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Ce que l'art préhistorique dit de nos origines (Emmanuel Guy)

Le Paléolithique supérieur, sa technique, son organisation sociale et son art viennent de donner lieu, en quelques mois, à deux ouvrages marquants, qui se regardent en miroir. Le premier, dans la belle collection illustrée Bibliothèque des Histoires, chez Gallimard, est un texte posthume d'Alain Testart : Art et religion de Chauvet à Lascaux ; le second, qui paraît ces jours-ci, est signé d'Emmanuel Guy. Ces deux livres nourrissent le débat le plus fondamental qui soit à propos de cette période.
Alain Testart, conformément aux thèses qu'il défendit tout au long de sa vie (et qui, sur ce point, rejoignent ce qui est depuis toujours l'opinion très majoritaire chez les préhistoriens), voit dans les peuples de cette immense époque des bandes mobiles économiquement égalitaires, à la technique encore relativement rudimentaire et à la démographie clairsemée. Son livre propose une analyse originale de leur art fameux qui, selon lui, traduit une conception totémique du monde – un trait supplémentaire qui permet de rapprocher les sociétés qui l'ont produit des Aborigènes australiens.
Il est fascinant de voir que, partant des mêmes questionnements, partageant nombre de positions méthodologiques et des hypothèses de départ, Emmanuel Guy (qui prolonge ici les réflexions esquissées dans son précédent ouvrage) parvient à des conclusions presque diamétralement opposées. Pour les résumer en quelques mots : il existe de très fortes présomptions en faveur de l'idée que les sociétés du Paléolithique supérieur, depuis -30 000 au moins, étaient traversées par de profondes inégalités de richesse. Et si un parallèle doit être établi avec des sociétés de chasse-cueillette étudiées en ethnologie, ce n'est pas avec celles de l'Australie, mais avec celles de la Côte Nord-Ouest du continent américain, connues pour leur structure aristocratique, leur exploitation des gens du commun, leur forte dimension esclavagiste et leur goût pour les dépenses munificentes.
L'idée n'est à vrai dire pas totalement nouvelle, ce que l'auteur ne cache pas ; un chercheur tel que Bryan Hayden, par exemple, l'a déjà avancée (voir ce billet). Mais si l'argumentaire de ce dernier pouvait paraître trop faible pour emporter l'adhésion, le dossier réuni par Emmanuel Guy se révèle d'une tout autre qualité.

Socio-économie du Paléolithique supérieur

Il n'est pas possible de restituer en quelques paragraphes les détails d'une démonstration aussi dense que celle proposée au long de ces plus de 300 pages d'arguments. Pour aller à l'essentiel, celle-ci procède en trois temps.
La tombe de Sungir ( env. -30 000)
Dessin et reconstitution
Pour commencer, elle relève les nombreux indices qui militent en faveur du fait que les économies de ces chasseurs-cueilleurs reposaient, partiellement ou massivement, sur la sédentarité et le stockage. En particulier, il faut envisager sérieusement que les êtres humains exploitaient alors les riches ressources fluviales et marines. Si l'on ajoute à cela le fait que le paysage européen, durant toute cette période, était, d'après les découvertes récentes, sans doute très éloigné de la pauvre toundra décrite par la tradition, on aboutit à l'idée que les sociétés de cette époque reposaient sur une économie bien différente de celle des Inuits ou des Indiens subarctiques auxquelles elles sont souvent comparées.
Un facteur explique que les traces d'une telle économie aient été largement dissimulés aux yeux des préhistoriens : la remontée des eaux intervenue depuis cette époque. Ainsi, les sites archéologiques les plus significatifs, ceux qui, alors situés sur les littoraux, pourraient au premier chef témoigner du mode de vie d'alors, sont aujourd'hui engloutis par plus de cent mètres de fond, parfois plusieurs dizaines de kilomètres au large. Il reste néanmoins d'autres traces, certes plus discrètes, mais que l'archéologie a peut-être refusé de voir comme un faisceau qui pouvait remettre en cause ce qu'elle tenait pour une certitude indiscutable. À lui seul, le recensement que propose Emmanuel Guy de ces dispositifs qui témoignent soit d'activités importantes de stockage, soit d'un degré poussé de sédentarité, a de quoi, au minimum, semer le doute.
Or, à cela s'ajoutent toutes ces tombes richement dotées, dont la plus fameuse est celle de Sungir, en Russie ; datée d'environ -30 000, elle comportait de très abondantes dotations, dont des habits de milliers de perles miniatures qui drapaient les squelettes de deux enfants. Je ne suis pas un expert en archéologie, et peut-être mes remarques sont-elles quelque peu naïves ou décalées. Mais mon impression est que Sungir a traditionnellement été considérée comme une exception un peu embarrassante – Alain Testart, dans Avant l'histoire, évoque néanmoins ce site à propos duquel il plaide à décharge, en expliquant qu'il ne dénote, malgré les apparences, pas nécessairement l'accumulation des richesses dans une société économiquement différenciée. Emmanuel Guy, on l'aura compris, argumente en sens inverse ; mais il liste aussi (et surtout ?) une série d'autres sépultures qui font de Sungir un cas certes emblématique, mais loin d'être isolé.
Ces deux séries d'éléments, dont l'exposé occupe presque une moitié du livre, constituent un dossier très sérieux en faveur de l'hypothèse de sociétés économiquement différenciées. Même s'il est évidement difficile de parler de certitudes, l'objectif affiché par l'auteur, à savoir montrer que cette hypothèse doit être sérieusement prise en considération, est pleinement atteinte. Et l'on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de profondément ironique au fait qu'Alain Testart qui, plus que tout autre, avait attiré l'attention sur les sociétés inégalitaires de chasseurs-cueilleurs sédentaires et stockeurs, ait écarté, après l'avoir rapidement envisagée, la possibilité que le Paléolithique supérieur ait été peuplé de telles sociétés.

