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Une cartographie sociale des sociétés à richesse (monde II)

Je poursuis ici les réflexions commencées dans plusieurs billets précédents, autour du triptyque paiements - stockage - esclavage, de ce que l'observation ethnologique fait apparaître et des questions sans réponse. Pour ce faire, il me semble qu’un moyen commode est de situer les sociétés sur un graphique qui figure les différentes combinaisons possibles entre ces trois dimensions Il s’agit donc, en quelque sorte d’une tentative de cartographie sociale du monde II (je rappelle qu'Alain Testart entendait sous ce terme les sociétés dépourvues de classes, mais connaissant la richesse) ; il s'appuie sur le croisement entre les données de l'Ethnographic Atlas et de la base Cartomares, dont les résultats bruts peuvent être observés sur cette carte (se reporter à ce billet pour une discussion sur ces données).
La première chose à dire est que la très grande majorité des sociétés du monde II se situe dans ce qu’on peut appeler une « zone principale » (au sens où les astrophysiciens parlent de « séquence principale » pour l’évolution des étoiles). Cette zone est celle où coexistent stockage et paiements.
Les sociétés de cette zone principale se partagent entre celles qui ont développé l’esclavage et celles où celui-ci est absent. Il faudrait étudier tout cela de plus près que je ne l’ai fait, mais d’emblée, deux considérations s’imposent. La première est que ce partage recoupe manifestement des zones géographiques, c’est-à-dire qu'il procède par aires culturelles. Il y a des zones à esclavage (à l'intérieur desquelles cette institution existe dans à peu près toutes les sociétés) et d'autres où il est entièrement inconnu (la Nouvelle-Guinée étant l’exemple le plus frappant). La seconde remarque est qu’il existe certainement des lois, des variables, qui expliquent ces différences, mais à ma connaissance (je le répète, parcellaire) personne ne les a réellement dégagées. La tentative fondatrice de Nieboer (1911), fondée sur un vaste comparatisme ethnologique, avait en réalité davantage cerné les oppositions entre le monde I et le monde II, puis entre celui-ci et l’époque industrielle moderne, qu’elle n’était parvenue à saisir pourquoi, entre deux sociétés qu’on peut qualifier de néolithiques, l’une pratiquait l’esclavage et pas l’autre. Alain Testart avait esquissé une réponse en la cherchant du côté du droit de la guerre, mais même si sa thèse se vérifiait, elle ne représenterait, me semble-t-il, qu’une explication partielle. En ce qui me concerne, en tout cas, cette question des facteurs pouvant rendre compte de la présence ou de l’absence de l’esclavage dans ces sociétés reste largement ouverte.
Toujours est-il que l'on retrouve dans cette zone principale la presque totalité des sociétés de l’échantillon qui se rattachent au monde II. Les grandes aires d’esclavage regroupent les tribus du Caucase, celles des collines de l’Inde et de la Birmanie, de l’Afrique lignagère ou encore de la Côte Nord-Ouest. Celles qui l’ignorent sont, comme je le disais, les sociétés à richesse de la Nouvelle-Guinée (dont celles, célèbres, dites à Big Men), et celles du plateau d’Afrique de l’Est. Ainsi, dans la très grande majorité des cas, les paiements apparaissent bel et bien comme une condition nécessaire, quoique non suffisante, de l'esclavage.

