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Note de lecture : Impostures intellectuelles (Alan Sokal et Jean Bricmont)

En 1996, un physicien américain, Alan Sokal, publiait dans une prestigieuse revue de sciences humaines un article-canular intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la mécanique quantique ». Ce titre aussi pédant qu'obscur annonçait un texte qui ne l'était pas moins, et qui contenait un certain nombre d'énormités philosophiques mais aussi scientifiques, enfilées comme des perles sur un collier de jargon postmoderne. Le résultat dépassa les espérances de Sokal : l'article fut publié sans une seule demande de modification.

Lorsque, juste après, Sokal dévoila le pot-aux-roses, l'effet fut infiniment plus grandiose que lorsqu'un marchand d'art révéla en 1910 que l'auteur du superbe tableau abstrait Coucher de soleil sur l'adriatique, n'était autre qu'un âne à la queue duquel on avait fixé un pinceau. Des dizaines d'intellectuels « spécialistes » de divers branches des sciences humaines volèrent à la rescousse des éditeurs de la revue, accusant Sokal de mille maux, dont les moindres étaient la déloyauté, une absence de sérieux (sic !) et un supposé anti-intellectualisme (vis-à-vis des sciences sociales). Sokal ne baissa pas les bras, répondit pied à pied à ses interlocuteurs, qui répliquèrent à la réplique : « l'affaire Sokal » était née.

Dans la foulée, le même Sokal publiait avec un autre physicien, Jean Bricmont, le livre Impostures intellectuelles. Partant du canular et de ce qui l'avait motivé, celui-ci développait une critique circonstanciée du courant dit postmoderne.

Les chapitres du livre s'organisent autour de trois thèmes.

1. « Le roi est nu » : pseudo-mathématiques et pseudo-physique

Le premier, le plus visible et le plus immédiatement réjouissant, pourrait s'intituler « la main jusqu'au coude dans le pot de confiture ». L'exercice consiste à relever, dans la prose d'un certain nombre d'auteurs généralement considérés comme profonds (voire majeurs), des développements autour des mathématiques ou de la physique, et de montrer ces développements suent l'ignorance et les contre-vérités, voire le charabia pur et simple, uniquement destiné à impressionner le chaland. Sont ainsi épinglés, pêle-mêle et à des titres divers, Paul Virillio, Luce Irigaray, Jean Baudrillard, Julia Kristeva, Felix Guattari et, mon trio gagnant, Gilles Deleuze, Jacques Lacan et Bruno Latour. Je ne saurai résister au plaisir gourmand de reproduire deux citations particulièrement gratinées, difficilement choisies dans un florilège particulièrement relevé. Je confesse donc une tendresse coupable pour une lacanerie telle que :
C'est ainsi que l'organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu'image, mais en tant que partie manquante à l'image désirée : c'est pourquoi il est égalable au "racine carrée de -1" de la signification plus haut produite, de la jouissance qu'il restitue par le coefficient de son énoncé à la fonction de manque de signifiant : (-1)
De même, Latour m'émeut lorsqu'après avoir fait l'étalage de son incompréhension totale de la théorie de la relativité, il interroge :
Avons-nous [nous, Bruno Latour] appris quelque chose à Einstein ?
...Pour conclure évidemment par l'affirmative.

Impostures intellectuelles ne contiendrait-il que ces chapitres, il serait déjà un livre salvateur, montrant comment Molière et son Médecin malgré lui, qui exploitait la crédulité de ses contemporains en leur parlant latin, ont produit quatre siècles plus tard une abondante postérité dans les plus hautes sphères universitaires. Au passage, malgré les accusations maintes fois répétées de leurs contradicteurs, Sokal et Bricmont se défendaient de formuler quelque jugement que ce soit sur le reste de l'oeuvre littéraire, philosophique ou psychanalytique, des auteurs qu'ils épinglaient : leur critique s'arrêtait à dénoncer l'usage illégitime de notions mathématiques ou physiques. On comprend qu'anticipant le tir de barrage qui les attendait, Sokal et Bricmont aient préféré défendre une position inexpugnable, plutôt que s'aventurer sur un terrain où la polémique aurait été un peu plus hasardeuse. Néanmoins, qu'il me soit permis d'avancer l'hypothèse que des intellectuels capables par endroits de tels procédés n'inspirent pas une confiance démesurée quant au reste de leur production. C'est un peu comme quand on surprend un chef étoilé en train d'ouvrir une boîte de conserve : on goûte le reste de la carte avec circonspection, surtout si ses plats sont systématiquement noyés dans une sauce si épaisse qu'on n'en peut déterminer les ingrédients.

