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La pépite était en toc

Une des illustrations du livre de Perron d'Arc.
La présence d'un short de fourrure,
alors que les Aborigènes allaient nus,
constitue un élément suspect supplémentaire
Toujours en quête de sources et de témoignages sur l'Australie aborigène, j'ai littéralement bondi de joie en dégotant une trouvaille de premier choix : les souvenirs d'un français, Henri Perron d'Arc, parti chercher de l'or en Australie dans les années 1850, et qui a laissé un livre de souvenirs très vivant et bien écrit : « Aventures d'un voyageur en Australie », sous-titré : « Neuf mois de séjour chez les Nagarnooks » (disponible au téléchargement sur le site Gallica). Car là n'est pas le moindre intérêt du récit : Perron d'Arc explique avoir vécu au contact d'une tribu dans une région où il était un des premiers Blancs. Il livre donc de nombreux détails de la vie quotidienne, et rapporte plusieurs épisodes survenus durant son séjour - ces chapitres forment l'essentiel du livre.
J'étais donc tout frétillant à l'idée d'avoir mis la main sur un témoignage d'une valeur comparable à celui de Narcisse Pelletier, par exemple, ce mousse vendéen naufragé en 1857 près du Cap York, qui demeura 17 ans dans une tribu locale avant d'être rapatrié en France et de raconter ses souvenirs. En plus, là où Pelletier, peu instruit, était passé par l'intermédiaire d'un médecin, Constantin Merlan, Perron d'Arc montre une plume alerte, ainsi qu'un sens aiguisé de l'observation. Je me frottais donc les mains, tout heureux d'avoir déniché un second texte ignoré par les spécialistes anglophones des Aborigènes et d'en tirer la substantifique moelle.
Mais lorsque j'ai voulu situer le séjour de l'auteur et identifier la tribu décrite, quelques nuages sombres sont apparus dans ce beau ciel bleu.
Deux vocables principaux traversent le texte : le nom du peuple aborigène (les Nagarnooks) et celui de la région aurifère où se déroule l'action (Mongagap). Première désillusion : ni l'un ni l'autre ne correspond à quoi que ce soit. Google ignore totalement Mongagap ; quant à Nagarnook, c'est bien un nom aborigène, mais pas celui d'une tribu ; en fait, il correspond aux subdivisions tribales connues sous le nom de sections, et se rencontre dans le sud-ouest du continent, dans la région de Perth. Perron d'Arc aurait ainsi, comme plusieurs autres avant lui, confondu ces groupes de parenté avec les tribus proprement dites (Pelletier, par exemple, commet la même bévue avec les moitiés).
Cette localisation semble corroborée par d'autres indices : Perron D'arc explique (p. 12-13) s'être « décidé à quitter les Gold-Fields de Melbourne — champs d'or épuisés pour la plupart — pour nous en aller au loin tenter la fortune et explorer les chaînes occidentales et inconnues des Darlings ». Le Darling Range est une chaîne de montagnes peu élevées situées à quelques dizaines de kilomètres au nord de Perth. Il indique également, pour atteindre le mystérieux Mongagap, avoir traversé les régions de Bundiar, Greenough, Gorbora et Boon-Garup (p. 13). De ces quatre toponymes, seul le deuxième semble correspondre à quelque chose : c'est le nom d'une bourgade de la côte ouest, mais elle se situe davantage au nord, à plus de 300 km de Perth.
Le bassin de la Murray et de la Darling
Tout cela laisse donc une impression d'à-peu-près assez désagréable, mais le meilleur (si l'on ose dire) restait à venir. Abordant la description des Nagarnooks, Perron d'Arc – outre qu'il les fait vivre dans des villages sédentaires – précise que leurs « terrains de chasse [se situent] dans le pays de montagnes et de vallées profondes qui s'étend des rives du Murray à celles du Darling. » La Murray et la Darling sont les deux principaux fleuves d'Australie et coulent... dans le sud-est du continent, à plus de 2 000 km de ses rives occidentales !
Il faut donc se rendre à l'évidence : les souvenirs de Perron d'Arc n'ont aucune espèce de fiabilité, et je me demande même si le monsieur a jamais mis les pieds en Australie. Après tout, le genre littéraire du voyage d'exploration, avec un peu d'exotisme, était fort populaire à la fin du XIXe siècle, et il était facile à un écrivain pas trop maladroit, et dont on ne peut trouver aujourd'hui aucune biographie, de forger un récit à partir des nombreux documents qui existaient alors. Celui-ci était d'autant moins susceptible d'être vérifié que les Français étaient bien peu nombreux à fréquenter cette colonie britannique. J'aurai donc perdu quelques heures (et gagné un billet de blog) sur cette fausse joie.
C'est là le triste lot de l'anthropologue de salon ; mais je me consolerai en me disant qu'il est des métiers tout de même plus pénibles et plus risqués...

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