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Les quatre visages du surplus

Quiconque est un peu familier des raisonnements matérialistes sur l'évolution sociale sait (ou croit savoir) que l'essor de la différenciation sociale, et donc de l'exploitation, est liée à l'apparition d'un « surplus » absent dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et qui s'est peu à peu développé avec l'agriculture. En réalité, cette idée très ancienne (on en trouve les premières formulations dès le XVIIIe siècle) repose sur une série de suppositions qui sont loin d'être aussi évidentes qu'il y paraît à première vue. Dans ce billet, je n'aborderai pas le cœur de ces raisonnements ; car avant d'en arriver là, il faut commencer par se mettre d'accord sur ce qu'est le « surplus » en question. En effet, pour peu qu'on s'y arrête, on se rend vite compte que le mot peut revêtir au moins quatre significations très différentes. C'est le problème avec les mots familiers : on finit par oublier qu'ils contiennent des non-dits, qui peuvent varier d'un contexte à l'autre et qui en changent totalement le sens. En l'occurrence, un surplus est un excédent : c'est donc le résultat d'une différence entre deux quantités. Toute la question est de savoir lesquelles...

Surplus physiologique et surplus social

Une première définition du surplus consiste à rapporter la production d'une société donnée à ses besoins physiologiques. On dira donc qu'une société ne dégage pas de surplus si elle se trouve à la limite de la survie, et qu'elle en produit un dans le cas contraire. C'est ce surplus « physiologique » qui est au centre des raisonnements du courant dit du cultural materialism, dont la plus grande figure est Marvin Harris.
Or, cette définition diffère assez notablement de celle qui est couramment employée par le courant marxiste, et qui rapporte la production à ce qui revient aux producteurs. Le surplus est dans ce cas censé permettre d'appréhender directement le phénomène de l'exploitation : il est le fruit du surtravail, cette fraction du travail des producteurs qui leur est extorquée par la classe dominante, et qui dans le capitalisme prend la forme de la plus-value. Appelons ce surplus le surplus « social ».
Il est clair que surplus physiologique et surplus social sont deux choses totalement différentes. L'un n'est même pas une condition de l'autre. Pour commencer, il peut très bien y avoir un surplus physiologique sans aucun surplus social : il suffit de penser à une tribu de chasseurs ou de pêcheurs égalitaires, situés dans un environnement relativement favorable, et où chacun mangera donc largement à sa faim sans qu'aucun exploiteur n'extorque du surtravail à quiconque. Dans ce cas, il existerait un surplus physiologique sans aucun surplus social. Inversement, on pourrait penser qu'il ne saurait exister de surplus social supérieur au surplus physiologique : une classe dominante ne pourrait durablement prélever un surtravail sur les exploités sans leur laisser au moins de quoi survivre et se reproduire. Pourtant, une telle configuration est possible : il faut pour cela que la classe exploiteuse n'ait pas à permettre aux exploiter d'assurer leur propre reproduction. En clair, il suffit qu'elle puisse s'approvisionner en main d'oeuvre dans une autre société, et pouvoir dispenser ainsi les exploiter de fonder et d'entretenir une famille. Si j'en crois l'excellent traité de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart sur l'Histoire des agricultures du monde, c'est une configuration de ce type qui prévalait sous la Rome antique, où la productivité agricole était restée très basse. Et c'est la fin de l'approvisionnement en esclaves dans les sociétés conquises qui a sonné, à terme, le glas de l'Empire.