Si Lacan est mort (mais pas tout à fait enterré, ses disciples continuant de précher l'obscurantisme et de répandre l'anathème sur leurs contradicteurs – tiens, en voilà une belle brochette telles qu'en eux-mêmes), Latour en revanche est bien vivant. Nullement atteint par les multiples mises en exergue de ses absurdités, il poursuit une brillantissime carrière et seuls quelques esprits chagrins ont l'audace de souligner que l'oeuvre sur laquelle elle repose n'est qu'une grande boursouflure.

Toujours est-il que pour le seul plaisir de voir des sommités – dont aucune, à ma connaissance, n'a jamais eu l'honnêteté de reconnaître ses torts – prises en flagrant délit de baratin caractérisé, et pour la saine prudence qu'il ne peut manquer d'inspirer vis-à-vis des discours abscons, Impostures intellectuelles doit être lu. Mais il y a plus.

2. Epistémologie des sciences

Bruno Latour, spécialiste de la relativité... et de Ramsès II 
Dans trois autres chapitres, Sokal et Bricmont appuient le réquisitoire en démontrant, à l'inverse, qu'on peut parfaitement être profond sans être obscur ; le chapitre 3, en particulier, d'une clarté et d'un intérêt remarquables, aborde les questions des voies de la connaissance (scientifique ou non), du relativisme cognitif – le fait de nier qu'il existe une vérité objective dont le cerveau humain puisse s'approcher –, et de l'épistémologie – la démarche scientifique – c'est-à-dire les principaux thèmes qu'arpente le relativisme postmoderne.

Sokal et Bricmont insistent ainsi sur le fait que la science n'est que l'application systématique des principes qui guident notre connaissance des faits quotidiens, et qu'on ne peut logiquement rejeter l'une sans remettre l'autre en question. Dans des développements aussi informés que nuancés, ils abordent de nombreuses théories et auteurs, en restant toujours à la portée de leur lecteur, sans jamais lui infliger quelque jargon abstrus ou inutile que ce soit, mais en lui donnant tous les moyens de suivre leur raisonnement (et, le cas échéant, de se trouver en désaccord avec lui). Des notions assez difficiles sont abordées de la plus abordable des manières, les raisonnements s'appuient sur des exemples réels – celui de l'enquête policière est aussi simple que convaincant – et la philosophie (des sciences) apparaît pour ce qu'elle devrait toujours être : un moyen d'éclairer les choses, et non de jeter sur elles un voile de fumée.

La critique de Popper est ainsi particulièrement bien venue, Sokal et Bricmont expliquant pourquoi il est selon eux impossible de formuler des règles qui permettraient d'établir a priori en tout temps, en tout lieu et quel que soit le sujet abordé, la scientificité d'un raisonnement. Cette légitime prudence leur sert non à rejeter toute idée ou possibilité de raisonnement rationnel, mais au contraire à la défendre contre ceux qui la nient, en théorie ou en pratique. Plusieurs pages sont alors consacrées à examiner l'argumentaire de Kuhn, Feyerabend ou Latour, mettant en relief leurs ambiguités et soulignant les impasses et les absurdités auxquelles mènent leurs principes si on les applique de manière conséquente.

3. Un peu de politique

Le livre ne serait pas ce qu'il est sans son chapitre final, qui tente de formuler les raisons pour lesquelles le postmodernisme s'est développé au point que nombre de ses raisonnements tiennent lieu de vérité admise dans les milieux qui se disaient jadis progressistes.

De toutes les pages du livre, celles qui constituent cette longue conclusion sont sans doute en même temps les plus faibles et les plus indispensables. Ce sont les plus faibles, car Sokal et Bricmont ne sont pas marxistes – même s'ils n'écrivent rien de scandaleux à ce propos, tout indique très clairement qu'ils se situent en-dehors de ce courant. Du coup, leurs catégories politiques et sociales, et leur vocabulaire, ne dépassent pas ce qu'il est convenu d'appeler les opinions « progressistes » : ignorant ce que sont les classes sociales et n'écrivant, me semble-t-il, pas une seule fois le mot « capitalisme », ils se revendiquent uniquement de la « gauche », du rationnalisme et des Lumières. C'est regrettable, mais étant donné le sujet de l'ouvrage, c'est un moindre mal. Car sur bien des points, ils pensent et parlent juste, et si le marxisme pourrait rajouter ça et là quelques éléments à leurs développements, il n'aurait pas grand-chose à leur retirer (voir le bonus à la fin de ce billet).