Une approche sociologique de l'art

Une jeune fille de chef Tlingit
(tribu de la Côte Nord-ouest)
Le troisième volet de l'argumentation d'Emmanuel Guy donne son titre au livre : il s'agit de l'art – son domaine de spécialité initial, et celui par lequel il en est venu à remettre en cause les idées admises. Sur ce point, plus encore que pour ce qui précède, ses analyses font écho à celles d'Alain Testart, exposées sous une forme résumée dans Avant l'histoire et développées, rappelons-le, dans l'ouvrage posthume Art et religion de Chauvet à Lascaux. Sur ce dernier livre, je publierai prochainement dans ce blog une courte recension écrite pour la revue La révolution prolétarienne ; sur le fond, mon sentiment n'a pas évolué depuis que je critiquais Avant l'histoire : si la lecture de l'art paléolithique comme un art totémique peut sembler convaincante, le talon d'Achille de la démonstration (et du parallèle établi avec l'art aborigène) est qu'à aucun moment, Alain Testart n'explique ce que les arts paléolithique et aborigène ont de commun, qui les différencierait du reste des arts de formes sociales « non totémiques » – si tant est que le totémisme puisse convenablement caractériser une forme sociale... ce qui nous ramène tout droit au livre d'Emmanuel Guy.
Celui-ci appréhende, pour commencer, l'art non pour ce qu'il figure, c'est-à-dire pour sa sémantique, mais pour les conditions sociales qui ont pu le produire – pour son ingénierie, en quelque sorte. Et c'est la troisième catégorie d'arguments en faveur du fait que les sociétés de cette époque ne pouvaient être à l'image des chasseurs-cueilleurs mobiles et égalitaires connus en ethnologie. Emmanuel Guy insiste longuement sur la technicité et la spécialisation nécessaires pour les réalisations que nous admirons aujourd'hui à Chauvet et Lascaux (plus exactement, dont le public admire d'assez pâles copies). Pour lui, le doute n'est pas permis : un tel degré de maîtrise, supposant un apprentissage long et coûteux, n'existe dans aucune société égalitaire, et constitue la marque d'une division du travail plus ou moins poussée, répondant à des nécessités sociales particulières (pour une présentation plus détaillée des arguments de l'auteur, en particulier ceux qui portent sur la standardisation des représentation sur des périodes et des espaces considérables, je renvoie à ma critique de son précédent livre, Préhistoire du sentiment artistique).
Reste une question secondaire, mais qui ne peut pas rester sans réponse (même si celle-ci présente, par la force des choses, une dimension plus spéculative) : celle de la signification de cet art. Rejoignant, dans les grandes lignes, les déductions d'Alain Testart, Emmanuel Guy estime qu'il s'agit d'un art non figuratif, très stylisé en même temps que naturaliste, et ayant une forte inspiration totémique. Il s'en éloigne toutefois en suggérant, à la suite d'une analyse formelle détaillée, que le totémisme se rencontre dans des sociétés bien différentes, et que l'art paléolithique était probablement de nature héraldique ; dans cette hypothèse, les animaux stylisés constituaient des blasons marquant l'appartenance à des lignées aristocratiques, et dont on peut supposer qu'ils existaient, beaucoup plus nombreux, à l'air libre, marquant leurs droits sur un territoire. Quant aux représentations des cavernes, avec leur incroyable recherche de naturalisme, elles jouaient vraisemblablement un rôle ostentatoire, impressionnant la masse des gens du commun et renforçant le prestige de l'aristocratie à la gloire de laquelle elles avaient été exécutées.

