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Note de lecture : Préhistoire du sentiment artistique (Emmanuel Guy)

Les ouvrages d'archéologie peuvent se révéler d'une lecture ingrate pour plusieurs raisons. Soit parce qu'ils se perdent dans des détails d'une grande technicité qui ont tôt fait de décourager le non-spécialiste. Soit parce qu'ils avancent des interprétations sociales sur une base dépourvue de rigueur, laissant l'impression d'un brassage de généralités ou d'une élaboration scénaristique gratuite et forcée. Le livre d'Emmanuel Guy évite totalement ces deux écueils, en proposant au lecteur un raisonnement tout à la fois accessible et, dans ses développements principaux, très solidement argumenté. On rencontre certes quelques termes techniques, mais ceux-ci sont toujours explicités, et on n'a jamais l'impression de s'y noyer. Et si le cœur du texte traite des aspects formels de l'art paléolithique, les premières pages, et surtout, les dernières, ouvrent vers de passionnantes questions sur les rapports entre cet art et la société qui l'a produit. Voilà donc un ouvrage qu'on a plaisir à lire et, plus encore, à discuter (cette discussion fût-elle, par moments, assez critique).

L'analyse formelle

Le point de départ de l'auteur tient au fait que si l'on s'est souvent interrogé sur la signification de l'art paléolithique – une interrogation condamnée à rester assez spéculative – on a porté trop peu d'attention à son analyse formelle, et c'est à elle que l'essentiel des pages du livre est consacré. Même si divers sites sont évoqués, l'approche s'organise autour de deux pôles principaux : les quelque 5000 gravures du riche ensemble de la Côa, au nord-est du Portugal, datés d'environ -18 000 ans, à la charnière des périodes dites du gravettien et du solutréen et Lascaux, réalisée peut-être quatre millénaires plus tard, au début du magdalénien.
N'étant pas (du tout !) un spécialiste des questions d'art, j'espère ne pas trahir les démonstrations d'Emmanuel Guy en les rapportant dans les lignes qui suivent. Plusieurs chapitres abondamment illustrés viennent étayer l'idée que les représentations de Foz Côa obéissent à un canon : il y a une schématisation de chaque espèce, dans laquelle ne sont retenus que les éléments qui la caractérisent. Ceux qui sont jugés comme les moins significatifs sont à peine esquissés, voire purement ignorés. Ces milliers de gravures dénotent donc des éléments stylistiques communs : les mêmes contours géométriques, le même traitement des particularités de chaque espèce, la même manière de simplifier le dessin des membres... Ces éléments permettent d'inférer les fonctions que remplissaient cet art :
Une gravure de Foz Côa
La répétition de mêmes conventions sur des distances et des durées aussi longues montre que les artistes gravetto-solutréens ne représentaient pas ce qu'ils voyaient mais imitaient un modèle. Ces dessins ne sont pas des portraits, même imaginaires, d'aurochs ou de chevaux, mais la reproduction d'une image préconçue. À ce titre, le caractère logotypé des figures gravetto-solutréennes fixé dans un modèle unique et invariable n'est pas sans rappeler l'immobilisme conventionnel des blasons qui, dans l'art héraldique, servent à identifier une famille ou une communauté. Un sentiment que viennent renforcer à la fois l'absence d'éléments narratifs ou contextuels et l'organisation géométrique présidant à la “composition” de certains panneaux. (p. 131)
Or, si ces caractères des gravures de Foz Côa peuvent être identifiés dans de nombreux sites de la même époque et des millénaires postérieurs, l'analyse des oeuvres de Lascaux témoigne selon Emmanuel Guy d'une continuité manifeste, mais aussi d'innovations marquantes. On perçoit la volonté de figurer la profondeur, avec l'apparition de la technique dite « de la réserve », qui disjoint un membre du reste du tracé pour le représenter sur un plan plus distant. Surtout, s'ils ne sont jamais véritablement mis en scène – les animaux « flottent » dans un monde sans décor et n'interagissent jamais les uns avec les autres – les individus sont figurés dans des attitudes diverses. La rupture avec les standards précédents est donc manifeste :
À la représentation standardisée des Gravetto-Solutréens se substitue une volonté descriptive beaucoup plus poussée, qui tend vers une individualisation de chaque sujet pour lui-même et nonplus simplement en tant qu'archétype. Ce changement d'attitude se caractérise à la fois par un traitement beaucoup plus fouillé des détails anatomiques, mais aussi par le rendu d'expressions, d'attitudes et de mouvements qui varient selon les sujets. Ainsi, en plus des détails anatomiques habituels, s'ajoutent de nombreuses informations dsetinées non plus à identifier un sujet type de manière exclusive, mais à distinguer chaque individu parmi les autres. (p. 138)
On peut donc inférer de ces transformations stylistiques une véritable (r)évolution culturelle :
Un taureau de Lascaux
Ainsi se développe à Lascaux une volonté manifeste de “représenter le monde” totalement absente des conceptions figuratives qui le précèdent directement. Il est à peu près certain qu'une telle transformation renvoie à une évolution profonde des mentalités – même s'il ne nous est évidemment pas permis, faute de sources, de relier plus précisément cette transformation symbolique à tel ou tel événement particulier. (p. 140)
Pour autant que je puisse en juger (je rappelle qu'en matière d'art, mes connaissances sont proches de zéro), le raisonnement semble convaincant et étayé par de multiples reproductions que l'interprétation ne semble jamais venir forcer. Reste néanmoins une interrogation, qu'Emmanuel Guy aborde à plusieurs reprise de manière très allusive : comment s'insère dans cette trajectoire un art tel que celui de Chauvet, dont la découverte a tant marqué les esprits ? Rappelons que les œuvres y sont datées d'environ -35 000 ans, soit une ancienneté considérable – je me souviens encore du conférencier expliquant sur place qu'il s'était écoulé davantage de temps entre Chauvet et Lascaux qu'entre Lascaux et nous...). Assez étrangement, E. Guy donne très peu d'éléments sur ce point. On remarque toutefois une note de base de page qui glisse malicieusement :
Contrairement à ce que laisse penser le sous-titre donné à cet ouvrage (« L'invention du style, il y a 20 000 ans »), il faut préciser que cette tradition n'est probablement pas la plus ancienne comme semblent l'indiquer les rapprochements stylistiques que l'on peut établir entre l'art de Chauvet et celui de plusieurs sites de la même poque.
On aurait néanmoins aimé en savoir davantage, et c'est sans doute cette lacune qui laisse le plus de regrets dans une démonstration menée par ailleurs de manière très persuasive.

