ».

Splendeur et misère du relativisme 
Tout cela appelle au moins trois remarques.
En premier lieu, point n’est besoin d’un sens politique particulièrement aiguisé pour comprendre que l’hostilité des sciences sociales officielles à l’égard de l’évolutionnisme vise en réalité d’abord et avant tout le marxisme. Celui-ci incarne en quelque sorte l’évolutionnisme par excellence ; un évolutionnisme qui, non content de penser l’évolution passée, ambitionne d’utiliser cette compréhension pour concevoir l’évolution future – et pire encore, pour la façonner activement. Nul hasard si Marx et Engels avaient scruté avec avidité les progrès de la toute jeune science anthropologique, entreprenant sur le champ d’en intégrer les résultats les plus prometteurs à leur conception du monde et à les populariser auprès du public militant [2]. Nul hasard non plus si, inversement, l’anthropologie – quelques décennies après sa sœur aînée l’économie politique – entreprit au début du xxe siècle de tourner le dos à ses acquis et à son questionnement scientifique, en réaction aux conclusions auxquelles ce questionnement aboutissait infailliblement. Le meilleur moyen de ne plus avoir à discuter de l’avenir de la société actuelle fut de nier que celui-ci s’inscrivait au sein d’un quelconque mouvement général. Et c’est donc autour de la Première guerre mondiale, au moment précis où le marxisme devint une force menaçante pour l’ordre social actuel, que l’anthropologie déclara nul et non avenu l’évolutionnisme, c’est-à-dire le programme de recherches qu’elle avait unanimement poursuivi jusque-là sur les sociétés du lointain passé [3].
La deuxième remarque est qu’il y a une ironie amère – jusque dans les termes eux-mêmes – à ce que le rejet du progrès soit précisément devenu un lieu commun du camp souvent qualifié de « progressiste ». C’est au nom de l’anti-colonialisme et de l’anti-racisme qu’ont été condamnés, le plus souvent sous les accusations les plus absurdes, les évolutionnistes du xixe siècle [4]. Et c’est en ce même nom qu’a été immolée, sur l’autel de l’éloge de la différence et de l’égale respectabilité de toutes les cultures, l’idée pourtant élémentaire qu’on ne saurait œuvrer pour un changement social sans considérer que certains rapports sociaux, certaines coutumes –certaines « cultures » – sont préférables à d’autres.
La troisième remarque est que ceux-là même qui rejettent l’évolutionnisme et qui prônent le relativisme culturel semblent ne pas percevoir que celui-ci entre en contradiction frontale avec une référence telle que la Déclaration des Droits de l’homme, dont ils sont généralement fort friands. Or, quoi de moins relativiste que cette déclaration qui, ô horreur, affirme l’universalité de ses valeurs – au mépris le plus complet de celles de toutes les sociétés précédentes ? Les Aborigènes d’Australie, lorsqu’ils faisaient la guerre, achevaient les ennemis blessés. Les Iroquois, bien connu des lecteurs d’Engels pour leur constitution politique non étatique et éminemment démocratique, se livraient en permanence à des raids afin de capturer des prisonniers dans les tribus voisines. Si une partie de ceux-ci étaient adoptés afin de combler les vides que la guerre ou les maladies avaient creusés, les autres étaient soit réduits en esclavage, soit répartis dans « diverses bourgades pour y estre bruslez, boüillis & rostis. [5] » Ces épouvantables sévices, qui pouvaient être prolongés durant plusieurs jours, avaient pour objectif avoué d’infliger la plus grande douleur possible ; on en finissait avec les victimes les plus résistantes en les dévorant lors de banquets anthropophages. Au nom de quoi, dès lors, condamner ne fut-ce qu’en paroles de telles pratiques – sans même parler d’y mettre fin –, si l’on tient les cultures humaines pour toutes également respectables, et si aucune n’est considérée comme le produit d’un développement plus élevé – qui prépare à son tour les progrès futurs ? Cette question n’obtient jamais de réponse claire, tant il est vrai que les relativistes ne prennent leurs propres principes au sérieux que lorsqu’il s’agit de combattre l’évolutionnisme, et derrière lui, la remise en cause de l’ordre social actuel. Précisons, à toutes fins utiles, que la supériorité des Droits de l'Homme sur les conceptions primitives ne tient pas à leur plus grande « moralité ». Il n'y a par exemple rien d'évident à ce que le droit « inviolable et sacré » de s'approprier des ressources de manière privée produise des effets beaucoup plus aimables que celui de réduire ses ennemis en esclavage ou de les dévorer. Si les Droits de l'Homme furent un progrès, c'est du fait qu'ils codifiaient des rapports sociaux porteurs d'une puissance économique supérieure, édifiés sur des échelles plus vastes, et qui rapprochaient ainsi l'humanité de la société de l'avenir.