Quelques remarques critiques

L'art pariétal d'Australie, qui semble
avoir bien peu de points communs
avec celui du Paléolithique supérieur d'Europe.
Ce texte appelle deux séries de critiques, à des niveaux distincts.
La première tient aux trop nombreuses approximations, expressions impropres ou rapprochement trop hâtivement effectués. Ainsi, dans le cadre d'un raisonnement sur le surplus déjà contestable, le terme de « surproduction » (p. 20) appliqué à ces économies ; ainsi, également, le parallèle insuffisamment précautionneux entre les sociétés de la Côte Nord-ouest et le Moyen-Âge européen, voire de la Renaissance ; ainsi, aussi, l'emploi parfois glissant des termes d' « impôt », de « sacrifice » (p. 57), l'idée étrange selon laquelle l'évolutionnisme social aurait procédé de l'évolutionnisme biologique (p. 24), ou que l'alliance serait une parenté « fictive » (p. 185). Tous ces glissements sont d'autant plus regrettables qu'ils étaient tout-à-fait évitables : en fait, et c'est le point fondamental, la thèse principale du livre – qui caractérise la nature socio-économique des sociétés du Paléolithique – n'est en rien tributaire de ces approximations. On peut donc tout à la fois s'irriter de celles-ci et comprendre qu'elles n'affectent en rien le propos de l'auteur.
Reste donc l'évaluation de cette thèse elle-même. Les lignes qui précèdent l'ont déjà suggéré : les éléments rassemblés par Emmanuel Guy paraissent probants, à tel point qu'on en vient à se demander pourquoi personne ne les a présentés plus tôt. Peut-être ces éléments se heurtent-ils à des objections qui dépassent mes compétences archéologiques. Mais peut-être aussi faut-il envisager un autre élément d'explication (qui ne figure pas dans le livre), à savoir le conservatisme, individuel et collectif, qui frappe nécessairement toute pensée structurée. On répugne à remettre en cause les certitudes acquises au premier élément troublant ; mais ce qui est un réflexe positif lorsque les éléments en question sont ténus et les certitudes semble-t-il assurées, devient un handicap lorsque les dissonances s'accumulent. On passe alors insensiblement à l'attitude consistant à négliger, voire à oublier, les faits qui dérangent et qui pourraient, à eux tous, remettre en question la tradition. Hasardons une hypothèse : si les premiers chasseurs-cueilleurs rencontrés en ethnologie n'avaient pas été massivement des nomades égalitaires, mais des stockeurs stratifiés, à l'image de ceux de la Côte Nord-ouest, l'idée que seule l'agriculture avait pu entraîner les inégalités de richesse ne serait pas apparu aussi évidente qu'elle l'a été (à tort) depuis trois siècles. Et, en découvrant les peintures de Lascaux, peut-être aurait-on envisagé beaucoup plus aisément que les sociétés qui les avaient produites, bien que vivant de chasse et de collecte, pouvaient elles aussi être marquées par des hiérarchies de richesse.
Je serais un peu plus réservé en ce qui concerne la thèse secondaire, à savoir celle qui porte sur la signification de cet art comme un instrument de type héraldique, aux mains de la couche dominante, et destiné à inscrire des souverainetés territoriales. Mon doute, je le précise, ne porte pas sur la possibilité que cette couche ait existé, ni sur le fait qu'en ce cas, elle ait gouverné la production de cet art et l'ait plié à ses besoins sociaux. Ce qui me pose problème concerne une série de raisonnements qui me paraissent mal assurés, en particulier sur le mode de gestion des territoires de telles sociétés (ainsi, par contraste, que celui des chasseurs-cueilleurs mobiles), le rôle des alliances matrimoniales, l'importance des représentations de plein air (malheureusement, pour la plupart disparues), etc. Il me semble que sur ces aspects, une certaine prudence s'impose, et qu'une étude serrée des sociétés de la Côte Nord-ouest qui partirait de ces préoccupations serait une nécessité absolue pour être un peu plus affirmatif.
Une autre question, majeure, reste sans véritable réponse : celle du Mésolithique, et de la disparition de l'art des cavernes qui l'a précédé. Emmanuel Guy aborde certes le sujet, mais en laissant un peu le lecteur sur sa faim – en particulier, l'argument selon lequel la montée des eaux avait noyé les sites ancestraux de pêche et donc, brisé les anciens cadres sociaux, ne résiste guère au fait qu'en redessinant le littoral, le réchauffement climatique n'avait fait que le déplacer, sans diminuer les ressources auxquelles il était possible d'accéder. On ne voit donc guère en quoi ce facteur aurait dû bouleverser les structures sociales... à moins de penser que le remplacement de la riche steppe par la forêt a entraîné l'abandon du stockage, et donc un retour plus ou moins complet au nomadisme et à des structures sociales disparues depuis vingt ou trente millénaires. Si c'était le cas, cela voudrait dire qu'en termes socio-économiques, le Mésolithique fut un recul certes provisoire, mais d'une ampleur inouïe, auprès de laquelle la chute de l'Empire romain et l'époque mérovingienne font figure d'accident mineur de l'histoire. Une telle hypothèse n'est sans doute pas absurde ; mais on aurait aimé que le livre la pose avec davantage de netteté, quitte à conclure, dans l'état actuel des éléments dont on dispose, à notre ignorance.

Conclusion

Le Mésolithique : un « Grand bond en arrière » ?
Ce que l'art préhistorique nous apprend de nos origines rouvre de manière magistrale le dossier des structures sociales du Paléolithique supérieur. Ses quelques indéniables faiblesses, qui portent sur des points secondaires de l'argumentation, ne doivent pas faire oublier la qualité et l'ampleur des éléments réunis ici en faveur d'une révision radicale des conceptions traditionnelles. Sans doute faudra-t-il que des spécialistes évaluent la qualité de chacun d'eux ; sans doute faudra-t-il aussi se demander comment des observations supplémentaires pourraient être accumulées afin d'étayer ou, au contraire, de réfuter ses thèses. Les fouilles sous-marines pour retrouver d'éventuels sites littoraux du Paléolithique supérieur restent pour l'instant, malheureusement, hors de notre portée. Mais peut-être qu'un réexamen du matériel existant par des chercheurs compétents acceptant d'y porter un œil neuf livrerait de nouveaux indices.
Quoi qu'il en soit, il faut souhaiter de tout cœur que ce livre reçoive le large écho qu'il mérite ; qu'il soit minutieusement discuté, que ses arguments soient étudiés avec soin. Rien ne serait plus dommageable pour l'avancée des connaissances scientifiques sur cette période que les réactions se limitent à quelques commentaires polis, aussitôt suivis d'un retour à la routine ordinaire.

27 commentaires:

  1. Salut!

    Billet très intérressante! Quoi je pouvais lire sur les peuples de la Côte Nord-Ouest?

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    1. Hem. Bonne question, à laquelle je n'ai pas de réponse immédiate. Ce serait en français exclusivement, ou éventuellement en anglais ?

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    2. Français ou anglais.

      Le nouveau layout du blog est très beau!

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    3. Je cherche... Et merci pour les compliments ! Je travaille encore à améliorer la lisibilité et le confort de lecture.

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    4. Tiens, je n'y pensais plus, mais en attendant, tu peux jeter un oeil sur le film « Au pays des chasseurs de têtes », qu'on trouve sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=73u7eugbbu8

      J'avais fait un petit billet de blog à son propos : http://cdarmangeat.blogspot.fr/2013/11/au-pays-des-chasseurs-de-tetes.html

      Je continue à réfléchir aux livres (mais ce n'est pas la région sur laquelle j'ai le plus lu)...