L'art et la société

C'est dans les derniers chapitres du livre, lorsqu'il aborde les relations possibles (ou probables) entre l'art et la société, qu'Emmanuel Guy ouvre les pistes les plus stimulantes – bien que parfois, sans doute, les plus critiquables.
Commençons par un point de méthode. Il faut relever une formulation malheureuse, lorsque le texte souligne (à juste titre) la faiblesse de l'interprétation « chamanique » de l'art pariétal proposée par plusieurs préhistoriens depuis une vingtaine d'années, en lui reprochant son « comparatisme ethnographique » (p. 23). Or, en lui-même, non seulement le comparatisme ethnographique n'est pas répréhensible, mais il apparaît absolument nécessaire si l'on veut avoir la moindre chance de comprendre quelque chose à la signification ou à la place sociale de cet art. Emmanuel Guy y a d'ailleurs lui-même recours, comme on le verra dans un instant, en rapporchant les productions artistiques paléolithiques de celles du présent ethnographique de la Côte Nord-Ouest. Ce qu'il faut dénoncer dans l'interprétation chamanique, c'est le caractère superficiel, forcé, de son comparatisme, et non ce comparatisme lui-même.
Toujours est-il qu'afin d'éclairer les sociétés paléolithiques à partir de leur art, Emmanuel Guy mobilise deux catégories d'indices. D'une part, la sémantique de cet art : le caractère caché de ses principales œuvres (tout au moins, de celles qui sont parvenues jusqu'à nous), et leur absence de narrativité, qui évoque comme on l'a vu l'héraldique des blasons. Ensuite, ce qu'on pourrait appeler sa logistique : pourquoi, et comment, pouvait-on le produire, aussi bien en qualifiant ses exécutants (qui devaient être longuement formés) qu'en mobilisant des ressources, parfois importantes, pour réaliser les œuvres ?
Un mât-totem sculpté de la Côte Nord-Ouest
Je le disais à l'instant, Emmanuel Guy propose de répondre à ces questions en procédant à un rapprochement avec la situation de la Côte Nord-Ouest du continent américain. Rappelons que sur cet étroit territoire, qui s'étendait du nord de la Californie au sud de l'Alaska, vivaient diverses tribus de chasseurs-cueilleurs sédentaires, qui pratiquaient le stockage en grand d'une ressource saisonnière (glands au sud, saumon au nord). Ces sociétés, connues notamment pour les célèbres cérémonies ostentatoires appelées potlatchs, avaient toutes secrété d'importantes différenciations sociales : elles pratiquaient abondamment la réduction en esclavage de leurs prisonniers de guerre – en certains lieux, on déformait le crâne des jeunes enfants afin de se différencier physiquement des « têtes rondes » serviles. À l'autre extrémité de la société, une aristocratie jouissait d'un certain nombre de privilèges économiques et sociaux, dont les plus formalisés semblent avoir été les titres honorifiques dont les chefs de grandes familles pouvaient se prévaloir.
Emmanuel Guy commence donc par rappeler que les sociétés du paléolithique supérieur européen, traditionnellement considérées comme nomades et économiquement égalitaires, ont pu, en réalité, ressembler bien davantage aux sédentaires stratifiés de la Côte Nord-Ouest. C'est en tout cas ce que suggèrent certaines traces de structures légères d'habitat (tentes, ou teepees) en Europe de l'ouest, mais plus encore, les restes de résidences semi-enterrées en os de mammouth, au centre et à l'est du continent. À cela, il faut ajouter l'argument qu'avançait Alain Testart, même si cet argument est en creux : à cette époque, des peuples de chasseurs-cueilleurs sédentaires auraient nécessairement résidé sur les côtes. Les traces de leurs habitats reposent donc aujourd'hui par 120 mètres de fond dans le golfe de Gascogne, ce qui pourrait expliquer qu'on ne les ai pas retrouvées.