On n’arrête pas le progrès
N’en déplaise aux anti-évolutionnistes, toutes les dimensions des sociétés ne sont pas équivalentes pour comprendre l’histoire humaine. L’accent mis par le marxisme sur la croissance des capacités de production comme l’élément central de la succession des sociétés n’est pas le fruit de son « ethnocentrisme ». Il convient au passage de remarquer que cet épithète est aussi inapproprié qu’infâmant, puisqu’il place indument (mais non innocemment) la question sur le terrain « ethnique » : tout au plus la position évolutionniste devrait-elle être qualifiée de « socio-centriste ». Ce « socio-centrisme » des évolutionnistes est réel ; mais il se justifie du fait qu’il procure une position privilégiée pour comprendre le mouvement d’ensemble des sociétés. C. Lévi-Strauss développait avec insistance le parallèle entre son relativisme et celui de la physique de Galilée et d’Einstein. Mais la physique sait également que pour comprendre certains phénomènes, tous les points de référence ne se valent pas, et que si l’on veut avoir la moindre chance de pénétrer les lois du mouvement des planètes du système solaire, on n’a d’autre choix que de raisonner de manière « héliocentriste ».
Le choix qui consiste à ordonner les structures sociales (indûment  appelées « cultures ») selon leur capacité à maîtriser la nature est le seul qui corresponde au cours effectif de l’aventure humaine, et qui par conséquent, permette d’en déchiffrer les lois. L’histoire de l’humanité n’est pas celle de l’adaptation toujours plus poussée à des milieux extrêmes, ou de la complexification croissante de ses systèmes de parenté. Elle est en revanche celle de l’augmentation de la productivité du travail.
Toutes les dimensions « culturelles » n’entretiennent pas les mêmes rapports avec ce mouvement général. Certaines en sont largement indépendantes. C’est le cas du langage, par exemple, et c’est bien pour cela qu’il serait absurde de parler de progrès à propos de la structure des langues humaines [6]. Mais bien d’autres sont liées, parfois directement, parfois de manière plus complexe, à l’avancée des capacités matérielles. L’universalisme des Droits de l’homme n’a pas été une révélation subite due à quelque cerveau génial, mais le fruit de l’ascension de la bourgeoisie et de l’affirmation de ses aspirations. De la même manière, notre conception de l’égalité des sexes est une idée résolument moderne qui n’a jamais germé dans aucune société précapitaliste. Cette conception, qui résulte de la généralisation des relations marchandes dans la sphère économique [7], constitue elle aussi un acquis. En nier le caractère progressiste conduirait à se désarmer par avance face à toutes les tentatives de maintenir, ou de rétablir, des pratiques discriminatoires vis-à-vis des femmes, pratiques justifiées par des spécificités « culturelles ».
Il faut le réaffirmer avec force : l’histoire, même si elle ne suit pas partout le même chemin, s’oriente bel et bien selon un sens général, selon des modalités que les évolutionnistes du xixe siècle voulaient découvrir et expliquer. Indépendamment même de la solidité de leurs conclusions, leur programme de recherche était le seul qui puisse pleinement mériter le qualificatif de scientifique. L’immense apport de Marx fut de montrer que le socialisme, cette société débarrassée de l’exploitation et de l’oppression, n’était pas uniquement la sympathique aspiration de quelques nobles esprits, mais l’aboutissement potentiel de la dynamique de la société capitaliste – et plus fondamentalement, de toute l’évolution sociale humaine.
C’est cette perspective qui a valu à l’évolutionnisme et à l’idée de progrès d’être honnis. En ces temps peut-être décisifs pour l’avenir de l’humanité, où bien des repères les plus fondamentaux se sont dilués dans le reflux du courant révolutionnaire, c’est celle-là même qui justifie qu’on les défende avec ardeur.