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  2. La voix des masques de Levy-Strauss en parle

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  3. Bonjour,

    à propos de "l'idée étrange selon laquelle l'évolutionnisme social aurait procédé de l'évolutionnisme biologique (p. 24)" ... Je ne vois pas ce que l'idée a d' "étrange". D'un point de vue strictement scientifique, il me semble indiscutable que le concept de "société" n'a de pertinence qu'au sein de l'ordre du vivant : l'émergence historique de sociétés réelles - qu'on ne ne peut considérer comme une spécificité humaine qu'au prix de contorsions théoriques des plus hasardeuses - n'est qu'une manifestation parmi d'autres de l'évolution du vivant au cours des temps géologiques.

    Abonné à votre blog depuis suffisamment de temps pour vous savoir bien occupé, je me permet néanmoins de vous conseiller la lecture de La structure de la théorie de l'évolution (Gallimard-NRF Essais, 2006) testament scientifique de S. J. GOULD (paléontologue "marxiste" de renommée mondiale) dans lequel il propose une révision des plus convaincantes de la théorie darwinienne de l'évolution.

    Là où Darwin affirmait que la totalité de l'évolution s'explique par les phénomènes affectant les seuls organismes individuels, Gould élabore le concept d' "individu évolutionniste" et identifie 6 niveaux "hiérarchiques" où de tels "individus évolutionnistes" peuvent être observés actuellement : les gènes, les cellules, les organismes, les dèmes, les espèces et les clades, chaque niveau évoluant, sous la pression de l'environnement - dont les autres niveaux participent -, selon des ressorts et dans des limites imposés par les contraintes structurales qui lui sont propres (selon une hiérarchie où les niveaux supérieurs "procèdent" des niveaux inférieurs : "avant l'invention de la reproduction sexuelle et des organismes multicellulaires, il n'existait ni espèces ni organismes, et la hiérarchie de la nature ne possédait que 4 niveaux : les gènes, les cellules, les clones et les clades. ", p. 952) ; toute forme de vie est donc, dans ce modèle, le produit d'une subtile dialectique entre ces 6 processus évolutifs enchevêtrés.

    Le côté dérangeant d'une telle théorie, du point de vue des sciences humaines, c'est qu'en affirmant que les "dèmes" doivent être regardés comme des "individus évolutionnistes" à part entière - et, de toute évidence,dans la conceptualisation gouldienne, les "sociétés humaines" sont des "dèmes" -, il va encore plus loin que cette "étrange idée" : "l'évolutionnisme social" y apparaît comme une composante de "l'évolutionnisme biologique" et les "sciences sociales" comme une "branche de la biologie".

    Proposition parfaitement iconoclaste, particulièrement en France, où la "thèse de l'exception humaine" est au fondement des sciences sociales (cf. J-Marie Schaeffer, La fin de l'exception humaine, Gallimard-NRF Essais, 2007) ; mais si la coupure épistémologique radicale entre sciences sociales et sciences du vivant n' a guère de justification scientifique, peut-être a-t-elle quelque pertinence du point de vue de la perpétuation du système de domination en vigueur actuellement ?

    Quoi qu'il en soit, du côté de celles et ceux qui ne renoncent pas à penser le dépassement du dit système, la théorie gouldienne me semble ouvrir des perspectives nouvelles à la compréhension globale du "phénomène évolutif" à l'heure où l'évolution du mode de production capitaliste affecte de plus en plus celle du vivant dans son ensemble et, tout particulièrement celle de l'espèce humaine.

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    1. Bonjour

      Je vous remercie pour ce commentaire très riche et les références qu'il donne. La question des rapports entre évolution sociale et évolution biologique est aussi complexe que passionnante, et j'aimerais beaucoup prendre le temps de la fouiller un jour. Cela dit, il y a une incompréhension – par ma faute – du sens de ma remarque sur l'extrait d'E. Guy. J'aurais dû m'exprimer avec davantage de précision ; ce que le livre écrit (et que je lui reproche) n'est pas que le fait de l'évolution sociale ait procédé du fait de l'évolution biologique, mais que l'idée (la théorie) de l'évolution sociale ait procédé de l'idée de la l'évolution biologique. Or, c'est faux : ainsi que le remarquait A. Testart, on a tenté de penser l'évolution sociale des siècles avant d'avoir imaginé que l'évolution biologique puisse exister.

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  4. Très intéressant et très bonne critique !
    Pour ce qui est de la standardisation, dès la fin du Paléolithique moyen on voit l'apparition d'une standardisation dans la taille des roches. Certains préhistoriens s'interrogent sur le lien entre standardisation et spécialisation. Une spécialisation est-elle toujours source de hiérarchisation… ? Personnellement, je me demande si la maîtrise d'un langage conventionnel, qu'il soit pictural ou autre, nécessite une spécialisation poussée. D'autre part, il y a des empreintes de pas d'enfants dans les grottes, la réalisation n'était peut-être pas si sacralisée que certains le pense. J'ai l'impression que l'interprétation de Guy se base sur notre conception actuelle de l'art, qui est encore aujourd'hui au service d'une hiérarchisation sociale, sacralisé par le musée, musée Chirac, musée Guggenheim… En ce qui concerne sa théorie héraldique, je ne la trouve pas fondée. L'art préhistorique est accompagné de nombreux signes abstraits qui pourraient peut-être donné lieu à une narration, à des paysages symboliques… Pourquoi mettre en relation art rupestre et art pariétal et mettre de côté l'art mobilier ? Il me semble également important de noter l'apparition de « portraits » dans l'Art préhistorique au Magdalénien moyen… Le stockage entraîne certainement des inégalités de richesse, mais la question que je me pose est celle du pouvoir : dans quelle mesure ces inégalités de richesses sont-elles coercitives...