Deux autres définitions

La méthode traditionnelle de stockage des ignames chez les Igbos (Nigeria)
Ces deux définitions du surplus représentent déjà à elles seules une abondante source de confusions. Mais il en existe – au moins – deux de plus.
La première est utilisée lorsque la théorie est convoquée pour expliquer non l'exploitation, mais la division du travail. Prenons le cas simple (et, historiquement, de loin le plus fréquent) où le premier corps de métier spécialisé dans une autre production que les biens alimentaires est la métallurgie. On dira alors que pour qu'il existe un secteur métallurgiste, il faut que les producteurs de biens alimentaires produisent davantage qu'ils ne consomment : c'est un surplus. Notons qu'un tel surplus, par définition, en suppose un autre : réciproquement, il faut que les métallurgistes produisent davantage de marteaux, de pinces, de haches, de clous ou de fer à chevaux qu'ils n'en utilisent eux-mêmes. Généralement, l'attention se focalise sur le secteur alimentaire, sans que je sois bien certain qu'il y ait de bonnes raisons à cela.
Je suis un peu embêté pour trouver un adjectif pour ce type de surplus. Le moins mauvais qui me vient en tête est celui de surplus technique, mais je suis bien conscient que ce n'est pas un très bon choix. Toujours est-il que ce surplus, lui aussi, est totalement indépendant des deux précédents. Qu'on les combine deux à deux, et on verra qu'on peut toujours imaginer une situation où l'un existe sans l'autre, et l'autre sans l'un.
Enfin, une quatrième définition du surplus introduit dans l'équation une notion temporelle : le surplus, c'est l'excédent de la production sur la consommation à un moment donné - concrètement, on suppose que cet excédent ne joue un rôle que s'il est conservé en vue d'un usage futur. Le surplus est donc ici le stock.
Une fois de plus, il n'est pas difficile de voir que les stocks, en eux-mêmes, ne constituent ni un surplus physiologique, ni un surplus technique, ni un surplus social. Précisons ce dernier point : il se peut fort bien (au moins en théorie) qu'une société dont les ressources sont saisonnières constitue chaque année des stocks pour la morte-saison, sans pour autant qu'existe ni exploitation, ni classe dominante - et donc, sans pour autant qu'existe un surplus social. Inversement (et toujours en théorie) on peut tout à fait imaginer une classe dominante qui prélève un surproduit dans une société qui ne constitue aucun stock notable. Soyons clair : je suis convaincu qu'en réalité, il existe un rapport (indirect) entre stocks et surplus social. Mais il s'agit précisément d'un rapport (indirect, je le répète), et non d'une identité. Autrement dit : on ne peut rien dire de pertinent sur la stratification sociale si on aborde le problème muni d'un concept de surplus attrape-tout qui recouvre à la fois deux, trois, voire quatre définitions. Or, on trouve très souvent de telles confusions. Je citerai entre mille un passage extrait du livre de Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés (Guns, germs and steel), livre par certains aspects, fort intéressant, mais où des glissements incessants sont faits entre stocks et surplus social :
Alors que certains chasseurs-cueilleurs nomades peuvent à l’occasion récolter davantage de vivres qu’ils n’en peuvent consommer en quelques jours, cette manne leur est de peu d’utilité puisqu’ils ne peuvent la conserver. En revanche, les stocks alimentaires sont essentiels pour nourrir des experts qui ne produisent pas de vivres et, assurément, des villes entières. En conséquence, les sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs ont peu, voire aucun, de ces experts à plein temps qui font leur apparition dans les sociétés sédentaires.
Les rois et les bureaucrates sont deux types d’experts de ce genre. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont relativement égalitaires, manquent de bureaucrates à plein temps et de chefs héréditaires, et possèdent une modeste organisation politique au niveau du groupe ou de la tribu. Et cela du fait que tous les chasseurs-cueilleurs valides sont obligés de consacrer une bonne partie de leur temps à la quête de nourriture. À l’opposé, dès lors qu’il est possible de stocker des aliments, une élite politique peut prendre le contrôle des vivres produits par les autres, affirmer son droit de prélever des impôts, se soustraire à la nécessité de se nourrir elle-même et se consacrer entièrement aux activités politiques. Ainsi, les sociétés agricoles de taille modeste sont souvent organisées en chefferies, les royaumes étant limités aux grandes sociétés agricoles. (…) Dans les milieux particulièrement riches, comme la côte nord-ouest du Pacifique en Amérique du Nord et la côte de l’Equateur, certains chasseurs-cueilleurs ont aussi développé des sociétés sédentaires, des stocks alimentaires et des chefferies naissantes sans s’engager plus loin sur la voie de la formation des royaumes.
La constitution d’un stock alimentaire par l’impôt permet de faire vivre d’autres experts à plein temps. Elle permet notamment de nourrir les soldats de métier, point important pour les guerres de conquête. (…) Les stocks alimentaires peuvent aussi nourrir les prêtres, qui apportent une justification religieuse aux guerres de conquête ; les artisans, notamment des forgerons qui fabriquent des épées, des fusils, et d’autres techniques ; et les scribes, qui préservent bien plus d’informations qu’il n’est possible d’en mémoriser correctement (p. 89-90)
La suite au prochain épisode... en attendant les commentaires !

7 commentaires:

  1. Ne fais-tu pas toi-même un glissement à propos du troisième type de surplus? L'apparition de la division du travail est un effet du surplus productif matériel mais n'est pas elle-même un surplus ? Ce n'est pas une définition à proprement parler, ta critique de Diamond est peut-être un peu dure?

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    1. Bonjour Jean-Philippe

      Je ne pige pas en quoi la division du travail serait (ou ne serait pas) un surplus. Telle que je la comprends, la proposition n'a pas de sens ; un surplus de quoi sur quoi ? En revanche, elle suppose un certain type de surplus qui, en lui même, n'implique ni surplus physiologique ni surplus social. Imaginons une communauté de chasseurs-pêcheurs égalitaires, à la limite de la survie. Si ceux qui chassent échangent la moitié de leur produit avec ceux qui pêchent (et réciproquement), on a le surplus que j'ai appelé technique (et qui est celui dont parlait déjà Adam Smith à propos de l'échange), et uniquement celui-là.

