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Des armes et des combats en Australie aborigène

Burgun, un Aborigène de la région de Sydney.
Aquarelle de Richard Browne (vers 1820)
Dans l'épineuse question de l'existence de la « guerre » dans les sociétés sans richesse (je mets des guillemets à dessein pour souligner d'emblée que je n'ignore pas les difficultés liées à ce mot), un des éléments essentiels de la réflexion concerne les moyens matériels d'une telle « guerre », à commencer par les armes. Autrement dit, l'étude des armes nous apprend-elle quelque chose de l'utilisation qui pouvait en être fait dans le cadre de conflits entre êtres humains ? Le cas de l'Australie, comme presque toujours, est particulièrement intéressant, dans la mesure où il représente le plus vaste ensemble de peuples chasseurs-cueilleurs nomades jamais observés, et où l'on a de surcroît pu observer in situ comment les différentes armes étaient nommées et utilisées. Au risque d'abreuver le lecteur de détails (mais, promis, certains sont assez croustillants), je me risque donc à une revue sinon des troupes, du moins de leur équipement, autour de la question (trop) simple : existait-il des armes spécifiques pour la « guerre », ou les mêmes armes servaient-elles à la fois pour la chasse et les conflits inter-personnels ?

Quelques remarques générales

Notre société moderne et son vocabulaire distinguent l'arme de chasse de l'arme de guerre, et l'on serait tenter de penser que cette distinction peut s'appliquer aussi aisément dans n'importe quelle situation. En réalité, la définition contemporaine de l'arme de guerre se présente comme strictement juridique : il s'agit d'une arme dont la détention et l'usage est réservée aux militaires. Dans des sociétés où l'État n'existe pas, cette définition devient aussi utile qu'un fusil sans culasse. Bien sûr, on peut toujours présumer que l'arme de guerre est par nature la plus efficace (et que c'est précisément pour cette raison que son usage est davantage restreint que l'arme de chasse) ; reste à vérifier qu'il en va de même dans d'autres sociétés, ce qui, comme on le verra, n'a rien d'évident.
Comme, par ailleurs, le vocable de « guerre » pose de redoutables problèmes de définition que je ne souhaite pas aborder dans ce billet, je propose de parler de manière plus neutre, dans la suite de ce texte, d'armes « de combat » pour désigner les outils de la violence interpersonnelle (les anglophones, en plus ou au lieu de war weapons, parlent volontiers de fighting weapons).
Venons-en à l'armement australien proprement dit. Bien qu'ayant étudié les Aborigènes depuis plusieurs années maintenant, je n'ai pas manqué d'être surpris par quelques découvertes lorsque je me suis penché plus précisément sur le problème de leurs armes. La plus surprenante a sans doute été de réaliser que le propulseur, que je tenais pour emblématique du continent (Tasmanie exceptée), était en réalité loin d'y être hégémonique. Il était ainsi totalement absent non seulement des îles septentrionales (Bathurst et Melville) mais de toute une zone orientale, format un large triangle entre la côte du Queensland et l'actuelle Adelaïde. Dans d'autres régions (le sud-est et deux zones côtières de l'ouest), le propulseur était présent, mais relativement minoritaire par rapport aux lances projetées directement par le bras. Et même dans la vaste aire centrale où le propulseur était dominant, il cohabitait néanmoins avec des lances projetées à la main – celles-ci était, il est vrai, parfois réservées à des usages très spécifiques, comme la pêche en eau douce. Toujours est-il que la conclusion s'impose (et aurait mérité de figurer dans l'article rédigé avec Jean-Marc Pétillon à propos de l'arc) : si le propulseur a manifestement été un progrès, il n'apparaît pas non plus comme une invention décisive, qui aurait relégué les techniques les plus anciennes, ou les plus rustiques, au rang des vieilleries. On pourrait bien sûr invoquer le conservatisme proverbial des Aborigènes, ou leur indifférence supposée à l'efficacité technique – je n'y reviens pas, mais je donnerai plus loin plusieurs exemples qui indiquent le contraire. Il paraît plus simple de penser que dans l'efficacité d'une lance, de nombreux paramètres entrent en ligne de compte et que le propulseur, à lui seul, constitue un élément important, mais non décisif pour le résultat.
Davidson, qui a laissé les études les plus complètes sur l'armement australien, donne un élément de réponse quant à la perpétuation de la projection manuelle ; selon lui (et il y a toutes les raisons de lui faire confiance), le propulseur limite le poids du projectile et ne peut être efficacement employé qu'avec des traits relativement légers (même s'ils restent plus massifs que les flèches de l'arc). Bien que la relation ne soit, de son propre aveu, pas absolue, il existe donc néanmoins une corrélation entre l'existence de lances lourdes et l'absence du propulseur.
Pour en terminer sur ces généralités, signalons que le boomerang, lui non plus, n'est pas universellement présent en Australie ; mais cette proposition étant liée à la difficile définition du boomerang, je me propose de ne pas insister davantage sur ce point.