Christophe Darmangeat
septembre 2012



[1] C. Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952.
[2] Voir l’Origine de la propriété privée, de la famille et de l’Etat, écrit en 1884 par F. Engels, qui se proposait d’ « exposer les conclusions des recherches de L. H. Morgan »
[3] Si les premiers grands anthropologues furent tous évolutionnistes, tels J. J. Bachofen, L. H. Morgan, E. Tylor ou J. Frazer, leurs successeurs, avec en particulier l’école fonctionnaliste de F. Boas, B. Malinovski ou A. Radcliffe-Brown, rejetèrent avec force cette perspective. Ce retournement fait écho à celui qui, 40 ans plus tôt, avait vu le triomphe de la théorie économique néoclassique et l’abandon de tous les acquis qui avaient mené de D. Ricardo à K. Marx.
[4] Sur ce point, nous renvoyons le lecteur à l’excellent article d’Alain Testart, La question de l’évolutionnisme dans les sciences sociales, 1992.
[5] J.-C. Bonnin, Voyage au Canada dans le nord de l’Amérique septentrionale fait depuis l’an 1751 jusqu’en l’an 1761, Casgrain, Québec, 1887, p. 160.
[6] L’émergence d’une langue commune, en revanche, est un acquis précieux de ce mouvement global.
[7] Voir mon livre Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, 2e édition, Smolny, 2012.

8 commentaires:

  1. "S’oriente bel et bien selon un sens général" voila une belle position qui frise "l'historicisme" il s'agit d'une belle téléologie !
    Bon, il est possible d'articuler une position universaliste avec une dose de relativisme.
    Que ne justifie t-on pas au nom de l'histoire...

    Bien à toi

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    1. Je ne suis pas bien certain de comprendre. Tu me corrigeras si j'interprète mal ton propos, mais si je dis qu'au cours de son histoire, l'humanité a accumulé des savoirs techniques de plus en plus efficients et qu'elle s'est organisée dans des groupes de plus en plus complexes et de plus en plus vastes, s'agit-il selon toi d'une vue de mon esprit sinon malade, du moins coupablement déformé ?

      Bien à toi

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  2. Cher Christophe,

    "Malade" n'est pas mon propos tu l'auras certainement remarqué. Disons simplement que très paradoxalement
    ta défense de l'évolutionnisme sans trop de nuances à de quoi nous renvoyer vers l'hist-mat. (je ne dis pas que c'est le cas)

    Je pense que tu oublies dans ton propos que l'Histoire est faite par des hommes...Certes dans des conditions qu'ils n'ont pas choisi etc...

    Régressions, involutions sont possibles.
    Sans compter cette possibilité pour la planète de disparaitre à court terme, nous irons pas jusqu’à traité cette question au niveau cosmologique !

    Effectivement j'ai peut-être mal compris ton propos vu cette défense de "l'histoire" au nom de l'évolution ?
    La complexification des groupes sociaux n'indique pas "un sens général" (sic) si c'est le cas lequel ?

    Joyce disait que l'Histoire qu'elle est un cauchemar dont il faut se réveiller.

    Je trouve aussi étonnante ton attaque sur l'anti-colonialisme et de l'anti-racisme au nom de l'évolutionnisme (surtout sous cet aspect).
    Les discours de Jules Ferry progressiste-racistes cachaient des intérêts bien compris humano/capitalistes ne peut-on pas les dénoncer ?

    Même si je ne partage pas les derniers errements de P.A Taggieff il l'explique assez bien cela dans son ancien ouvrage La force du préjugé.
    L’universalisme évolutionniste et relativisme font jonction paradoxalement.

    A comparer, faut-il comparer l’incomparable ?

    Ton propos est alors trop relativiste !

    Introduisons un peu de relativisme alors:

    Entre les massacres qualitatifs et quantitatifs armés du XXeme et anthropophagie du 17eme suis-je sommé de choisir par l'injonction "l'évolutionnisme" et l'idéologie scientiste du XIXeme (voir Karl Korsch à ce sujet)

    Disons que je trouve étrange ton rejet du relativisme et ta défense de l'évolutionnisme.

    L'évolutionnisme bien compris est forcement un relativisme. Il doit servir à déconstruire le scientisme qu'il soit technologique et technophile (au service contradictoire et paradoxal de l'extraction de la plus-value) ou celui de sciences dites "humaines".
    Dialectiser le réel ou un objet n'est-ce pas le relativiser ? Céci sans ceder au reductionnisme pour retrouver de la fluidité conceptuelle.


    Les vases communicants du capital, sa plasticité son a-moralité n'inscrivent pas particulièrement un projet communiste dans son développement.

    Ou alors la taupe qui creuse s'est peut-être perdue dans ses galeries !

    C'est bien connu l'histoire et son sens est une "putain" toujours convoquée pour de sordides déambulations nocturnes dont on ne revient pas souvent...

    A l'histoire et son sens je préfère la dialectique du réel.
    Ou comme disait Georges Gurvitch la totalité qui se défait et se recompose ou le mouvement de la totalité.
    Sans en faire une dialectique ascendante, apologétique, métaphysique.