Soulignant que le post-modernisme et le scepticisme généralisé dont il est porteur sont avant tout un produit du « découragement politique » et de la « désorientation générale de la gauche » (p. 200) qui pèse sur la planète depuis une trentaine d'années, ils citent très justement Chomsky, selon qui la séduction pour les jeux de mots post-modernes est une manière de fuir les débats et les combats réels – voire, de théoriser que la réalité elle-même n'existe pas, ou pas vraiment. Et de conclure :
cette fuite en avant [postmoderne] revient à enfoncer le dernier clou dans le cercueil des idéaux de progrès ; nous proposons modestement de laisser passer un peu d'air en espérant que le cadavre se réveille un jour... (p. 201)
Cest encore très justement qu'ils montrent comment ce climat de recul qui marque notre époque amène bien des gens à se tromper de combat :
Dans cette atmosphère de découragement généralisé, on peut être tenté de s'attaquer à quelque chose qui est suffisamment lié au pouvoir dominant pour ne pas être très sympathique, mais suffisamment faible pour constituer une cible plus ou moins accessible (la concentration du pouvoir et de l'argent étant hors de portée). La science remplit parfaitement ces conditions et cela explique en partie les attaques dont elles fait l'objet. (p. 201-202)
Il faudrait citer encore bien des passages, mais je concluerai avec celui qui touche le plus directement la matière anthropologique et certaines des questions que j'ai déjà abordées dans ce blog (par exemple, dans cette note de lecture). Un anthropologue spécialiste des Indiens zuni, interviewé par le New York Times, déclarait ainsi à propos de la théorie scientifique communément admise selon laquelle les premiers habitants du continent américain sont arrivés d'Asie : « la science n'est qu'une façon parmi d'autres de connaître le monde [...] [La vision du monde des Zunis, qui dit que leurs ancêtres sont sortis du sous-sol] est aussi valable que le point de vue archéologique sur ce qu'est la préhistoire ». Sokal et Bricmont livrent alors le commentaire suivant :
Les propos (...) ont peut-être été mal reproduits par le journaliste, mais ce genre d'assertion n'est pas rare [n'est-ce pas, amis du « tournant ontologique » ? C.D.] Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Nous sommes en face de deux théories qui se contredisent mutuellement. Comment peuvent-elles être toutes deux également valables ? (...) L'anthropologue s'est probablement égaré en mélangeant ses sympathies culturelles à ses théories. Mais aucun argument ne peut justifier une telle attitude. Nous pouvons parfaitement défendre les revendications légitimes de ceux qui ont survécu à l'un des pires génocides de l'histoire sans accepter leurs mythes créationnistes. (p. 196)
On ne saurait mieux dire.

Pour finir

Écrit il y a plus de quinze ans, Impostures intellectuelles n'a – malheureusement – pas pris une ride. Les idées contre lesquelles Sokal et Bricmont s'étaient mobilisés sont encore bien vivaces, au point qu'on peut se demander si elles n'ont pas encore gagné du terrain. Une anecdote personnelle à ce propos : intervenant dans un colloque universitaire il y a quelques mois, dont les « vedettes » étaient Descola et Latour, j'avais entendu se succéder les interventions où l'on parlait d'ontologies (pour les non-philosophes : « l'étude de l'être »), s'interdisant même le mot de « représentation du monde », pour dire en termes léchés que le monde (unique) n'existe pas, que chacun créée son propre monde en voyant midi à sa porte, et qu'il ne fallait surtout pas se poser la question un peu colonialiste et malpolie de savoir lequel de ces discours sur l'être est le plus vrai – Latour, pour sa part, explique qu'il faut aussi voir le monde « du point de vue des non-humains », et que se poser la question de l'existence de ces non-humains n'a aucun intérêt, ce qui autorise pas mal de galipettes cérébrales. Quelque peu troublé par cette belle unanimité, je me suis permis une intervention pas même marxiste, mais simplement rationnaliste ; j'y rappelais que depuis deux siècles au moins, on avait tout de même établi assez fermement que le mond eexistait en dehors de notre imagination, et que la raison était un moyen plus efficace pour le connaître que la pensée magique, tout cela indépendamment de la nécessaire solidarité qu'on devait ressentir avec des peuples opprimés. De la salle, quelqu'un m'a alors apostrophé en me demandant ce qui m'autorisait à être ainsi aussi « arrogant » (sic) quant à la supériorité de la raison. Je n'ai pas fait de sondage, mais je suis à peu près certain que l'assistance comptait bien plus de gens choqués par mon intervention que par la sienne.