Une classification des armes offensives

Cette arme servait ordinairement à frapper,
mais on pouvait également la lancer
afin de percer le corps de l'adversaire

avec l'autre extrémité.
Pour raisonner sur les armes, il faut parvenir à les classifier ; or, cette opération, si simple qu'elle paraisse au premier abord, s'avère vite un casse-tête (dit waddy ou nulla-nulla dans de nombreuses langues aborigènes). En première approche, les armes australiennes relèvent de huit catégories fondamentales : 1. La lance (projetée ou non via un propulseur) ; 2. La massue (ou casse-tête) ; 3. Le bâton de jet ; 4. Le bâton perceur (il s'agit d'un bâton d'une bonne cinquantaine de centimètres, tenu à la main, et dont les deux extrémités sont en pointe) ; 5. L'épée de bois (à une ou deux mains) ; 6. La hache (de pierre) ; 7. Le couteau (de pierre) ; 8. La corde (à étrangler)
Les trois premières sont à la fois les plus répandues et les plus emblématiques de l'Australie qui, il faut le souligner, ignore notoirement tout à la fois l'arc, la fronde, la corde lestée (bolas) et le poison – dans certaines régions, les Aborigènes utilisaient certaines matières toxiques pour étourdir les poissons, mais nulle part ils n'enduisaient leurs armes de substances destinées à un effet chimique. Inversement, les trois dernières jouent un rôle marginal. La hache était principalement utilisée cmme outil, et très peu en combat – peut-être faut-il y voir l'effet de la rareté de la pierre sur le continent. L'emploi du couteau se limitait semble-t-il à certains affrontement codifiés, surtout (uniquement ?) des duels, à caractère religieux ou non. Quant à la corde, elle servait à s'emparer par surprise d'un adversaire dans un campement ennemi, et à le mettre hors d'état de nuire pendant qu'on lui ouvrait le dos afin de lui prélever la « graisse rénale » (le kidney fat des auteurs anglophones) – dans toute l'Australie, cette substance était chargée d'une forte valeur magique et était ardemment recherchée.
Bien évidemment, pour chaque catégorie d'armes, il existait une série de variations locales et de sous-types. Les lances en sont sans doute l'exemple le plus éloquent : Davidson écartait la possibilité de les classer en fonction du mode de propulsion, chaque type de lance pouvant être, selon les lieux, décliné en version propulseur ou en version manuelle. Il proposait donc de s'en tenir à une liste de caractères morphologiques, identifiant notamment les lances « pleines » (d'un seul tenant), les lances « montées » (en deux parties ou davantage, le manche pouvant être beaucoup plus long que la pointe, ou l'inverse), les lances à barbelures taillées à même le bois, les lances à la pointe incrustée de dentelures (connues sous le nom de death spear, « lance de mort »), et enfin les lances à pointes multiples.
Pour les bâtons de jet, on trouve également des formes très diverses, certains étant destinés à frapper, d'autres à percer et d'autres enfin à heurter avec le tranchant après un vol plané – les fameux boomerangs, qui étaient loin d'être tous « retournants ».
De plus, les catégories définies ci-dessus n'étaient pas toutes étanches : de nombreuses armes relevaient à la fois de la massue et du bâton de jet, et pouvaient combiner l'usage contondant et perforant. Ainsi, certains bâtons pouvaient tout à la fois servir à frapper en étant tenus en main, et / ou à être lancés, et / ou à percer (le manche, en pareil cas, était taillé en pointe, ainsi que l'illustre l'exemplaire ci-contre, relevé chez Brough Smyth).

