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Les femmes étaient-elles exploitées par les hommes dans les sociétés sans richesses ?


Andamanais à la pêche

J'ai récemment mis la dernière main à un double article à paraître dans la revue Actuel Marx, où je tente de faire le point sur les différentes dominations et exploitations qui pouvaient exister au sein des sociétés sans richesses – que, par commodité, on est tenté de qualifier d'égalitaires.

Je ne reviendrai pas ici sur l'existence d'une domination des hommes sur les femmes dans ces sociétés, sous des formes et à des degrés divers, qui me semble se situer hors de tout doute raisonnable – je me permets de renvoyer le lecteur sceptique vers les éléments rassemblés dans mes bouquins ou dans plusieurs billets de ce blog. En revanche, j'avais jusque là laissé en friche la question de l'exploitation, c'est-à-dire des éventuelles dimensions économiques de cette domination. Il va de soi que dans les sociétés à richesses (en tout cas, dans nombre d'entre elles), les femmes sont non seulement dominées, mais aussi exploitées : dans l'Afrique lignagère, en Papouasie, l'homme important l'est par son statut, mais aussi par les biens matériels que le travail de ses dépendants (dont, en premier lieu, ses épouses) met à sa disposition. Et le plus souvent, l'existence conjointe de la polygynie et du prix de la fiancée induit une « spirale de la puissance » : plus un homme est riche, plus il peut payer pour accumuler des épouses, et plus il obtient d'épouses, plus il devient riche. La question se pose très différemment dans les sociétés sans richesses, ne serait-ce que parce que cette spirale ne peut pas se mettre en place : on ne peut pas convertir les richesses en épouses – en revanche, rien n'indique a priori s'il est possible de convertir les épouses sinon en richesses, du moins en avantages matériels.

Un des aspects essentiels de la question est de savoir si, dans ces sociétés, les hommes profitaient de leur position dominante pour faire travailler les femmes à leur place. Si l'on se fie aux impressions générales des témoins, la situation de ce point de vue était totalement différente selon les peuples. Dans nombre d'endroits, les Occidentaux sont convaincus que la répartition du travail était équitable – Edward Man écrit ainsi des habitants des îles Andaman : « un homme mène généralement une vie aussi active que n'importe laquelle des femmes » – voire que, comme chez les Inuits, ce sont les hommes qui travaillent le plus. En Australie, en revanche, les écrits du xixe siècle, sont pour ainsi dire unanimes à décrire les femmes comme des « esclaves », des « servantes », des « bêtes de somme » à qui échoient toutes les « corvées » et le « travail le plus dur », voire « tout le travail ». Un fait choque particulièrement les Occidentaux : lors des déplacements, l'homme ouvre la voie, ne portant que ses quelques armes, tandis que la femme suit derrière, lourdement chargée des affaires du ménage et de ses enfants en bas âge. Le problème est évidemment que ces impressions, souvent formulées sur la base d'informations très incomplètes, possèdent une fiabilité très discutables.

Une femme bushman cherchant des végétaux

Je suis donc allé à la pêche aux enquêtes de terrain qui, dans la deuxième moitié du xixe siècle, ont mesuré avec précision le temps de travail des individus dans de telles sociétés, et en suis revenu avec quelques éléments plus solides. Naturellement, les problèmes sont nombreux :

  • cette dizaine d'enquêtes est loin de pouvoir prétendre à l'exhaustivité ; de nombreux peuples (dont les Inuits) n'ont, semble-t-il, jamais fait l'objet de telles études. Et pour toute l'Australie, je n'ai trouvé que trois travaux, un nombre extrêmement faible si on le rapporte à l'immensité du continent.
  • ces recherches souffrent tous de certaines limites, liées notammment à la durée du séjour des anthropologues parmi les peuples qu'ils étudiaient. Certaines ont été menées sur une base annuelle, ce qui corrige les effets saisonniers mais non les variations climatiques ou sociales d'une année sur l'autre ; d'autres, comme celle de Lee chez les Bushmen ou de McArthur et  McCarthy chez les Aborigènes de la Terre d'Arnhem, s'appuient sur une durée d'observation très courte (quelques semaines), produisant des chiffres pouvant n'être que faiblement représentatifs.
  • les enquêtes portent toutes sur des peuples qui, à des degrés divers, avaient subi (ou bénéficié de...) l'influence technique moderne. Les trois tribus d'Aborigènes de la Terre d'Arnhem pour lesquelles nous possédons des données chassaient le kangourou au fusil et complétaient leur menu en faisant des emplettes au supermarché local.
  • la définition du travail productif varie considérablement d'un auteur à l'autre, rendant la comparaison des chiffres très délicate. Parfois, l'étude ne mentionne que le temps passé à la stricte recherche de nourriture. Parfois, il inclut l'ensemble des activités, y compris celles dites « domestiques » (à commencer par les soins aux jeunes enfants).
Temps de travail hebdomadaire moyen