Un argument supplémentaire laisse en revanche perplexe :
La “sanctuarisation” répétée de certaines grottes ou vallées spécifiques semble, elle aussi, trahir une même forme d'appropriation du territoire par les groupes qui y vivaient (en général, on tient à ses lieux de culte) (p. 145)
Or, la notion d'appropriation employée ici peut recouvrir des réalités sociales très diverses. On pense en particulier aux Aborigènes d'Australie, qui possédaient des lieux sacrés interdits (sous peine de mort) aux femmes et aux non initiés, envers qui les liens émotionnels de chaque individu (mâle) étaient très puissants (et traduits dans les rapports ethnologiques par l'expression « mon pays »). Pour autant, les tribus aborigènes étaient parfaitement nomades et ne pouvaient, par leur structure sociale, être rapprochées de celles de la Côte Nord Ouest.
Quoi qu'il en soit, un élément paraît indéniable : l'art paléolithique, de Foz Côa à Lascaux, implique un savoir-faire qui implique un savoir-faire synonyme d'une longue formation des artistes et d'une forme de spécialisation :
Cette foncion sémantique des représentations (...) justifie l'existence d'une transmission artistique particulièrement structurée si l'on en juge par le degré de fixité de la tradition graveto-solutréenne et ce jusqu'à Lascaux. Il n'y aurait d'ailleurs rien de très surprenant à ce que la transmission d'un savoir pictural lié (selon toute probabilité) au surnaturel ait fait l'objet d'un véritable apprentissage sans doute réservé à certains individus. (p. 132)
Outre la stabilité des conventions, le très haut niveau technique des oeuvres plaide aussi en faveur d'un enseignement artistique. (p. 133)
Le raisonnement s'appuie – me semble-t-il, de manière originale – sur la possibilité d'interpréter certains sites comme de véritables ateliers spécialisés dans la formation : ainsi, la grotte de Parallo, qui a livré 5 000 plaquettes assez grossièrement gravées, ou encore Enlène, près des Trois-Frères, dépourvue de réalisations pariétales mais où l'on a retrouvé un millier de plaquettes.
Cependant, Emmanuel Guy franchit une étape supplémentaire en suggérant de manière insistante (même s'il y met formellement quelques réserves) que l'art paléolithique n'a pu être réalisé par des sociétés économiquement égalitaires.
Il est probable qu'à l'époque gravetto-solutréenne, et sans doute déjà auparavant, l'activité artistique et la fonction sociale à laquelle elle répondait (représentation de mythes et pratiques rituelles) constituaient une tâche spécialisée réservée à des individus bénéficiant d'un statut spécifique au sein du groupe. Le très haut degré de codification des images et la fidélité avec laquelle ce code est répété dans le temps et dans l'espace, invitent à penser que seuls ceux qui possédaient le savoir stylistique ont peint dans les grottes. Le haut niveau d'exécution des figures va aussi dans le sens d'une acticvité fortement spécialisée. (149-150)
On notera cependant qu'entre la spécialisation (très probable) et le statut, il y a un saut qualitatif qui repose sur une inférence assez fragile. L'idée est à nouveau exposée quelques paragraphes plus loin :
Quoi qu'il en soit, on peut considérer que le très haut degré de spécialisation des peintres magdaléniens constitue par nature une certaine forme de discrimination sociale. Elle traduit peut-être l'existence d'un pouvoir ou d'une autorité exercée par ces spécialistes sur les autres membres du groupe (p. 150)
Une note précise alors :