Armes de chasse, armes de combat

La première question lorsqu'on aborde la classification des armes selon leur usage est de savoir si celui-ci peut être rapporté à leur morphologie. En clair, tel caractère dénote-t-il nécessairement la chasse, le combat, etc. et permet-il ainsi d'identifier l'utilisation d'une arme ? Davidson, au moins en ce qui concerne les lances, le récuse catégoriquement :
« En Australie, les lances sont employées pour les combats individuels, pour la guerre, pour la chasse, pour la pêche ainsi que pour des cérémonies et, très souvent, dans certaines tribus, certaines lances sont associées à une activité mais pas à une autre. Il semble cependant évident, si l'on s'y arrête, qu'une telle classification serait de peu de valeur excepté pour chaque tribu, ou peut-être pour chaque groupe de tribus, pris individuellement, car certaines tribus utilisent la même lance pour deux activités ou plus, tandis que d'autres tribus possèdent différentes lances pour remplir la même fonction. »
Il complète alors cette affirmation par une note que je reproduis partiellement :
« Parmi les Wheelman, qui vivaient auparavant en Australie du sud-ouest, on préférait la lance pleine pour chasser – il en allait de même chez les Aborigènes de l'île Groote, au large de la côte septentrionale de l'Australie. Sur la Tully inférieure, dans le Queensland, cette lance simple servait à pêcher et à combattre. Dans la région de Rockhampton-Townsville, les lances à la pointe formée d'un aiguillon de raie servaient au combat, mais sur l'île Groote elles étaient associés à la pêche. Les lances aux barbelures amovibles étaient les lances de combat des Wheelman, mais étaient utilisées par les Aborigènes des Everad, quelques centaines de kilomètres au nord-est, à la fois pour le combat et la chasse, etc. »
« Combat aborigène » – carte postale du début du XXe siècle
Bien que je n'en aie pas la preuve formelle, j'ai l'impression que Davidson saute un peu ici, comme on dit familièrement, de l'autre côté du cheval. D'une part, parce que les lances de pêche étaent globalement celles qui possédaient des pointes multiples. D'autre part, parce qu'en ce qui concerne les lances de combat, sauf à admettre que les Aborigènes n'aient pas été préoccupés de l'efficacité de leur armement, celui-ci devait bien obéir à une contrainte élémentaire, liée au fait que l'être humain est un gibier assez imposant et qu'en l'absence de poison, on ne peut lui infliger facilement de dégâts avec des armes de petit calibre (s'il est permis de s'exprimer ainsi). Même si cette contrainte ne dicte certes pas tous les détails d'une arme, et que des considérations locales, voire individuelles, sont nécessairement intervenues dans les choix, il me semble bien que les lances utilisées pour le combat, tout comme les bâtons de jet ou les massues, étaient toujours choisis parmi les variétés les plus lourdes.
Tel était l'argument des Papous des îles du Cap York (que nous rapportions déjà avec Jean-Marc, dans l'article évoqué plus haut), qui avaient renoncé à leur arcs pour adopter le propulseur des Aborigènes, en expliquant à Alfred Haddon « qu’il fallait généralement trois ou quatre flèches pour mettre un adversaire hors de combat, tandis qu’une seule lance suffisait d’ordinaire à produire l’effet recherché. » En ce qui concerne les Aborigènes, j'ai trouvé très peu d'éléments sur ce sujet. Une des rares exceptions est Edge-Parrington qui explique que chez les Dalleburra, la lance légère (utilisée avec le propulseur) servait à la chasse, tandis que la lance de guerre, plus lourde, était projetée à la main (précisons que si beaucoup de données ne sont pas probantes, aucune de celles que j'ai réunies de fournit un contre-exemple où les lances lourdes seraient systématiquement écartées de l'utilisation martiale). Pour les boomerangs, les éléments sont tout aussi maigres ; la seule règle générale semble être que la guerre proscrit l'utilisation du boomerang retournant, sans doute parce que sa visée était hasardeuse et que sa trajectoire courbe en faisait une arme trop lente.