      En ce qui concerne Diamond, je signale juste que son raisonnement entremêle deux notions très différentes (les stocks, et le fait que les chasseurs-cueilleurs sont censés consacrer presque toutes leurs forces à produire de la nourriture). Après, ça ne veut pas dire que tout est à jeter dans ce passage...

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    2. Dans ton billet initial, tu appelles surplus technique un surplus qui consiste simplement en le fait qu'une population produit plus qu'elle ne consomme, mais qui permet aussi la naissance de la division du travail. Mais on ne voit pas en quoi le surplus lui-même diffère du surplus physiologique. Dans ta réponse, tu introduis une nouvelle configuration, il ne s'agit plus de métallurgie (on ne peut pas se nourrir de marteaux).

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    3. Non, relis bien. Ce n'est pas la population qui produit plus qu'elle ne consomme : c'est chaque secteur (ou individu) qui produit au-delà de sa consommation propre, et qui échange ce « surplus » avec ses homologues. Mais ce n'est pas parce qu'une partie de la production agricole sert à nourrir des forgerons que la société entretient une classe dominante, ou qu'elle mange à sa faim.
      J'ai pris comme exemple tantôt une division du travail interne au secteur alimentaire, tantôt une configuration où intervient un autre secteur, mais cela ne change rien au raisonnement : ce qui est un surplus (technique) du point de vue d'un des secteurs ne l'est pas nécessairement, ni socialement, ni physiologiquement, à l'échelle globale de la société.
      En tout cas, cet échange (qui ne doit rien à la division universitaire du travail) montre bien que le sens du terme de « surplus » est éminemment glissant !

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  2. Bonjour Christophe,

    Si je devine bien l'idée que tu as derrière la tête, ce "rapport (indirect)" entre stocks et surplus social, c'est celui de l'apparition des paiements - dans le monde II (et le prix de la fiancée qui va avec). Si l'on peut considérer que le prix de la fiancée permet au beau-père de retirer un surplus social ; il faut admettre qu'il en va de même du service pour la fiancée (qui le remplace en certains cas).

    Le hic c'est que le service pour la fiancée existe dans le monde I - où les stocks alimentaires sont inexistants. Le stockage ne serrait donc qu'une raison nécessaire à l'"épanouissement" du surplus social (déjà existant).

    Cependant je crois bien (en avançant cela) manquer quelque chose de fondamentale dans ton raisonnement. Dans l'exemple précité on pourrait tout aussi bien parler des obligations viagères comme de surplus social (ce que tu rejette (du moins me semble-t-il), à l'instar de Testart, pour la raison que la personne qui donne aujourd'hui (en étant gendre) recevra demain (en étant beau-père) ; c'est donc égalitaire, on ne peut pas parler d'exploitation dans ce cas ; et peut être peut-on considérer qu'il en va de même pour tout les types de prestations matrimoniales?).

    Je pose donc la question - au risque de paraître naïf : quels types de rapports sociaux peuvent être considérés ou non comme des rapports d'exploitation (produisant un surplus social) ? (je suppose que rapport d'exploitation et rapport produisant un surplus social sont une seule et même chose)

    (J'imagine que la catégorie des rapports sociaux symétriques est à exclure - cela reste peu clair à mes yeux)

    Très amicalement

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    1. Hello Tangui

      Toujours dans les bons coups, à ce que je vois. :-)

      Oui, évidemment, je pense que dans cette histoire de stocks, on ne peut sauter par-dessus la question des paiements. Mais tout cela s'entremêle assez intimement, et il faut une analyse délicate si on veut espérer s'en sortir.

      Pour les dernières questions, à propos de l'exploitation, elle ne sont pas naïves mais au contraire très profondes. J'avais essayé de les traiter dans l'article paru dans Actuel Marx n°58. Je crois que dans les sociétés sans richesse, l'exploitation existe (sous une forme toutefois très limitée). Mais, dans plusieurs cas au moins (service ou prestations viagères) il y a en quelque sorte exploitation, mais ni exploiteurs ni exploités : les exploités d'aujourd'hui sont les exploiteurs de demain. Selon l'angle sous lequel on regarde les choses, en instantané ou dans la durée, l'exploitation existe ou pas. Je ne sais pas si on peut parler de surplus à ce propos (je suis même assez convaincu que non). En revanche, au moment-même où j'écris ces lignes, une petite lumière s'allume dans ma tête et je m'aperçois que tu as mis le doigt sur un excellent argument. Je me comprends... ;-)

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    2. Il y en a au moins un qui se comprend. C'est rassurant en un sens ;-)

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