À un niveau très élémentaire, on peut déjà considérer que ceux qui se soumettaient à un entraînement aussi long et contraignant pour acquérir la maîtrise technique indispensable dans l'environnement ingrat des grottes étaient certainement dispensés de participer aux tâches quotidiennes liées à l'approvisionnement du groupe. De nombreux auteurs ont insisté sur le fait que la décoration de Lascaux avait exigé une organisation telle (échafaudages), éclairage, préparation des matières picturales...) qu'elle impliquait nécessairement la prise en charge matérielle des artistes par les autres membres du groupe, au moins pendant sa réalisation. (p. 150)
Un dessin d'Indien de la Côte Nord-Ouest (1787) 
Mais là encore, le raisonnement procède par glissements successifs, qui l'entraînent depuis des propositions à peu près établies vers des affirmations beaucoup plus douteuses. On passe ainsi de la spécialisation et de la formation à la « discrimination », puis au « pouvoir », sans trop savoir ce qui justifie cette progression, ni ce qu'il faut réellement entendre par ces termes. Toute qualification ou aptitude supérieures à la moyenne, dans une société donnée, a tendance à donner lieu à un « pouvoir » à ceux qui les détiennent. Les comptes-rendus ethnographiques abondent de témoignages somme toute banals, au sujet du respect, de l'autorité ou de la crainte suscités par les chasseurs exceptionnel, les meilleures connaisseuses des propriétés des plantes ou par les supposés détenteurs de pouvoirs surnaturels, chamanes, medecine-men ou sorciers. Mais l'analyse sociale commence là où ces pouvoirs doivent être précisés, analysés, et où la société fabrique quelque chose qui dépasse le simple effet, en termes de charisme individuel, d'un quelconque talent.
La fin du raisonnement d'E. Guy, sur ce qu'on peut appeler la logistique de l'art pariétal, apporte de précieux éléments. Je ne suis toutefois pas certain qu'on puisse en tirer les mêmes conclusions que lui. Il faudrait être bien plus compétent que je ne le suis pour estimer l'effort nécessaire à la formation des artistes, puis à la réalisations des panneaux de Lascaux. Mais là encore, le comparatisme ethnographique suggère que des tribus de chasseurs nomades relativement démunies sur le plan matériel peuvent assez aisément consacrer des forces importantes à des tâches improductives sans compromettre leur survie, ni produire par là-même des différenciations sociales. Les Aborigènes australiens, par exemple, organisaient des cycles cérémoniels qui pouvaient durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Pour les besoins de l'initiation, ils pouvaient me semble-t-il priver d'activité productive des pans entiers de la fraction masculine de la tribu. Tout cela constituait, si l'on veut, une division temporaire, ou partielle, du travail, mais n'engendrait pas en soi de rapports de pouvoir (pour être précis, ces rapports de pouvoir existaient au sein des tribus australiennes, mais de manière indépendante de cette division partielle du travail).
En fait, j'ai l'impression que le principal argument qui sous-tend ces propositions tient moins dans un raisonnement explicitement formulé que dans un parallèle insistant avec la situation dans la Côte Nord-Ouest, à propos de laquelle E. Guy écrit :
C'est pourquoi les artistes étaient dans la plupart des cas des professionnels, de manière héréditaire, formés dès leur plus jeune âge par un maître. Ils étaient dispensés de la quête de nourriture grâce au soutien économique des nobles qui leur passaient commande d'oeuvres pour les potlatchs et les danses d'hiver (p. 146)
N'étant pas spécialiste de cette région, je ne saurais avoir un avis définitif sur la question. Mais l'affirmation m'ayant intrigué, et E. Guy ne fournissant pas de sources à l'appui de ses dires, je suis allé faire quelques recherches. Harry Hawthorn, par exemple, dans le chapitre « The Northwest Coast » du livre The Artist in Tribal Society (New York : Glencoe, 1961), apporte un sérieux bémol :