Plus généralement, et c'est un point fondamental, si nous disposons d'informations assez abondantes sur l'armement, sa morphologie et ses usages, recueillies par d'attentifs observateurs occidentaux, nous en avons très peu sur les raisons par lesquelles les Aborigènes expliquaient leurs propres choix. Or, ces informations seraient extrêmement précieuses, tant il est difficile pour celui qui ne les utilise pas lui-même dans les conditions voulues de raisonner sans se tromper.
Il faut à ce propos ouvrir une parenthèse, en mentionnant un aspect supplémentaire qui complique les raisonnements : l'existence attestée de « codes d'honneur » qui encadraient certains combats et en limitaient le potentiel létal. Tout comme nous avons notre convention de Genève (respectée avec des scrupules variables), la société aborigène avait élaboré diverses règles qui, dans certaines circonstances, prescrivaient quelles armes pouvaient être utilisées et de quelle manière.
La plupart de ces codes concernaient les affrontements en duel. Ainsi, pour la région du Victoria, Brough Smyth indique qu'il était alors considéré comme déloyal, avec les massues, de viser un autre endroit du corps que la tête (une information également donnée par Massola à propos du coffre de Le Souef). Il ajoute qu'en cas de duel avec cette arme, les combattants n'avaient pas le droit de se protéger avec un bouclier. Dans un autre ordre d'idées, Christison indique qu'en cas d'enlèvement d'épouse, un duel au couteau était organisé au cours duquel « les combattants avaient le droit de se lacérer mutuellement dans les parties charnues des bras, des épaules et des cuisses, mais il était interdit d'attaquer une partie vitale ». Roth, parlant du Queensland, affirme que « Jadis, on se battait très durement [en duel] mais on ne profitait jamais d'un avantage [déloyal], au moins pas dans le cas d'une arme brisée accidentellement. » Différents informateurs, enfin, sans réellement préciser le cadre d'application de cette règle, rapportent que dans la région de Brisbane, on prenait soin, en durcissant au feu les lances kannai, d'en conserver la pointe claire, afin de laisser à l'adversaire la possibilité de les esquiver – de l'avis général, les Aborigènes étaient experts dans cet art.
Il faut également mentionner l'existence d'armes destinées à des usages très spécifiques. Hardman rapporte ainsi que dans une tribu du Kimberley (au nord-ouest du continent), il existait une « formidable » lance, qui servait principalement à l'exécution d'une sentence judiciaire. « Sa tête mesurait une quarantaine de centimètres et, en plus d'être extrêmement pointue, elle était garnie de six rangées de pointes en forme de clous, taillées dans le bois dur, et qui s'étendaient sur une bonne trentaine de centimètres. Il est clair que si cette arme était enfoncée dans un corps, il serait extrêmement difficile de l'enlever. On ne peut la retirer ni en la tirant, ni en la poussant. (...) Elle était principalement utilisée pour punir des crimes tribaux, dont l'un des principaux est l'adultère. » (remarquons qu'en pareil cas, si la femme était fréquemment mise à mort, l'amant, lui, pouvait espérer s'en sortir avec une cuisse transpercée).