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  5. Il y a plusieurs aspects dans votre commentaire, et je ne suis pas sûr d'être capable de répondre correctement sur chacun d'eux. Peut-être Emmanuel Guy souhaitera-t-il le faire lui-même ?

    Il me semble en tout cas que le fond de son argument tient moins à la standardisation, en elle-même, qu'à la technicité nécessaire à la réalisation des œuvres, technicité qui supposait un long apprentissage. Pour ce qui est de la narration, j'ai l'impression que votre hypothèse ne repose sur rien de tangible : certes, les signes pourraient vouloir dire que... mais ce que l'on constate, c'est que les éléments picturaux, eux, ne narrent rien du tout ; et sur ce point, les affirmations conjointes d'A. Testart et E. Guy me paraissent difficilement contestables. Sur l'art mobilier, c'est ma critique qui ne le mentionne pas : sauf erreur, E. Guy en parle de manière répétée dans son travail. Enfin, précisément, il ne plaide pas spécialement pour une dimension religieuse, en faisant remarquer que les réalisations les plus nombreuses et les plus spectaculaires se trouvent dans des salles accessibles (et peut-être habitées) par un grand nombre d'individus.

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    1. Pour la narration, il me semble que rien ne permet d'affirmer que les éléments picturaux ne narrent rien... c'est une interprétation qui découle de notre propre "conception" de la narration. Non pas que je pense qu'il y ait une narration, je pense simplement qu'il est particulièrement difficile d'affirmer l'une ou l'autre thèse. Quant à la sacralisation, je ne pensais pas à la dimension religieuse mais au kidnapping des œuvres par une élite... je vais lire le livre de Guy...

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  6. Je viens de lire (très rapidement, il faut dire) ce livre très stimulant. Il a le grand mérite de poser une question trop souvent occultée parce que tenue pour acquise. Cela dit, je ne suis pas convaincu, pour de nombreuses raisons, mais une critique détaillée dépasserait le cadre d'un blog. Pour s'en tenir à deux points qui me semblent importants :

    1) À l'appui de son hypothèse, l'auteur parle essentiellement de deux types de sites : les cabanes en os de mammouth d'Europe orientale (c'est effectivement le cas pour lequel on a les indices les plus sérieux de sédentarité, même si ça pu aussi êtres des habitats saisonniers) et les grands sites sous abri d'Europe de l'Ouest, qui ont livré des concentrations impressionnantes de mobilier, d'objets décorés, etc. Mais il néglige une troisième catégorie, pourtant sans doute numériquement plus importante : les sites de plein air d'Europe de l'Ouest. Que ce soit les sites magdaléniens du Bassin Parisien (Pincevent, etc), des sites du début du Paléolithique supérieur comme Régismont-le-Haut (Aurignacien), on connaît des dizaines d'exemples de sites qui sont, à n'en pas douter, des campements de chasseurs nomades. Et l'archéologie préventive continue d'en sortir régulièrement. Sur ces sites, quand on a des indices de saisonnalité, ils sont marqués (sites d'automne, de printemps, etc) ; l'espace est parfois très organisé, avec des zones dévolues spécifiquement à certaines activités, mais il n'y a jamais de structures d'habitat lourdes - au mieux des dallages quand le sol est humide ou des calages de pierres pour des auvents ; et franchement, je ne vois pas comment on peut interpréter ça autrement que comme des campements saisonniers. Des habitats fixes en matière périssable laissent quand même des traces indirectes (trous de poteau, fosses, etc) qu'on n'a jamais ici. Et dans un certain nombre de cas, quand l'analyse est assez fine, on peut montrer que ce sont sans doute des groupes familiaux qui sont présents (avec des jeunes, des enfants), donc que ce ne sont pas des expéditions spécialisées de groupes de chasseurs loin de leur village. Je ne vois pas comment on peut articuler l'existence de ces sites - qui, encore une fois, sont les plus nombreux, pendant tout le Paléo sup - avec l'idée de populations sédentaires.

    2) L'auteur évoque avec insistance les grands sites en grotte ou en abri, très riches en mobilier et souvent associés à de l'art pariétal, qu'il voit comme des installations permanentes. Ce qui me gêne beaucoup dans cette idée, c'est que, quand on s'installe quelque part de façon pérenne, on finit toujours par se mettre à aménager l'espace - je pense que c'est une constante dans les sociétés humaines, et peut-être d'ailleurs un des meilleurs marqueurs archéologiques de la sédentarisation. C'est particulièrement vrai dans une grotte, qui, par définition, est la plupart du temps plutôt inconfortable. Quand on envisage sérieusement d'y passer des années, on se met rapidement à niveler pour faire du plat, boucher les trous, cloisonner les secteurs, aménager les accès, élever des murs ou au moins des murets, etc. Or, s'il y a bien une constante dans les sites en grotte paléo, c'est l'absence de tout aménagement de ce type. C'est même étonnant de voir à quel point ces gens qui revenaient régulièrement dans les grottes ne les ont /pas/ aménagées : au Paléo sup, malgré les très grandes quantité de matériel qu'ils ont livré (reflet, sans doute, d'une fréquentation très récurrente), les grands sites en grotte ne sont pas des villages troglodytiques. Pour moi, c'est un argument fort en défaveur de l'hypothèse d'habitats permanents. Et, par ailleurs, c'est un comportement (on ne touche pas à la grotte) qui va à l'encontre de l'idée d' "appropriation territoriale" qui revient très souvent dans l'ouvrage.

