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Un charnier vieux de 10 000 ans

Le numéro de Nature de ce jour (Volume 529, n°7586) comprend un article intitulé « Inter-group violence among early Holocene hunter-gatherers of West Turkana, Kenya » (La violence inter-groupes parmi des chasseurs-cueilleurs du début de l'Holocène à l'ouest du Turkana, au Kenya), qui fait état d'une découverte proprement extraordinaire intervenue en 2012 ; il s'agit en effet de la plus ancienne scène de massacre collectif actuellement connue au monde.
Sur ce site appelé Nataruk, situé à environ 30 km à l'ouest du lac Turkana, ont été retrouvés les restes de 27 individus, dont au moins 8 femmes et 6 enfants. Douze squelettes complets ont été excavés et étudiés. Tous appartenaient à des adultes (dont 7 hommes et 4 femmes, le doute subsistant sur le dernier squelette). Or, dix d'entre eux présentaient des marques incontestables de mort violente, qu'il s'agisse de traumas ou de projectiles. La plupart des blessures sont localisées à la tête, mais d'autres sont situées sur le thorax ou sur des membres – plusieurs mains sont brisées, une blessure classique lorsqu'on tente de parer un coup. Parmi les femmes, l'une était dans ses derniers mois de grossesse. Tout comme pour trois autres victimes, sa position suggère qu'elle était ligotée au moment de sa mort. Les cadavres n'ont pas été enterrés, mais laissés sur place.

Une découverte exceptionnelle

Par bien des aspects, cette découverte est exceptionnelle. Tout d'abord, par les conditions de préservation des cadavres, dans ce qui était alors un lagon, et qui a permis à la scène de se conserver pour ainsi dire sur le vif ; ensuite, par son ancienneté : les datations convergent pour donner une fourchette autour de 10 000 ans avant le présent. Ce n'est pas tout-à-fait la plus ancienne trace de combat collectif : on considère que celle-ci se trouve dans le cimetière de Djebel Sahaba, au Soudan, où 23 des 58 corps portaient des traces de violence ; même si la datation en est plus hasardeuse, on pense que les morts de Djebel Sahaba ont précédé de 2000 à 4000 ans ceux de Turkana. En revanche, c'est à coup sûr le plus ancien champ de bataille connu à ce jour.
On sait que la question de l'ancienneté de la guerre est une des plus controversées parmi les archéologues et les anthropologues. Si nombre d'entre eux considèrent la violence comme un phénomène très ancien, qui plonge ses racines dans nos origines animales, d'autres la tiennent au contraire comme un produit relativement récent de l'évolution sociale, lié à l'agriculture et à l'accumulation de richesses. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer de nombreuses fois à ce sujet dans ce blog (par exemple, dans cette critique de livre) ; il me semble que si, selon les formes de société, les buts et les formes de la guerre ont considérablement changé, il existe suffisamment d'éléments pour qu'on écarte l'hypothèse d'un Âge de pierre pacifiste.
La femme enceinte, dont les mains, et possiblement les pieds,
étaient attachés lors de son décès. (dessin extrait de l'article)
Reste que le charnier de Nataruk laisse en suspens certaines questions cruciales sur les populations de cette époque. S'il s'agit sans conteste de chasseurs-cueilleurs qui ignoraient l'agriculture, il n'est pas impossible qu'ils aient déjà été sédentarisés à un degré ou à un autre ; l'idée est déjà avancée pour Djebel Sahaba, du fait qu'un cimetière de 50 personnes ne saurait être le fait de chasseurs-cueilleurs nomades. J'avoue ne pas être en mesure d'évaluer cet argument sans me lancer dans de fastidieuses recherches. En ce qui concerne Nataruk, les auteurs de l'article sont peu diserts quant au mode de vie qui prévalait alors ; ils indiquent néanmoins que la poterie était connue, ce qui plaide pour un certain degré de sédentarité (mais la relation est loin d'être aussi évidente qu'elle en a l'air). Peut-être s'agissait-il donc, à Nataruk comme à Djebel Sahaba, de chasseurs-cueilleurs plus ou moins sédentaires et s'étant déjà engagés dans la voie de l'accumulation des richesses. Toutefois, les auteurs de l'article ne signalent aucune installation pérenne, ni maison ni silos, et cette hypothèse semble donc,  première vue, assez peu vraisemblable. J'ajouterai que les Aborigènes australiens fournissent un exemple ethnographique qui montre (de manière fort convaincante à mon sens) que des chasseurs-cueilleurs nomades « purs » peuvent fort bien connaître des conflits endémiques, y compris sous la forme d'affrontements des troupes relativement nombreuses et de massacres de groupes entiers.