    Bien a toi.
    Cordialement

    Je précise que je n'ai pas l'esprit à polémiquer. Il est possible aussi que je te comprenne mal !

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  3. Oula. Je ne sais pas si tu me comprends mal, mais en tout cas, moi j'ai beaucoup de mal à te comprendre...

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  4. Vous écrivez ceci :

    « Le choix qui consiste à ordonner les structures sociales (indûment appelées « cultures ») selon leur capacité à maîtriser la nature est le seul qui corresponde au cours effectif de l’aventure humaine, et qui par conséquent, permette d’en déchiffrer les lois. L’histoire de l’humanité n’est pas celle de l’adaptation toujours plus poussée à des milieux extrêmes, ou de la complexification croissante de ses systèmes de parenté. Elle est en revanche celle de l’augmentation de la productivité du travail. »

    Votre formulation me paraît ici bien peu rigoureuse, et très questionnable. L'illusion de « maîtrise de la nature », laquelle me paraît surtout correspondre à un éblouissement devant une capacité certaine à en obtenir une forme accrue d'efficacité à court ou moyen terme – tandis que la fraction d'humanité qui retire tout ou l'essentiel du bénéfice de cet accroissement dissimule, nie ou évacue toutes les conséquences néfastes (ailleurs, sur les pauvres, les non blancs, les femmes, ou en reporte la perception à plus tard) au prix desquelles a été obtenu ce gain – me semble un aveuglement authentiquement progressiste très commun reposant sur une forme de négation assez grossière des conflits et des rapports de domination. Toutefois, pareil déni me paraît devenu quelque peu difficile à soutenir au début du XXIème siècle, et par ailleurs était déjà sérieusement ébranlé dès le milieu du Xxème par un auteur comme Gunther Anders (ainsi que quelques autres).

    Peut-on encore s'acharner à employer un terme aussi propre à entretenir la confusion que celui de « progrès », et à prétendre ordonner selon lui les structures sociales, alors que tout donne à penser que l'ambition de « maîtriser la nature » - une « nature » à propos de quoi nous pouvons certes persister à nous abuser en prétendant la penser séparément, mais dont nous sommes néanmoins partie prenante : la catégorie de la totalité, cela vous rappelle-t-il quelque chose ? – excède les possibilités humaines – et qu'un début de connaissance bien compris, de ce que nous ne pouvons faire autrement qu'y être, exclurait probablement de nourrir d'aussi dévastatrices chimères ?

    Pour préciser mon propos, car il me semble que le risque de mésinterprétation est grand, on peut attribuer aux progrès accomplis dans la connaissance de l'anatomie humaine, de la chimie et de la reproduction sexuée, par exemple, des résultats certains en terme de contrôle de la procréation, et en terme de droits des femmes. Toutefois, le découplage entre sexualité et reproduction s'est avéré et s'avère d'autant plus un enjeu que pèse toujours autant sur la première une écrasante hégémonie hétérosexiste. Il serait, ce me semble, peu rigoureux de prétendre trop rapidement que le début de remise en question de cet hétérosexisme et de sa dimension dominatrice, liés au masculinisme, puisse être réduit ou assimilé à un simple effet de ce que l'on a pu appeler « progrès », quand bien même « notre » (ça n'est cependant pas celle de tous) conception de l'égalité (même considérée seulement sous l'angle de celle des sexes)  « est une idée résolument moderne qui n’a jamais germé dans aucune société précapitaliste » .
    Que des sauts qualitatifs, que des progrès aient été accomplis, en terme de capacité à réduire le monde à l'état de moyen ne me paraît pas discutable. Mais à tout le moins, des termes comme « progrès » ou « nature » paraissent désormais bien peu appropriés pour prétendre penser, par exemple, les luttes féministes, indigènes ou homosexuelles pour une égalité qui, pour n'avoir pas toujours été conçue, n'en attend pas moins toujours une société où elle soit enfin réalisée ; tout comme pour penser les origines des formes de résistances sociales auxquelles elles se heurtent.

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    1. Pardonnez-moi tout d'abord d'avoir laissé trop longtemps votre commentaire sans réponse.

      Le progrès est un mot à bannir, dites-vous, d'une part (je résume en espérant ne pas vous trahir) parce que la maîtrise croissante de la nature par l'humanité est illusoire, d'autre part parce que cette maîtrise croissante, réelle ou supposée, ne bénéficie qu'à une minorité d'êtres humains, voire contribue dans certains cas à aggraver le sort d'une partie de l'humanité.