Des armes de combat spécifiques

Représentation de pointes
de death-spear
par Davidson
Il existait toutefois quelques armes conçues exclusivement pour le combat, et dans la perspective d'infliger le plus de dommages possibles.
Celle qui vient en premier à l'esprit est le death-spear, la lance de mort, avec laquelle les Occidentaux firent très rapidement connaisance puisque c'est ce projectile qui transperça en 1790 John McIntyre, un des membres de l'équipe du gouverneur Philip. A la pointe de ces lances, que Davidson identifie comme une catégorie spécifique, on fixait divers éléments avec de la résine (coquillages, pierres coupantes...), le double effet recherché étant à la fois d'augmenter la gravité de la blessure en déchiquetant les chairs, et de provoquer des infections, l'extraction de la lance pouvant laisser des corps étrangers à l'interieur de la blessure. Cependant la lance de mort n'était pas, à strictement parler, une arme spécifiquement destinée au combat. Certes, partout où elle existait (essentiellement sur le périmètre sud du continent), elle servait à cet usage. Mais elle pouvait aussi, dans certains cas, être utilisée à la chasse. Encore une fois, on ne peut que regretter de n'avoir aucun témoignage (à ma connaissance) d'Aborigène susceptible de nous éclairer sur les raisons de ces choix. L'explication qui me vient spontanément à l'esprit (même si je sais à quel point il faut se méfier de telles intuitions) est que la fabrication de ces lances nécessitait un important investissement et que, sauf exception, on en réservait donc l'usage là où elles étaient le plus nécessaire, à savoir à la guerre (Brough Smyth indique à propos des lances barbelées que « il faut beaucoup d'habilite, de patience et de soin pour façonner correctement les barbelures et les conserver intactes »).
Cela dit, si tel n'était pas le cas du death-spear, d'autres types de projectiles étaient, eux, fabriqués spécialement en vue d'une utilisation martiale (et létale). Constance Petrie explique ainsi à propos du Queensland que si certaines lances étaient conçues afin de laisser une chance à leur destinataire de les esquiver (on prenait soin d'en laisser la pointe claire en les durcissant au feu), ce n'était pas le cas de toutes, bien au contraire : « Une autre lance le pi-lar (...), mesurait environ trois mètres de long. (...) Cette lance, cependant, restait entièrement noire. On l'utilisait en combat rapproché, car elle était trop longue et trop lourde pour être lancée loin. Parfois, on entaillait profondément la tête de ces lances et on les projetait sur un ennemi particulier dans l'espoir qu'elles se fractureraient en laissant la pointe brisée dans la blessure. »
D'autres armes que les lances étaient exclusivement destinées au combat. C'est le cas du Leon-ile, dont Brough Smyth écrit qu'elle était sans doute la plus dangereuse des massues (bien qu'elle s'accompagnât de l'usage d'un bouclier) : elle était difficile à esquiver, en raison de la facilité avec laquelle la pointe pouvait soudainement être retournée pour contourner la défense.
On dispose sur une autre arme d'un témoignage d'une qualité exceptionnelle. J'écrivais un peu plus haut que les informations émanant des aborigèes eux-mêmes sont malheureusement presque inexistants. L'une des exceptions est le récit autobiographique de Waipuldanya, un membre de la tribu Alawa, dans la région de Darwin (Territoires du Nord), paru sous le titre I, the Aboriginal en 1962. Waipuldanya raconte les nombreux épisodes guerriers qui rythmaient l'existence avant l'arrivée des Blancs, et donne plusieurs détails captivants. Il rapporte ainsi que :
« Les tribus Djingali, Waddaman et Mudbra combattaient avec un terrifiant boomerang crochu, le Warradulla, qui surpassait les armes conventionnelles comme la bombe H surpasse le TNT. Un bouclier, utilisé comme arbre transportable, et plus tard le nulla-nulla (gourdin) qui était à la fois une arme offensive et défensive, constituaient des réponses satisfaisantes aux boomerangs traditionnels, mais elles étaient inutiles contre le modèle qui comportait une extrémitée en crochet. Le principe simple du Warradulla était que l'acte même consistant à le bloquer avec un bouclier ou un nulla-nulla faisait pivoter la partie crochetée [il semble qu'ici, le texte fasse erreur, et qu'il s'agisse de l'autre extrémité. Je n'ai cependant pas eu le courage de faire le test moi-même] à une vitesse considérable, décapitant ou blessant sérieusement sa victime. Peut-être s'agissait-il de la première arme secrète. »
Le Li-lil représenté par Brough Smyth
Mentionnons enfin le Li-lil, un boomerang là encore très particulier décrit par Brough Smyth, et qui selon lui n'existait que dans certaines tribus du Victoria disparues au moment où il écrivait son livre. Il s'agissait d'une version disymétrique où l'une des extrémités formait une sorte de disque, dans un plan parallèle au reste de l'arme. D'après des informations données par un Aborigène, le boomerang ordinaire « pouvait provoquer des blessures sévères, en causant une contusion ou même casser un bras s'il le heurtait, le Li-lil, lancé avec force et adresse, brisait une jambe, cassait les côtes ou pénétrait un crâne ».
En dressant cette rapide liste des armes exclusivement destinées au combat, j'ai bien sûr gardé sinon le meilleur, du moins le plus évident, pour la fin : je veux parler de l'arme défensive qu'est le bouclier, dont il a été écrit à de nombreuses reprises qu'il consttuait à lui seul une preuve des affrontements martiaux dans l'Australie aborigène. Sauf erreur (je n'ai pas encore vérifié ce point), on les trouvait partout et comme toutes autres armes, les boucliers connaissaient d'assez importantes variations de forme selon les régions. Deux grands types morphologiques semblent dominer : celui, plat et ovale, qui ressemble le plus au bouclier traditionnel utilisé ailleurs dans le monde ; et le type formé d'une pièce étroite et épaisse de bois dur dans lequel la poignée est sculptée. A en croire Brough Smyth, le premier servait dans les combats collectifs, en protection contre les lances, tandis que le second était réservé aux combats individuels, contre des massues. Or, l'iconographie (certes pas très abondante, mais non négligeable) suggère que le deuxième type servait au moins également lors des procédures judiciaires improprement nommées « ordalies », dans lequelles celui qui était en tort devait affronter, muni de ce seul bouclier, plusieurs adversaires armés de lances. Quant à William Buckley, le célèbre évadé qui passa 32 ans chez les Aborigènes de la région de Melbourne, il écrit que ceux-ci « possèdent une sorte de bouclier fait de bois, un morceau de bois large et solide d'environ un mètre de long, effilé à chaque extrémité, avec sur le côté une poignée taillée de sorte d'être pris en main. Ces boucliers, qu'on appelle malka, sont utilisé de manière très adroite pour parer les lances et les coups de massue ». En l'absence d'éventuels éléments complémentaires, je laisserai donc un point d'interrogation sur l'utilisation de chaque catégorie de boucliers.