Aucun des arts de la Côte Nord-Ouest n'était le fruit d'une spécialisation pleine et exclusive. Les sculpteurs possédaient généralement un statut supérieur à celui des autres hommes, parce qu'une partie de leur travail exigeait qu'ils soient initiés dans des sociétés secrètes ou capables de tenir un rôle de premier plan dans les cérémonies. Aucun ne vivait de la sculpture à l'exclusion de toute autre tâche. Tous chassaient, pêchaient et tenaient divers rôles politiques. (...) La région se caractérisait par une spécialisation partielle ; la plupart des hommes assumait une multiplicité de rôles techniques et artistiques, chacun possédant des aptitudes et des capacités particulières sur lesquelles il mettait l'accent. (p. 61-62)
Cette tendance à forcer le trait, quand bien même sous la forme de simples hypothèses ou de simples questions, se retrouve dans d'autres passages. Ainsi, lorsqu'à propos de Lascaux, sont formulées les interrogations suivantes :
Le naturalisme naissant de Lascaux trahit-il l'affirmation de rivalités territoriales accrues entre les groupes ? Les peintures de Lascaux ont-elle exécutées pour le compte de familles régnantes ? L'art paléolithique était-il un art de cour ? (p. 143)
Indienne Tête-plate (Chinook) avec son enfant
peinture de Paul Kane, vers 1850
Chez les tribus de la Côte Nord-ouest,
la déformation crânienne marquait la supériorité
sociale de l'élite sur les gens du commun et les esclaves
On voit mal ce qui vient à l'appui de la première suggestion, et en quoi le naturalisme devrait, ou pourrait, être relié à des rivalités territoriales accrues. Quant aux deux suivantes, le vocabulaire employé renvoie clairement à l'idée que ces sociétés auraient pu être étatiques – un degré de stratification sociale supplémentaire par rapport à la Côte Nord-ouest. Mais là encore, on cherchera en vain ce qui permettrait d'appuyer cette suggestion osée, sinon le désir (en soi légitime) de bousculer les habitudes de pensée, et l'idée certes juste à titre général, mais dont il faudrait manier l'application avec davantage de prudence, selon laquelle :
l'existence au Paléolithique de sociétés plus hiérarchisées qu'on ne l'imagine (même si cela reste difficile, voire impossible, à démontrer) n'est peut-être pas totalement inenvisageable. (p. 143-144)
Sur le parallèle possible entre l'art paléolithique et celui de la Côte Nord-ouest, un dernier point ne laisse pas d'intriguer. Là encore, n'étant pas du tout spécialiste du sujet, je ne peux m'appuyer que sur des intuitions, mais mon sentiment est qu'un art destiné à marquer une hiérarchie sociale, à célébrer l'identité ou la munificence d'une couche aristocratique, doit nécessairement posséder une dimension publique. C'était d'ailleurs le cas en Côte Nord-Ouest, ce que relève E. Guy :
Certaines catégories d'objets comme les mâts héraldiques ou les blasons étaient sculptés à la vue de tous. (p. 146)
Ce qui n'empêchait certes pas qu'en revanche,
les masques et accessoires utilisés dans les rituels par les sociétés secrètes réservées aux chefs et à la noblesse, étaient réalisés à l'abri des regards. (p. 146)
E. Guy tire de cette dimension secrète un argument pour le parallèle avec l'art de Lascaux. Mais on pourrait tout aussi bien souligner, à l'inverse, que nous manquons (me semble-t-il) pour le paléolithique supérieur des éléments publics, ostentatoires, qui marquaient l'art de la Côte Nord-Ouest (et qui doivent nécessairement être présents dans un art dit « de cour »). Affirmer, à propos de Lascaux, l'existence d'une « volonté démonstrative, ostentatoire » (p. 153) pose le problème qu'une telle volonté, quand bien même elle serait avérée, s'exprimait dans un cadre qui réservait cette définition à certains yeux (ou à tous les yeux, mais à certains moments). Il y a donc là un paradioxe, au moins apparent, qu'il faudrait, lui aussi, résoudre.