      Ces deux idées étant tout à fait différentes, il faut les discuter séparément. Or, votre texte oscille sans cesse de l'une à l'autre, se servant de la seconde (qui est incontestable) pour légitimer la première (qui l'est beaucoup moins). Je ne parviens d'ailleurs pas à savoir si oui ou non vous admettez l'existence du progrès technique, votre dernier paragraphe disant à ce sujet très exactement le contraire du premier. Quoi qu'il en soit, j'invite toute personne qui conteste la réalité du progrès technique à joindre le geste à la parole, et à renoncer tout à la fois aux bénéfices de l'électricité, de l'informatique, et mieux encore, de la médecine et des anesthésiques.

      Que le progrès technique ait jusqu'à présent servi les intérêts d'une minorité égoïste, et qu'il ait servi à aggraver le sort de toute une partie de l'humanité, c'est une évidence ; mais une évidence qui n'enlève rien à sa réalité. Je m'étonne au demeurant que dans la liste des victimes de la société capitaliste, vous jugiez bon d'inclure les femmes, les homosexuels et les « indigènes » mais que vous omettiez les prolétaires. Le capitalisme peut fort bien s'accommoder des revendications féministes, homosexuelles ou nationalistes (il a déjà largement commencé à le montrer), beaucoup moins des intérêts fondamentaux des travailleurs qui seuls, pourraient contester ses fondements même et l'envoyer une bonne fois pour toutes aux oubliettes de l'histoire.

      J'ignore qui est Gunther Anders ; mais je sais qui est Karl Marx, qui expliquait déjà il y a un siècle et demi que l'organisation sociale de l'humanité retardait considérablement sur son avancée technique, et que pour bénéficier réellement de celle-ci, il fallait renverser celle-là.

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  5. Bonjour,

    C'est très nourrissant pour la réflexion. Mais je pense que le point principal à reprocher au relativisme de Strauss ce n'est pas que la complexification du système de parenté serait "moins important" que les complexifications des techniques. C'est plutôt qu'il considère que ces domaines évoluent indépendamment, que des progrès peuvent intervenir dans les systèmes de parenté ou dans les cultes sans qu'il n'y ait eu au préalable de changement dans la sphère technique.
    Je pense que c'est ça qui s'oppose de front au matérialisme. L'"esprit" et la "culture" évolueraient indépendamment de tout déterminisme matériel. Les systèmes de parenté peuvent être complexes mais ils sont en tous cas des adaptations aux contraintes matérielles auxquelles sont soumises les sociétés. Pour chaque forme économique certaines formes de parenté ne sont tout simplement pas réalisables. De la même manière qu'on ne peut pas avoir de capitalisme industriel sans une certaine maîtrise technique.
    Bref, j'aurais plutôt mis l'accent là-dessus.
    Mais très intéressant, je vous lis régulièrement.

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    1. Bonjour

      En fait, il y a deux problèmes différents, qui appelleraient deux discussions différentes (et j'étais très contraint par la taille de ce petit texte). J'avais essayé de faire le point sur la question que vous évoquez dans la partie de mon "Communisme primitif" qui traitait de la parenté. Je ne sais pas si ce que j'avais écrit alors a résisté au temps – la parenté est un immense domaine, d'une grande complexité, et je n'étais alors qu'un amateur débutant. Mais il me semble que même si l'on peut affirmer, par principe, que la parenté n'évolue pas seule, il est en pratique très compliqué de relier son évolution à celle de l'infrastructure économique des sociétés.

      Sur Lévi-Strauss, je voulais discuter ici d'un autre aspect : le fait que selon le critère choisi, ce ne sont pas les mêmes sociétés qui paraissent modernes (ou complexes, ou évoluées) et primitives, doit-il nous empêcher de choisir l'un de ces critères pour raisonner ? Au passage, c'est un point que je ne suis jamais parvenu à développer dans un texte public, mais ce mode de pensée qui nie la notion de « sens » ou de « tendances » dans l'évolution est défendu de manière étonnamment similaire par de grands penseurs de l'évolution biologique tels que H. Le Guyader ou G. Lecointre. Avec des formulations telles que (en substance) : il ne faut pas dire que l'Homme est supérieur aux autres formes du vivant, car une simple bactérie contemporaine a évolué depuis autant de temps que lui par rapport aux bactéries primitives (je résume à la hache, mais tel est l'esprit de cette manière de voir qui, au nom de la lutte contre le finalisme religieux, refuse d'accorder une importance particulière à l'émergence progressive de systèmes nerveux complexes, comme d'autres refusent d'en accorder une au progrès techno-économique).

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