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  7. Tout d’abord merci à Jean-Marc de sa lecture et de ses remarques préliminaires. Je réponds à la volée (à l’invitation de Christophe Darmangeat) et sans doute trop rapidement mais c’est dimanche et j’ai pleins de trucs sur le feux (dont un bourguignon).Il ne me semble pas que les deux objections avancées par Jean-Marc soient aussi significatives qu’il le pense. L’existence simultanée d’habitats en plein air de courte durée n’est pas incompatible avec celle d’habitats semi-permanents soit parce que liée à telle ou telle activité spécialisée ou plus simplement parce que leurs occupants ne répondent pas au modèle d'économie à stockage pressenti. Je ne crois pas avoir jamais défendudans mon livre l’idée que ce modèle était « universel » puisque, justement, il y a apparemment coïncidence entre les zones potentiellement les plus riches en ressources et les habitats à très riche matériel symbolique. Il n’est dont pas aberrant que les deux économies aient pu co-exister au Paléo récent. En revanche, il me semblerait plus curieux d’imaginer que des groupes partageant la même idéologie et les mêmes mythes comme le laisse présager leur art commun (vénus, symboles animaliers) aient développé des économies diamétralement opposées. Ce qui signifie que si l’on admet que les groupes gravettiens d’Europe centrale entrent effectivement (et là encore, au moins ceux des zones les plus favorables) dans la catégorie des stockeurs comme le note Jean-Marc, il me paraitrait pour le moins surprenant qu’il en ait été autrement de leurs homologues d’Europe occidentale qui auraient eux-même vécu dans des régions propices à une économie sédentaire.
    Même punition concernant le seconde objection. J.-M. pointe à juste titre l’absence d’aménagement des cavités (on pourrait éventuellement discuter ce point, je pense au fond de la grotte de La Garma ou même aux anneaux creusés dans la roche de certains abris ornés). On aborde là encore des interprétations trop spéculatives pour pouvoir apporter une réelle contradiction. Toutes les grottes ne se ressemblent pas. Etaient-elles toutes occupées ? Et comment l’étaient-elles ? Car en effet l’habitat troglodyte n’est pas la seule option. Rien n’interdit de penser que des structures se développaient sous les porches ou à proximité immédiate et dont l'identification, quoiqu’on en dise, demeure très complexe (a fortiori dans les cas, nombreux, où les porches des entrées se sont effondrés). L’absence de traces d'aménagement ne me paraît donc pas en soi garante d’une absence « d'appropriation territoriale » s’agissant de lieux de lieux à vocation rituelle et pas exclusivement résidentielle et dont JM lui-même souligne la « fréquentation très récurrente ».
    En conclusion et en réponse à Jean-Marc, je pense que l’on aura beaucoup de mal à affirmer ou infirmer quoi que ce soit par l’archéologie dans la mesure où les maigres données dont nous disposons peuvent êtres interprétées d’une manière ou d’une autre. Si ces données avaient permis de pencher pour l’une ou l’autre hypothèse, cela se saurait (ce qui ne doit pas faire oublier, et d’une certaine manière, Jean-Marc semble le reconnaître en préambule de ses remarques), que des arguments « gênants » pour ne pas dire contradictoires avec le schéma égalitaire ont été délibérément mis sous la tapis). C’est pourquoi, je pense que, sous bénéfice de nouveaux indices, je reste campé sur les données artistiques de loin les plus solides à mes yeux sur le plan du social. Je la rappelle : les peintres du paléolithique étaient-ils oui ou non des spécialistes ? Sur ce plan, la réponse ne fait pour moi aucun doute.

    PS : Pour information, j’ai ouï dire il y a quelques jours qu’un grand site de plein air du Bassin parisien avait récemment livré des données en contradiction avec un modèle d'occupation saisonnière. Je vais creuser (sic) la question.

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    1. Sans répondre sur le fond, je voudrais simplement faire remarquer au dernier intervenant que l'excuse d'avoir un bourguignon sur le feu est bien faible. Le bourguignon, c'est comme le mammouth et les théories innovantes sur la Préhistoire, plus cela mijote, meilleur c'est. ;-)

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    2. J'opine du chef, chef, mais il arrive un moment où il faut savoir récolter à temps les fruits de son labeur. Sinon, les carottes sont (trop) cuites.

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    3. Bon, c'est difficile de répondre à tout à la fois... Quelques remarques : (1) Quand tu dis "les groupes gravettiens d'Europe centrale vivent dans des zones à biomasse élevée et ce sont des stockeurs, donc les groupes contemporains d'Europe occidentale, qui vivent aussi dans une zone à biomasse élevée, doivent être stockeurs aussi", à mon avis tu confonds condition nécessaire et condition suffisante. Par ailleurs, les sites temporaires de plein air dont je parle se trouvent aussi dans ces mêmes "zones favorables", donc suivant ton raisonnement ils devraient aussi être de fait de groupes à économie de stockage, or ce n'est manifestement pas le cas. (2) Pour l'aménagement des grottes "qui a peut-être existé mais on n'en trouve aucune trace" (je résume ce que tu dis), là, c'est un lieu commun en archéologie : on ne peut pas défendre une hypothèse en supposant des choses "qui ont pu exister mais ont totalement disparu", sinon on peut se permettre n'importe quoi. L'hypothèse parcimonieuse, c'est que quand y a pas de traces (directes ou indirectes), y a pas. (3) Quand tu dis "on aura du mal à affirmer quoi que ce soit par l'archéologie" et "les données artistiques sont de loin les plus solides", ça fait un peu sourire quand on voit la quantité d'interprétations fumeuses dont ces données artistiques ont pu être le support depuis des décennies (je ne parle pas de ton boulot, bien sûr) - à mon avis sans commune mesure avec l'archéo. Disons a minima que, de mon point de vue, en termes d'indécidabilité et de compliance (dans le sens de : données auxquelles ont peut faire dire ce qu'on veut), entre l'art et l'archéo il y a au moins photo...