Tribu - Région
Bushmen - Kalahari (Lee, 1968)
44,5
40,1
Hadza - Tanzanie (Hawkes et al., 1997)
44,3
44,3
Fish Creek - Terre d'Arnhem 1 (McArthur et McCarthy, 1948)
26,1
26,8
Hemple Bay - Terre d'Arnhem 2 (McArthur et McCarthy, 1948)
36
35,8
Donydji - Terre d'Arnhem (White, 1985)
≈ 27
≈ 27
Gunwiggu - Terre d'Arnhem (Altman, 1987)
26,6
25,2
Ache (Guayaki) - Paraguay (Hill, Hurtado et al., 1985)
54,1
43,8
Hiwi - Amazonie : Colombie + Équateur (Hurtado et al., 1990)
10,4
11,1
Machiguenga - Amazonie : Pérou (Johnson, 1975)
43,4
50,9
Yanomami - Amazonie : Brésil + Vénézuela (Lizot, 1978)
35
42

Quelques précisions sur ces données :
  • Les six premières tribus vivent exclusivement de chasse, de pêche ou de cueillette, avec la limite indiquée précédemment des échanges techniques ou commerciaux avec des peuples techniquement plus avancés. Les Hiwi sont essentiellement chasseurs, même s'ils pratiquent un peu de culture.
  • Le temps de travail des femmes chez les San exclut les soins aux enfants. Si l'on prend ceux-ci en compte, selon Lee, ce sont alors les femmes qui travaillent davantage que les hommes, sans que la différence soit très marquante. Chez Hill et Hurtado, ce temps de travail n'est pas non plus pris en compte car, selon elles, cette activité se confond avec les autres activités mesurées.
  • Les chiffres fournis par Hurtado et al. sur les Hiwi ne concernent que la seule recherche de la nourriture. Celles de McArthur et McCarthy, tout comme ceux de White, incluent également le temps de préparation. Il s'agit donc de mesures qui minorent (largement) le temps de travail réel.

Toujours est-il que malgré les zones d'ombres et les limites de ces données, deux constats principaux s'imposent.

Le premier est qu'au niveau global, si les chasseurs-cueilleurs ou les cultivateurs sans richesses ne passent certes pas leur temps à travailler, ils ont néanmoins une charge de travail supérieure aux « trois heures par jour » qu'on leur a volontiers attribuée depuis le livre de Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance (que j'avais chroniqué dans ce billet). La démonstration de Sahlins s'appuyait sur Lee et sur McArthur et McCarthy. Cependant, des chiffres fournis par Lee, elle ne retenait que la seule recherche de nourriture, divisant ainsi le temps de travail apparent des Bushmen par deux ou trois. Quant aux chiffres sur la Terre d'Arnhem, des études plus poussées comme celle d'Altman soulignèrent qu'en raison de la présence des fusils et des supermarchés, ils minoraient considérablement les efforts qui devaient être jadis déployés par ces populations.

Hommes baruya construisant une palissade
(photo P. Lemonnier)

Le second constat est que chez aucun de ces peuples, on ne perçoit de déséquilibre manifeste en défaveur des femmes. Chez les deux populations de cultivateurs amazoniens (Machiguenga et Yanomami), celles-ci travaillent effectivement plus longtemps que les hommes. Mais Johnson et Lizot insistent tous deux sur le fait que le travail des hommes est plus intense, plus pénible, et occasionne au bout du compte une dépense d'énergie plus grande que celui des femmes.

Bien sûr, ces chiffres ne prouvent pas que dans aucune société sans richesse, les hommes n'ont jamais converti leur domination en avantage économique en se déchargeant sur les femmes d'une partie de leur charge de travail. Ils prouvent toutefois avec une assez forte confiance que cette conversion n'avait rien de nécessaire. Il est même permis de penser qu'elle était assez rare et que, dans la plupart de ces sociétés, la domination des hommes allait de pair avec leur prise en charge des travaux plus pénibles ou les plus risqués. Je ne dis pas que cette répartition était la cause réelle de la domination masculine ; simplement, qu'elle contribuait à la légitimer.