La recherche de l'efficacité militaire

Ce dernier témoignage, ajouté à celui de C. Petrie précédemment cité sur les lances « prédécoupées » du Queensland indiquent clairement à quel point serait erronnée l'idée que les Aborigènes ne menaient que des simulacres de guerres. Il existait effectivement diverses circonstances – je reviendrai sans doute dessus dans un prochain billet - dans lesquelles les affrontements étaient encadrés, ou bridés. L'objectif de la bataille était alors de solder publiquement les comptes, pas de faire le maximum de dégâts. Mais à côté de ce type d'affrontements, il en était d'autres où l'on s'effoçait d'infliger un maximum de pertes à l'ennemi. Sur ce point, je voudrais ajouter trois pièces au dossier.
La première concerne des événements survenus au cours du XXe siècle, alors que certaines tribus avaient accès, par exemple, aux outils de fer apportés par les Occidentaux. En 1910, deux groupes s'affrontèrent sur la plage de Rolling Bay, un combat auquel assista par hasard depuis son bateau un pêcheur, James PcPherson. Celui-ci rapporta que celui des deux groupes qui possédait les barres de fer mit son adversaire en déroute, laissant non seulement plusieurs cadavres sur le champ de bataille, mais poursuivant les vaincus avant de les achever. McPherson dit avoir vu une douzaine de morts, mais n'ayant pu constater de résultat de la poursuite des fuyards, présumait que le nombre de victimes était en réalité assez largement supérieur.
Le deuxième élément touche à la réaction des Aborigènes lorsqu'ils découvrirent les propriétés du verre, lui aussi apporté par les Occidentaux. Ils ne furent pas longs à comprendre l'intérêt de cette matière pour l'insérer dans la pointe des death spear, en lieu et place du quartz ou des coquillages qui, pour bien des tribus, ne se trouvaient pas facilement. Hardman note ansi : « Dans le Queensland et en Australie du sud, ils perturbent sérieusement les communications télégraphiques en volant les isolateurs en verre pour en garnir des pointes de lances. Et lorsque l'Homme blanc arriva dans le Kimberley, en amenant son inévitable bouteille de brandy, celle-ci connut rapidement le même emploi.  »
On ne saurait terminer sur ce point sans mentionner l'attitude des Aborigènes vis-à-vis de l'arme suprême apportée par les Occidentaux, à savoir l'arme à feu. Là aussi, plusieurs épisodes indiquent qu'ils y virent le moyen de modifier avantageusement le rapport de forces avec certains de leurs adversaires. Je pense à cet Aborigène de la région de Melbourne qui, dans les années 1830, emprunta un fusil à son employeur sous prétexte d'aller chasser les oiseaux. En réalité, il avait monté une expédition de vendetta contre un groupe qui avait décimé le sien quelques années auparavant. Sa vengeance fit 7 victimes (cf. J. M. Clow in Bride, Letters from Victorian Pionneers). Un siècle plus tard, dans le nord du pays, c'est encore Waipuldanya qui narre un épisode tragi-comique :
« Les Alawa [sa propre tribu] crurent en une occasion qu'ils étaient appelés à régner sur tous les Aborigènes, un fantasme familier du monde Blanc. Pour y parvenir, l'un de nos groupes d'attaque vola un certain nombre de fusils dans une station télégraphique, et ils partirent à la recherche des Mara [leur ennemi traditionnel] à Wadanardja (...). Ils avaient récemment effectué un raid contre nous, et ils allaient connaître leur moment de vérité. Les prochains seraient les Malanugga-nugga [autre ennemi traditionnel]. Mais ceux qui perdirent la vie ce jour-là furent tués par des lances et des boomerangs. Les gens de ma tribu déchargèrent les carabines dans les airs sans viser, n'ayant pas compris que c'étaient les balles, et non les explosions, qui étaient mortelles. »