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  8. En effet, difficile de dialoguer à distance et par écrit à moins d'y consacrer des heures. Et encore, on n'est pas certain de bien se comprendre. Ce que je disais à propos de l'art, avec d'autres, est uniquement relatif à sa dimension idéologique et collective. C’est en cela que les propriétés formelles de ces images peuvent, jusqu’à un certain point, parler du social paléolithique. Davantage je pense que l’habitat ou les industries dans la mesure où les choix stylistiques ne renvoient à aucune fonction utilitaire. Ainsi, le fait que la production de ces images reposent dans bien des cas sur un métier pose, justement, la question éventuelle du métier. Tel est mon propos. Me renvoyer de but en blanc au problème tout autre de la signification de cet art et des « interprétations fumeuses » (je te laisse la responsabilité de ces propos) auquel il a donné lieu de la part des préhistoriens est la démonstration qu'il vaut mieux privilégier le dialogue direct pour espérer avancer. Je m'en tiendrai donc là.

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    1. Oui, d'autant qu'en plus on est en train de parler de deux choses à la fois : mes remarques (cf mon premier message) portaient sur la question de la sédentarité, mais la fin de ta réponse glisse sur la question de la spécialisation (vue à travers l'art), ce qui n'est pas la même chose. La forme du blog a ses limites...

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    2. Merci en tout cas pour cet échange de grande qualité. Il n'y a plus qu'à souhaiter que certains séminaires, colloques (ou restaurants ?) donnent l'occasion de poursuivre les échanges de vive voix.

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    3. Bon, der des der…Pas certain sur le fond que spécialisation et sédentarité ne signifient pas la même chose, quoi qu'il en soit, si ma réponse a glissé sur l'art c'est que je m'efforçais de répondre à ton point 3 (cf. second message)…Décidément, on s'y perd ;-) Ouvert à toute discussion "face to face". Merci à toi J.-M. d'avoir pris le temps de lire. Et merci au blog de mettre ces questions au premier plan.

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  9. Bonjour
    Je viens tout juste de terminer la lecture du livre d’Emmanuel Guy. J’ai trouvé passionnant et enrichissant le point de vue d’un historien de l’art (doublé d’un préhistorien). Faire prendre conscience de l’existence d’une évolution de l’art paléolithique n’est pas un des moindres mérites de ce livre (qui en a bien d’autres, mais bon, on n’est pas que là pour jeter des fleurs !)
    Je ne suis cependant pas convaincu par sa thèse principale, à savoir qu’au Paléolithique récent et même au Paléolithique moyen la société n’est pas « égalitaire » comme on l’a cru, mais stratifiée : les peintures sont l’œuvre d’artistes (voire d’écoles artistiques), ayant subi une longue formation à la charge de la communauté (ou d’une partie de celle-ci), qu’elles sont du type des peintures héraldiques au service de castes « nobles » semblables à celles qu’on trouve à des époques (d’ordres ou de classes) modernes. (Je ne reviens pas sur les autres « signes » et vulves qui n’ont rien d’héraldique !). La référence ethnologique de Testart était l’Australie (surtout la partie désertique de l’ouest) ; celle de Guy est la Côte nord-ouest du continent américain (riche région côtière).
    Que ces peintures extraordinaires n’aient pas été tracées par un quelconque gugusse qui se baladait dans une grotte, c’est clair ; qu’il ait fallu un long apprentissage, ça a l’ait tout autant évident. Mais pourquoi vouloir reproduire un schéma semblable à celui de la Renaissance européenne où l’artiste se forme longuement puis est totalement pris en charge par un seigneur, mécène, qui le paie avec une partie du surproduit arraché aux agriculteurs et autres artisans ? Que des « œuvres d’art » aient été produites dans des sociétés primitives stratifiées c’est possible (la preuve, les Indiens de la Côte nord-ouest, encore que dans ce cadre on ne sache pas grand-chose du statut des artistes et que le statut « noble » des dirigeants soit bien mis en question, par exemple par Testart) mais on connaît des sociétés primitives relativement pauvres où certains individus produisaient d’authentiques œuvres d’art sans être jamais à la charge de la tribu, individus (doués évidemment) qui se formaient plus ou moins seuls (par imitation), qui n’avaient absolument pas un statut (supérieur) particulier et qui devaient participer aux activités productives au même titre que ses petits camarades. Bien que n’ayant pas la même ampleur, ni la même importance, voici un exemple simple : en Nouvelle Guinée les Dani dont il a été question dans ce blog, Yeleme - La hache de pierre polie en Nouvelle-Guinée (10 février 2015) où un groupe d’aborigènes (horticulteurs, je l’admets) exploite des roches et en polit certaines pour en faire des haches de cérémonie de toute beauté. On pourrait aussi citer les Asmat (dans le même blog) ou les merveilleux bateaux Trobriandais (Malinowski dans Les Jardins de Corail) ou bien d’autres.
    Encore une fois, le comparatisme ethnologique a ses limites et peut être dangereux. Aux Indiens de la Côte nord-ouest qui semblent bien pouvoir être comparés aux hommes du Paléolithique, on peut opposer d’autres peuples qui permettent de tirer d’autres conclusions. Tout ceci ne fait que souligner le côté hypothétique de l’élaboration d’Emmanuel Guy, ce qui n’enlève rien à son intérêt.