En conclusion

L'ensemble du livre dégage donc deux impressions distinctes. L'essentiel du texte propose une démonstration très convaincante des continuités et des ruptures du formalisme artistique de Foz Côa à Lascaux. Les dernières pages, sans doute les plus ambitieuses de l'ouvrage, esquissent les éléments d'une interprétation sociale du matériel artistique sans parvenir à emporter véritablement l'adhésion. En fait, on ne peut s'empêcher de penser qu'E. Guy, bien davantage que des réponses, a apporté les bases d'un programme de recherche : celui qui permettrait de relier de manière raisonnée les structures sociales aux éléments d'un corpus artistique, que ces éléments relèvent de la forme ou de ce que j'ai appelé la logistique de l'art. Seul un minutieux comparatisme ethnographique mobilisant (parmi bien d'autres) les arts inuits, san et australien, permettrait de mettre en évidence les corrélations ou de souligner les fausses inductions et, peut-être, d'inférer avec une probabilité raisonnable les formes sociales du Magdalénien à partir des peintures de Lascaux.
Et qui, plus qu'Emmanuel Guy lui-même, pourrait s'atteler à cette tâche avec bonheur ?

5 commentaires:

  1. Super compte rendu. Je ne connaissais pas cet auteur ni le livre. A comparer/croiser peut-être avec "Art et Religion de Chauvet à Lascaux" d'Alain Testart ... ? Qu'en penses-tu ?

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    1. J'en pense que oui... et je dois avouer que je l'ai fait plusieurs fois en direct avec l'auteur. Sur les thèses testardiennes sur ce que prouverait l'art paléolithique européen, je peux te renvoyer au cas où à ce que j'écrivais à propos de Avant l'Histoire (et qui, de ce que j'en sais, est la thèse reprise dans son livre posthume), dans le paragraphe "point 1" : http://cdarmangeat.blogspot.fr/2012/11/a-propos-de-avant-lhistoire-de-alain.html

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  2. Je n’ai pas lu le livre de Guy et je découvre ta note de lecture. Deux choses m’ont fortement étonné dans ce texte où il est question de l’art paléolithique et du « formalisme artistique de Foz Côa à Lascaux ». D’une part l’art de Lascaux est un art de grottes profondes alors que celui de Foz Côa est un art de plaines ou d’abris sous roche ; d’autre part, le premier est, en général, un art de peinture alors que le second est un art de gravure. Pour ce qui concerne le premier de ces faits, on sait très bien l’extrême importance que Leroi-Gourhan et Alain Testart attachaient à cette caractéristique (à tous les points de vue). Pour ce qui concerne le second, la gravure me semble (mais je n’en ai aucune expérience directe) plus propice à des travaux de reproduction en série.
    L’interprétation des peintures pariétales connues à ce jour que donne Alain Testart dans son dernier ouvrage me séduit globalement. J’attends l’ouvrage qui m’expliquerait comment les arts de ces cavernes éloignées de plus de 20000 ans peuvent être formellement si semblables, ou qu’on me montre qu’en fait je suis dans l’erreur et qu’ils sont vraiment très dissemblables.