Les exceptions

Abordons à présent les exceptions, celles-ci étant toujours au moins aussi intéressantes que les règles générales.
Dans de précédents billets, j’ai déjà évoqué assez longuement deux d'entre elles : les sociétés sédentaires « pour raisons écologiques favorables », représentées par une société esclavagiste (les Calusa) et une qui ne l’était pas (les Asmats). J’ai déjà expliqué comment, en prenant en considération les biens que j’appelle W, ces exceptions sont intégrées dans une nouvelle règle. Il convient donc donc de faire apparaître sur le schéma la zone de ces biens W, plus large que celle du seul stockage alimentaire.
Un Asmat et sa coiffe de plumes
Avant d'en venir aux cas plus problématiques, il faut insister sur le fait qu’une zone reste, à ce qu’il semble, entièrement vide : celle qui se situe en bas à gauche du schéma. Au risque de devoir affronter une double négation, cela signifie qu'il n’existe aucun cas connu (en tout cas, connu de moi à l’heure présente) de société stockeuse qui n’ait pas secrété les paiements et/ou l’esclavage. Pour le formuler de manière positive, le stockage alimentaire (plus exactement, l’existence, sur une certaine échelle, de biens W) apparaît comme une condition suffisante de l’apparition de certaines institutions sociales, à commencer par les paiements.
Reste la délicate question de savoir si la zone située juste au-dessus de la précédente, elle aussi, est vide. Autrement dit, connaît-on des sociétés stockeuses qui aient engendré l’esclavage sans qu’existent aussi les paiements ? Je ne vois qu’un cas, déjà signalé dans ce billet, susceptible de se ranger dans cette catégorie. Il s’agit des Conibo, cette société belliqueuse de l’ouest amazonien, qui pillait allègrement ses voisines, en biens et en êtres humains. Nos connaissances ethnographiques sont assez maigres et reposent exclusivement sur des témoignages anciens, qui émanent de gens qui n’avaient pas une connaissance intime de ce peuple. En fait, des trois dimensions auxquelles on s'intéresse ici, l'esclavage est la seule sur laquelle on peut avoir de véritables certitudes. En ce qui concerne le stockage, jusqu'à plus ample information, je ne peux que le tenir comme très probable, du fait que les Conibo cultivaient le maïs. Quant aux paiements, malheureusement, je n'ai pas pu trouver d’indices sur leur présence ou leur absence.
Les Conibo ne sont pas le seul peuple à faire figure d'exception, ou de cas limite, par rapport aux règles générales dégagées précédemment. À ce jour, j'en ai identifié trois autres, dont deux concernent des peuples qui ne figurent pas dans la base de données initiale.
Le premier est celui d’Indiens d’Amérique qui vivaient dans l’ouest de la zone subarctique, les Tutchones. Les informations dont je dispose sur ce peuple sont d’autant plus maigres que leur ethnographie est aujourd’hui très difficile à consulter (je devrais pouvoir mettre la main dessus dans les semaines à venir). Il semble assuré, cependant, qu’il s’agissait de nomades qui n’avaient d’autres animaux que leurs chiens de traîneau, et qui étaient donc clairement non stockeurs. Je n’ai aucun indice sur l’existence des paiements parmi ce peuple ; en revanche – et leur ethnographe objectait déjà ce fait à Alain Testart en 1988 ! – la présence de l’esclavage est tout à fait certaine.
J’ai déjà traité le second cas sur ce blog : il s’agit des Yukaghir de Sibérie. Il s’agissait d’éleveurs de rennes très pauvres, dont les troupeaux qui ne comptaient tout au plus que quelques dizaines de têtes. Les rennes ne servaient pas pour l’alimentation (ni pour la viande, ni pour le lait), mais uniquement comme animal de bât et, éventuellement, de monte. Les Yukaghir se situaient donc à la limite inférieure du stockage alimentaire. L’absence de paiements, elle aussi, est clairement établie dans l'ethnographie de Jochelson, de même que l’esclavage. Les points d’interrogation concernent la situation de ce peuple au moment où il a été ethnographié : brisés par un contact avec l’État, les commerçants et les missionnaires russes qui remontait à deux siècles, malmenés par des voisins plus puissants, les groupes Yukaghir était peut-être plus proches de la situation de réfugiés ayant adopté des stratégies un peu exceptionnelles de survie que d’un exemple d’évolution sociale normale.
Le dernier cas, lui aussi déjà sur abordé sur ce site, représente sans doute le plus énigmatique de tous : il s'agit des Yuqui, Indiens de l'ouest de l'Amazonie qui, tout en ignorant toute forme d’agriculture ou d’élevage, et tout en se situant sans ambiguïté hors du monde des biens W, connaissaient une différenciation sociale palpable. Leurs chefs, contrairement à la règle jusque-là tenue pour caractéristique de toute l’Amazonie, jouissaient de privilèges politiques et économiques tangibles. Et ces chefs détenaient des esclaves, qu’ils avaient manifestement à cœur d’exploiter économiquement, leur infligeant les tâches les plus pénibles et les nourrissant des rebuts que les individus libres voulaient bien leur laisser. L’esclavage était si net dans cette tribu qu’on y retrouvait une coutume assez banale dans le monde esclavagiste non étatique : celle qu’Alain Testart appelait la « mort d’accompagnement » et qui consiste, au décès d’un personnage important, à exécuter un ou plusieurs de ses dépendants pour qu’ils continuent de le servir dans l’au-delà.