En conclusion, quelques problèmes d'archéologie

Un des fameux « bâtons percés » de la
préhistoire européenne, dont l'usage a donné
lieu à d'innombrables hypothèses...
Pour terminer, il n'est pas sans intérêt de mettre en regard le fossé qui sépare l'information ethnologique, en l'occurrence, foisonnante, de celle qu'on pourrait tirer de l'analyse archéologique d'un tel matériel.
L'ethnologie ne laisse aucune doute sur l'existence de diverses formes de conflits armés (je laisse à nouveau de côté la question de savoir s'il est pertinent de qualifier certains d'entre eux de guerres). Non seulement il existe des armes qui servent dans de tels conflits, mais dans bien des tribus, ces armes constituent une catégorie suffisamment différenciée pour porter un nom spécifique. Si, dans certains contextes, le choix et l'emploi des armes obéit à une codification qui limite les dégâts potentiels (un peu comme chez nous, les gouvernements ne sont pas censés réprimer des manifestations de rue pacifiques avec des armes des guerre), de telles situations ne représentent jamais l'unique cadre des violences armées ; partout, il arrive qu'on cherche à en découdre en infligeant des pertes. Parmi les armes de combat se trouvent toujours celles qui ont le plus fort potentiel létal, et l'on cherche à améliorer ce potentiel lorsque c'est possible. Réciproquement, il existe des armes défensives (le bouclier) qui elles aussi, peuvent être employées dans certains contextes de combats encadrés, mais dont d'autres versions (ou les mêmes) servent à protéger l'existence même de celui qui les porte.
Tentons à présent d'imaginer ce qu'un archéologue dépourvu de toutes ces informations serait en mesure d'établir de manière certaine, ou au moins probable.
Le premier écueil, trivial mais dévastateur, est que la presque totalité de ces outils était composée de matière organique : bois, fibres, aiguillons de raies, tendons, etc. Si l'on met de côté les couteaux et les haches, sans doute totalement absents des affrontements collectifs, la seule exception concerne certaines pointes de lance en pierre, mais leur usage était confiné au nord-ouest du pays (sans doute, là aussi, le rapport rareté / efficacité de la pointe en pierre a-t-il été jugé trop faible pour que ce choix s'impose partout ; mais une fois encore, on ne peut que spéculer en l'absence d'informations directes par les intéressés). Toujours est-il qu'un archéologue arrivant quelques millénaires, ou même quelques siècles plus tard, ne retrouverait presque rien de tous ces outils.
Mais au-delà, il existe un second problème : à savoir, qu'il serait virtuellement impossible de deviner l'usage qu'assignaient les différentes sociétés à leurs armes. On peut certes avancer que toute arme capable de chasser du gros gibier est susceptible d'offrir un intérêt martial. Mais de la condition nécessaire à la condition suffisante, il y a un pas dont on ne voit guère comment il peut être franchi. Même en supposant hardiment que l'on retrouve quelques traces d'utilisation contre des êtres humains, rien ne permettrait de dire s'il s'agirait d'un accident, d'un cas relativement isolé ; même en supposant un usage régulier, il serait virtuellement impossible de dire s'il s'agissait d'un contexte rituel ou judiciaire, ou d'un affrontement afin de régler un différent à caractère public ou privé. Dans une société moderne, le progrès technique a produit des armes qui permettent d'infliger des dégâts sur toute une zone, ou sur un groupe de personnes ; leur utilisation ne laisse donc guère de place au doute. Dans une société de chasse-cueillette, les armes qui servent à tuer sont toutes, ou presque toutes, celles qui serviraient aussi à chasser. Et si les intéressés, eux, peuvent faire une différence et décider (pour des raisons sousvent très difficiles à comprendre) que telle arme servira principalement ou exclusivement à tel usage, l'archéologue, lui, est bien en peine de reconstituer de choix.