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    1. Pour la première partie du commentaire, je crois qu'il y a méprise. Emmanuel Guy ne dit pas que le style de Foz Côa et celui de Lascaux sont les mêmes : il dit qu'on a dans les deux cas affaire à un style standardisé, et insiste sur un certain nombre de ruptures qui distinguent les deux (dont celles que tu cites).
      Pour ce qui est des arts "éloignés de 20000 ans", j'imagine que tu fais allusion à Chauvet. C'est effectivement la grande absente de l'analyse du livre, mais pour en avoir parlé avec l'auteur, je crois qu'il considère justement qu'il y a un certain nombre de différences avec Lascaux... mais le mieux serait qu'il intervienne lui-même ici pour l'expliquer, s'il le souhaite.

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  3. Christophe, tu m'invite à prendre la main pour préciser le propos ce que je fais bien volontiers. Le propos du livre est le suivant : montrer que les gravures piquetées de Foz Côa (et de nombreux autres sites "contemporains") sont à l'origine de ce que deviendra environ 3 ou 4 millénaires plus tard le style de Lascaux (et d'autres sites comme Gabilllou ou Le Placard pour ne citer que ces deux là). Dans le même temps, je montre aussi ce qui a changé dans les manières de représenter entre l'époque des gravures du Côa et celles de Lascaux. Lascaux c'est donc à la fois l'héritage d'une tradition beaucoup plus ancienne et une rupture partielle avec cette même tradition. En ce qui concerne le premier point soulevé par Maurice, les parallèles formels que je met en évidence semblent indiquer qu'il n'y a pas de différences de style entre des représentations rupestres (plein air) ou pariétales (grottes) ce qui n'est pas très surprenant. Par rapport, au second point, l'idée est intéressante mais je ne pense pas qu'elle soit pertinente dans la mesure où les conventions du Côa se retrouvent également sur de nombreuses peintures de la même époque. De la même manière les gravures de Gabillou sont d'un style identique aux peintures de Lascaux (et à ses gravures aussi). Le médium gravure ne paraît donc pas plus propice à une reproduction sérielle des images. Enfin, je ne dirais pas que l'art est "formellement" stable pendant 20 000 ans (si c'est bien ce que Maurice veut dire à la fin). Je dirais en revanche qu'il existe une profonde unité thématique (malgré quelques variations chronologiques) qui donne à penser qu'une même idéologie (mythes, croyances, etc.) s'est perpétuée pendant 25 millénaires. Cette unité a été parfaitement décrite par Leroi-Gourhan et reprise de façon salutaire par Testart dans avant l'histoire et le dernier opus. L'unité en question c'est notamment : le caractère sélectif et restreint des espèces animales, l'absence de tout contexte (paysage, végétaux, astres, etc.) et de toute narration explicite (contrairement à l'art néolithique par exemple), le schématisme constant de la représentation humaines par opposition au naturalisme animalier, etc. En revanche, il existe à l'intérieur de cette unité idéologique de profondes différences formelles cette fois-ci selon les époques et les régions qui, quant à elles, renvoient selon toute probabilité à des variations d'ordre culturelle. Et c'est précisément parce que ces variations stylistiques renvoient à des états de culture différents qu'il est, selon moi, important de les repérer (ce qui demande déjà une méthodologie adaptée) et de les étudier pour eux même. C'est ce que le bouquin propose de faire en se focalisant sur une tranche chronologique donnée qui est celle de l'art des environs du XXe millénaire. C'est ce qui explique aussi pourquoi l'art pariétal de Chauvet n'est pas traité dans ce livre (mais il le sera dans le suivant !).EG.

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