Questions sans réponse

Pour conclure, on se trouve en présence de quelques sociétés qui paraissent invalider avec plus ou moins de netteté deux règles sociologiques : la première, que le développement des biens W soit une condition nécessaire pour l’apparition de l’exploitation, en particulier sous la forme juridiquement consacrée de l’esclavage. La seconde, que de telles formes n’existent pas sans que les paiements aient supplanté les autres formes de prestations, pour les compensations de mariages ou de dommages physiques.
Face à ces exceptions, deux grands types de réponses sont possibles. L'une consiste à considérer ces cas précisément comme des exceptions, c’est-à-dire comme des singularités qui échappent aux règles en raison de trajectoires et de circonstances très particulières. Ainsi, ces exemples devraient être considérés comme non significatifs du point de vue des lois de l’évolution sociale. Mais il existe une autre possibilité : celle selon laquelle il existerait une voie américaine, ou amazonienne, vers l’exploitation et l’esclavage (selon qu’on inclut le cas Tutchone, et éventuellement Yukaghir, ou qu’on se limite aux Yuqui et aux Conibo). Cette voie originale verrait apparaître l’esclavage sans les paiements, et éventuellement même, sans stockage ni biens W. Une telle hypothèse peut sembler hardie. Elle aurait toutefois le mérite de prendre au sérieux les progrès de l’ethno-archéologie de l'Amazonie, qui tendent à briser l’image traditionnelle de peuples uniformément dépourvus de stratification sociale et de différenciation politique, et qui montrent que, dans nombre d’endroits, au moment du contact avec l’Occident, plusieurs de ces peuples avaient des structures sociales très éloignées de celle de chasseurs-cueilleurs égalitaires. La dévastation causée par la conquête et les épidémies nous a empêchés de recueillir des informations suffisamment fines à ce propos, mais il semble assez clair que l’état des sociétés amazoniennes telles qu’elles ont été étudiées par l’ethnologie au XIXe et XXe siècles n’était pas vraiment représentatif de leur situation quelques centaines d’années auparavant. Un exemple parmi bien d’autres : l’archéologie a établi que le manioc, longtemps considéré comme la nourriture par excellence de toute cette région, était bien souvent beaucoup plus récent que le maïs qui en avait depuis disparu ; loin d’être le cultigène immémorial que l’on a longtemps cru, le manioc pourrait bien n'être qu'une solution de repli, une réponse de ces populations au choc démographique, politique et économique de la colonisation (Rostain, 2016). Ce qui signifie que certaines au moins de ces sociétés avaient connu le stockage et, sans doute, un certain nombre de transformations sociales qui en découlent, avant d’être contraintes d’en revenir à des formes d’économie plus rustiques. Étant donné les informations qui nous resteront à jamais inconnues, je ne sais si ces questions peuvent trouver une réponse. Mais, en tout état de cause, il y a là de quoi occuper utilement quelques esprits curieux…

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