Mais, dira-t-on, et les armes spécifiquement destinées à la guerre, qui ne pouvaient servir à autre chose ? Le li-lil ? Le boomerang à crochet ? Et les boucliers ? Là encore, il faut bien avouer qu'un archéologue aurait bien du mal à interpréter les deux premiers comme des armes, et plus encore, comme des armes spécifiquement destinées au combat. Le principe du boomerang à crochet, par exemple, me semble très difficile à identifier (et surtout, à être discriminé parmi les dizaines d'autres usages possibles – en cela, le métier d'archéologue rappelle un jeu télévisé où l'on présentait aux téléspectateurs des objets anciens à l'usage aujourd'hui oublié, et où ils devaient, à grand peine, le deviner). Quant aux boucliers, on l'a souvent invoqué (moi y compris) comme une preuve iréfutable de la présence d'affrontements inter-personnels dans l'Australie précoloniale. Or, en y réfléchissant, je pense que cette idée contient beaucoup de vrai, mais une part de faux. En l'absence de toute information ethnographique, peu d'éléments, en effet, permettraient de réfuter l'hypothèse que le bouclier était réservé à des usages cérémoniels ou judiciaires. Sans doute cette idée serait-elle un peu forcée, mais il serait extrêmement difficile d'en démontrer la fausseté. La seule possibilité qui me vient à l'esprit serait de retrouver des boucliers en telle quantité que l'éventualité d'un usage spécifiquement non militaire devienne très peu probable. Mais il s'agirait là d'un argument non décisif et, qui plus est, très difficile à produire étant donné la rareté qui caractérise la plupart des découvertes archéologiques.
Pour toutes ces raisons, dans une société de chasse-cueillette telle que l'Australie aborigène, les combats (voire la guerre), si évidents qu'ils puissent être en présence de l'information ethnologique adéquate, deviennent très difficiles à établir sur la seule base de l'analyse archéologique des armes. Bien sûr, l'archéologie peut mobiliser d'autres informations, telles que l'art et (surtout ?) ce qui relève du funéraire. Mais là encore, les choses sont loin d'être faciles, comme je tenterai de l'illustrer dans un prochain billet.

2 commentaires:

  1. Merci jean-Marc !

    Bien que la problématique de l'article des Pétrequin diffère un peu de la mienne, j'y trouve la confirmation de plusieurs de mes intuitions. En particulier, le fait qu'on utilise toujours à la guerre les armes les plus efficaces ; cependant, lorsque celles-ci exigent une forte dépense de travail pour leur fabrication, on pèse le pour et le contre avant de s'en servir aussi à la chasse.

    Je ne connaissais pas ton travail sur les pointes barbelées, c'est du sérieux ! L'as-tu prolongé selon les axes envisagés dans ta conclusion ? As-tu jeté un œil sur les barbelés australiens, qui me paraissent bien documentés (même si le milieu dans lequel ils sont utilisés est très différent - mais j'y vois autant d'avantages pour le raisonnement que d'inconvénients) ?

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  2. Merci Christophe ! Une réponse pour botter en touche : non, je n'ai jamais eu la disponibilité pour prolonger ces recherches sur les barbelés. Ça reste depuis dix ans une série de pistes à suivre... Avec pas mal de boulot à la clé mais peut-être des choses sympa à sortir...

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