9 commentaires:

  1. La céramique est en effet l'un des facteur qui constituent le Néolithique en ce qui concerne le modèle Proche-oriental et d'autres,mais c'est je crois un modèle encore très ethno-centré. Il est vrai qu'il existe des scenarii alternatifs. Je pense notamment à la Chine et au Japon où les céramiques semblent avoir précédé de plusieurs millénaires (j'espère ne pas dire de bêtises) les pratiques agricoles.
    Dans la corne de l'Afrique, au 3ème millénaire, des sociétés de pasteurs (bœufs domestiqués et ânes), vivent alors encore abondamment de la pèche,les vestiges d'habitat plaident en faveur d'installations saisonnières.C'est le cas du site d'Asa Koma où a été trouvée de la céramique, dont la contenance maximale ne dépasse pas les 3l. Ces sociétés ne sont alors pas encore des agriculteurs.
    L'adoption de l'artisanat céramique n'est donc pas nécessairement motivée par le stockage de céréales et les pratiques agricoles.
    Johanna

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  2. Bonsoir

    Je m'aperçois en vous relisant que mon texte est loin d'être clair, en raison d'une coquille qui traînait – un « non » incongru, que j'ai depuis fait disparaître. Je rétablis donc : la poterie n'est effectivement pas directement corrélée à l'agriculture, mais elle l'est davantage (sans qu'il s'agisse d'une relation obligatoire) à la sédentarité. Je voulais donc bel et bien dire que les victimes du massacre étaient des chasseurs-cueilleurs possiblement sédentaires.

    Pour le reste, il me semble que même au Proche-Orient, on considère que le néolithique a commencé bien avant (2000 ans !) la poterie, et l'on parle pour cette période de "néolithique précéramique". Au Japon, des chasseurs-cueilleurs (dits « Jomon ») ont fabriqué de la poterie pendant 10 000 ans sans passer à l'agriculture. Pour la Chine... il faudrait que je révise ! Je crois qu'en Sibérie, la poterie précède également très largement l'agriculture et l'élevage.

    Enfin, les pasteurs sont traditionnellement assimilés aux agriculteurs : ils ont domestiqué une ressource alimentaire (animale plutôt que végétale).

    Cependant, je ne peux que vous rejoindre sur le fait que la poterie n'a pas été partout motivée par le stockage de céréales et l'agriculture (la seconde étant plus large que la première).

    Bien cordialement

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  3. Pour le modèle proche-oriental, je pense qu'on parle plus volontiers de processus de néolithisation avec les débuts de la sédentarité, et les premiers essais agricoles et de domestication des animaux. L'acquisition des techniques céramiques qui arrive en dernier lieu est souvent perçue comme le dernier facteur qui nous permet de par ler de "Néolithique" et non plus de "Néolithisation".
    Ce qui nous fait rebondir sur l'éternelle question des critères à partir desquels on se propose de définir le Néolithique. Mais c'est un autre débat. Merci pour votre réponse !!

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  4. Je ne veux pas avoir l'air de pinailler (encore que...) mais de ce que je sais, au Proche-orient, la sédentarisation a très largement précédé les premières domestications (qui elles-mêmes ont donc largement précédé la poterie). Et si la « néolithisation », quelle que soit la définition qu'on lui donne, est sans aucun doute un long processus, l'usage désigne sous le terme de néolithique (précéramique, en anglais pre-pottery) les deux millénaires qui incluent la domestication sans la poterie.

    La question des critères du néolithique et, en fait, de toute périodisation historique et sociale est en effet très embêtante (tout en étant incontournable). Si l'on prend la pierre polie (le sens premier de "néolithique"), c'est en Australie qu'on trouve, et de loin, la plus ancienne du monde... alors même que les Australiens sont l'exemple emblématique de l'absence de passage à l'agriculture, à l'élevage (et même, à l'arc).

    Non seulement rien n'est simple, mais souvent, tout se complique... ;-)

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  5. Un peu dans le même style, mais cette fois clairement au Néolithique (moyen) :
    http://www.cnrs.fr/inee/communication/breves/b156.html

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  6. Bonjour, as-tu entendu parlé (toi ou tes lecteur.rice.s) ou connais tu le site (la grotte) de Mascyska, en Pologne, où selon l'archéologue François Djindjian se serait déroulé un massacre de magdaléniens par des non magdaléniens ? Ces mentions dans plusieurs articles de Djinjian m'intéressent et m'intriguent mais je n'en trouve aucune référence précise, nulle part

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    1. Une étude plus récente ici : https://www.researchgate.net/publication/324016899_Human_Remains_from_Maszycka_Cave_Woj_Malopolskie_PL_The_Treatment_of_Human_Bodies_in_the_Magdalenian
      Ce gisement fait partie des quelques sites magdaléniens qui ont livré des ensembles assez conséquents de vestiges humains (ici 50 restes, minimum 9 personnes apparemment), dominés par le crâne, dont certains portent des traces de traitement (découpe, percussion, etc.). Un peu comme au Placard, à Isturitz, à Gough's cave... L'interprétation comme "massacre de Magdaléniens par des non Magdaléniens" n'est que ça - une interprétation - et me semble tout à fait gratuite.

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    2. Bonjour, merci beaucoup pour cette référence. Cette référence/interprétation m'intriguait car je n'en avais jamais entendu parler. Je vais lire ça

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