J'ajoute à cela que parmi les chercheurs en sciences humaines que je fréquente, l'évocation en termes favorables d'Impostures intellectuelles suscite le plus souvent un petit rire crispé : « Ah, oui, c'est cet Américain qui attaquait la philosophie française... » « Hmmm, c'est un livre contre les intellectuels, ça... ». Eh bien non. Impostures intellectuelles est un livre qui milite en faveur de la philosophie et de la science, c'est-à-dire de la raison et de la connaissance, contre ceux qui les méprisent ou les avilissent. Qu'on soit impliqué dans les sciences dites dures, les sciences humaines, dans la philosophie ou tout simplement, qu'on souhaite réfléchir sur le monde qui nous entoure, Impostures intellectuelles est plus qu'un excellent bouquin : il est indispensable.

Bonus :

8 commentaires:

  1. Merci, j'avais prévu de le lire. As-tu un lien vers la version française de l'article de Sokal ?

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  2. Non, apparemment, ça n'existe pas. L'article est cependant reproduit dans le bouquin (en tout cas, dans mon édition).

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  3. En parlant d'épistémo, si tu l'as lu peux-tu me dire ce que tu penses de l'essai de Testart ?

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  4. Hélas, pas lu. Donc là, réponse facile : pas d'avis !
    :-)

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  5. L'identification rationaliste du monde humain (et non-humain) a été produit dans un contexte impérialiste capitaliste (identifié comme blanc), on peut comprendre les réticences qu'ont certain vis-à-vis du rationalisme réduit à ses conditions de production.

    Le problème c'est (entre autre, je ne prétends pas être spécialiste de la question) d'avoir abandonné une version dialectique et matérialiste du rationalisme permettant de démontrer l'intérêt pour les opprimé-e-s de la négation de la négation : c'est par le rationalisme que le mouvement communiste peut présenter les justifications (discours) capitalistes comme fausses vis-à-vis de la (re)production de la vie quotidienne.
    Je parle des "opprimé-e-s" car il me semble que certains discours relativistes, en réduisant le rationalisme à ses conditions de production et en ayant une lecture non dialectique en font une arme exclusivement au service de la bourgeoisie (blanche et masculine) et de la petite-bourgeoisie intellectuelle (qui assoit sa domination grâce à la fructification de son capital culturel).

    Il serait par contre intéressant de discuter dans le cadre de l'épistémologie, de la distinction entre vérité et justesse telle qu'elle est débattue par Jean-Jacques Lecercle dans "Une philosophie marxiste du langage", en prenant appui sur Volochinov et une certaine forme de pragmatisme.
    Ce qui peut renvoyer aussi au concept de "fausse conscience" (Gramsci VS Sorel) traditionnellement marxien : y a t-il une vérité du capitalisme qu'il faut expliquer ou une somme d'intérêts dans laquelle nous devons identifier ceux du prolétariat (car nous convenons toujours qu'il s'agit de la classe porteuse de progrès) et y répondre favorablement ?

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  6. Bonjour et merci de cette note de lecture.
    Il est fréquent que certains chercheurs soient reconnus et défendus de manière assez unanime. Je pense par exemple à Nathalie Heinich, critiquée par ce simple blog:

    http://italiansbetter.blogspot.fr/

    Bonne journée à vous

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  7. Une des dernières âneries psotmodernes en date : http://www.planete-douance.com/blog/2015/06/10/le-genie-du-cerveau-humain-et-ses-merveilles-pierre-bamony/

    Ca a l'air pas mal...

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    1. La vraie question : se trouvera-t-il un esprit suffisamment puissant pour parvenir à unifier l'anthropologie quantique et le relativisme culturel ? Le suspense est insoutenable.

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