Il est vraisemblable que les Baruya de Nouvelle-Guinée, ces champions toutes catégories de la domination masculines, étaient de ce point de vue assez représentatifs ; s'il n'a pas mesuré avec précision les efforts productifs des hommes et des femmes dans cette société, Maurice Godelier peut tout de même être tenu pour un observateur digne de foi. Il ne s'exprime certes pas précisément sur la question de l'équivalence des efforts productifs des deux sexes, mais insiste clairement sur l'importance de celui des hommes, un trait qui les distingue radicalement d'une classe dominante : « les travaux affectés aux femmes (...) demandent moins de force physique (...), comportent moins de risques d'accident (...), exigent moins (...) de coopération entre les individus (...) ». Il ajoute : « Ce sont d'ailleurs ces différences qu'invoquent les hommes baruya pour qualifier les tâches féminines d'inférieures aux leurs et indignes d'eux, bien qu'ils reconnaissent volontiers qu'elles sont indispensables et complètent les leurs. » (p. 37).

Pour terminer, ces données et cette discussion excluent du périmètre du travail productif les dépenses d'énergie liées à la grossesse et à l'enfantement, qui incombent naturellement aux seules femmes. On a semble-t-il parfois argumenté en faveur d'une prise en compte de ces dépenses, parlant d'une exploitation des femmes liée au fait qu'elles seules supportaient les coûts de la reproduction biologique du groupe. Je ne crois pas qu'une telle extension soit légitime ; je tâcherai d'y revenir dans un prochain billet.

EDIT du 22 octobre : j'ai rajouté dans le tableau les chiffres recueillis dans les années 1980 sur les Ache (Guayaki) du Paraguay, par K. Hill, A. Hurtado et al.

2 commentaires:

  1. Salut Christophe,
    Je viens de lire ton dernier post sur ton blog et je dois dire qu'il n'a pas bouleversé ce que j'avais pensé après avoir lu Sahlins et d'autres.
    Toutes les données quantitatives sur les peuples "primitifs" sont purement et simplement bidon. Tu énonces toi-même les conditions dans lesquelles ces données sont recueillies : faible durée (jamais un cycle annuel entier !), populations très dispersées (où est la fameuse "représentativité" des groupes étudiés ?), difficultés immenses d'évaluation des temps de travail (et ce ne sont pas les quelques considérations générales que tu cites qui feront passer la pilule des différences entre les intensités de travail !), etc. ; et dans ces conditions je ne parle même pas des instruments de production (fusils, motoneige, GPS, etc.) modernes utilisés par les Aborigènes, les Inuits (ou les bouteilles de coca des san !). (*) Il suffit de voir avec quelles pincettes il faut prendre les données sur les sociétés actuelles faites sur la durée et avec un appareil conceptuel élaboré pour être immensément dubitatif devant les chiffres que tu donnes.
    Que la thèse de l'égalité des temps de travail hommes/femmes soit juste parce qu'elle repose sur certaines observations, je l'admets volontiers mais l'appuyer sur des chiffres pour le moins discutables sinon douteux c'est vouloir la faire passer pour ce qu'elle n'est pas, une thèse sérieuse ou même établie. .
    Momo
    (*) C'est un peu comme si on tirait des conclusions sur les Inuits en observant les eskimos actuels, munis de fusils et de motos-neige, se fournissant au supermarché, habitant dans des baraquements permanents chauffés au fuel, souvent abrutis d'alcool, désespérés, ...

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    1. Hello cher anonyme (qui pour ma part, ne l'est pas vraiment)

      Je trouve quand même que tu y vas un peu fort. Certes, les données possèdent de sérieuses limites, que j'ai soulignées. Je ne crois pas pour autant qu'elles soient totalement sans valeur. Certaines sont effectivement basées sur des enquêtes très (trop) courtes, mais d'autres se sont déroulées sur une année complète, en relevant les emplois du temps de plusieurs dizaines de gens de manière assez précise. Quant à l'influence de l'Occident sur le mode de vie des peuples étudiés, j'ai cité le cas des Aborigènes parce que c'était le plus flagrant. Ailleurs, cette influence pouvait être nettement moins prononcée. Globalement, il me semble qu'il faut procéder avec ces données comme avec 99% des autres données ethnologiques (non chiffrées) : en essayant de peser raisonnablement jusqu'à quel point elles sont fiables et significatives, en fonction de chaque problématique.

      Je ne me hasarderai pas, par exempe, à en tirer une généralité sur le temps de travail dans les sociétés sans richesse - au-delà du fait que, Sahlins a tordu sérieusement les chiffres disponibles à l'époque dans un sens qui l'arrangeait (et A. Testart, là-dessus, le suivait d'un pas assez allègre). En revanche, je trouve assez frappant que dans cette dizaine de sociétés où les hommes dominaient souvent nettement les femmes, on n'en ait pas observé une seule où celles-ci travaillaient incontestablement plus dur que les hommes. Et je crois qu'on peut raisonnablement généraliser ce constat et conclure que dans ces sociétés, les hommes ne convertissent pas, ou seulement de manière marginale, leur domination sur les femmes en exploitation à leur détriment.

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