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  10. Bonjour Maurice, merci de m’avoir lu. Les points de désaccords que tu soulèves sont nombreux (au passage, je ne sais pas où tu as pu lire qu’Alain Testart contestait l’existence d’une noblesse sur la côte Nord-Ouest mais si c’est le cas, ce dont je doute fortement, il est bien le seul) et je m’en tiendrai donc à ton principal argument. En gros, tu opposes à l’idée d’artisans spécialisés au Paléo récent que je défends et qui induirait l’existence d'une hiérarchie ou à tout le moins d'une inégalité de traitement entre les individus, la simple possibilité que dans des sociétés pauvres et égalitaires certains auraient très bien pu développer un très haut niveau de qualification indépendamment de toute formation spécialisée. Tout d’abord, si tu m’as bien lu, je ne doute pas qu'il puisse exister parmi les petits groupes nomades égalitaires des individus qui à force de pratique et avec le soutien d’éventuelles prédispositions naturelles puissent développer un savoir-faire technique hors d’atteinte pour d'autres moins expérimentés qu'eux. Si mes souvenirs sont bons, c’est précisément sur cette notion d’expertise que J. Pelegrin interprète les performances des auteurs des feuilles de laurier solutréennes ou des grandes lames d’Etiolles. Ce leadership individuel vaut aussi bien pour la fabrication d'objets, que la chasse ou les activités rituelles. Je distinguerais néanmoins l’acquisition « naturelle » de ces compétences, conséquence d’une pratique fonctionnelle régulière, de celle qui a conduit au savoir-faire des peintres du Paléolithique. Et ce justement parce que, contrairement à la fabrication d’outils, représenter fidèlement le réel ne relève d’aucune pratique fonctionnelle ou économique courante et donc qu'un tel objectif ne pouvait être atteint sans la mise en œuvre d’un apprentissage spécifique (apprentissage dont on trouve possiblement des traces matérielles, je le rappelle). Même si l’on peut admettre qu’elle n’a pu être que partielle - c’était semble-t-il le cas chez les artistes de Colombie-Britannique - cette hypothétique division sociale du travail n’en serait pas moins le signe d’une vraie discrimination à l’intérieur des groupes paléolithiques. J’ajouterais pour être complet que l’imitation ne renvoie pas davantage à une quelconque nécessité rituelle, car sinon, l’art des peuples traditionnels devrait être majoritairement naturaliste ce qui, en réalité, n’est jamais le cas sauf…lorsqu’il s’agit de sociétés inégalitaires. C’est pourquoi, le naturalisme paléolithique constitue à mes yeux une « valeur ajoutée » au sacré dont l’origine ne peut réellement s’expliquer que par des motivations politiques. Pour finir, je trouve symptomatique (et assez piquant) que tu sois obligé d’aller puiser des soi-disant contre-exemples à ce que je dis précisément dans le mobilier de prestige de chefferies ou de sociétés à big men ! Et si, par hasard, c’était parce que des objets bénéficiant d’un investissement technique aussi élevé que certains de ceux que tu cites n’existaient effectivement dans aucune société de chasse « égalitaire » (faute d’y avoir une utilité sociale) ? Amitiés.
    PS : je ne traite dans le livre que du Paléolithique récent (pas moyen).

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    1. Sur la « noblesse » en Côte Nord-ouest ou ailleurs, il me semble que c'est un des problèmes les plus épineux (et les plus intéressants) d'une classification sociale générale.

      Tout le problème, en effet, c'est de savoir quelle définition on donne au mot. Au sens large, il s'agit d'une distinction, éventuellement marquée par quelques honneurs officiels ou officieux. Dans un sens plus strict, cette noblesse bénéficie de pouvoirs économiques ou politiques précis, qui peuvent être très différents d'une société à l'autre, et parfois très difficiles à identifier - j'ai en tête des pages d'argumentation serrée de Testart qui, à la suite d'éminents médiévistes, tentait de déterminer si le pouvoir du seigneur féodal s'exerçait sur des terres ou sur des hommes.

      Tout cela pour dire que la noblesse (tout comme le « féodal »), selon le sens qu'on donne au mot, on peut en voir à peu près partout ou à peu près nulle part. Et qu'en soi, dire que la Côte Nord Ouest avait des nobles, tout comme notre Moyen Âge ou notre Renaissance, ce n'est ni juste ni faux : tout dépend de ce qu'on entend par là. Et à cette question, je ne suis pas bien sûr qu'une réponse satisfaisante ait jamais été formulée (ce qui est certes bien dommage).

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  11. Bonjour,
    J’ai à peine eu le temps de lire la réponse d’Emmanuel que Christophe avait déjà dégainé ! Donc pour ajouter un petit complément à ce que dit Christophe : 1°) Le droit joue un rôle éminent dans l’étude de toutes les sociétés primitives (ou non) chez Alain Testart, 2°) Les sociétés d’ordres sont définies par lui par rapport au droit, et pas autrement. Pour répondre à Emmanuel, le fait que Testart « serait bien le seul » à défendre une idée n’est pas vraiment une nouveauté ! ; et c’est justement dans un de ses livres les plus importants, la Critique du Don, que je trouve exprimés les doutes auxquels je fais allusion. Je déteste jouer au petit jeu des citations, mais bon, celle de la page 104 du livre en question est éclairante :
    Elle oppose ceux qui sont détenteurs de titres, de noms ou de sièges et ceux qui n'en sont pas. C'est une autre manière, mais plus précise, de dire que ces sociétés sont divisées entre « nobles » et « gens du commun ». La limite n'y est pas tranchée comme dans l'Ancien Régime et on ne peut à leur propos parler d'ordres (chaque ordre étant caractérisé par un régime juridique différent). Il s'agit plutôt d'une gradation insensible qui permet seulement d'opposer, aux deux extrêmes, les plus titrés à ceux qui ne le sont pas du tout. Enfin, le caractère le plus évident de cette hiérarchie est d'être une hiérarchie d'honneurs, une hiérarchie que nous dirons purement honorifique, ou encore une hiérarchie de préséance, qui se traduit par exemple par l'attribution de places plus ou moins honorables au sein d'une assemblée.

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  12. Je propose de régler ce différent devant un verre au QG habituel. Je te laisse le choix des témoins.

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    1. Commencer dans les grottes pour finir au bistrot, c'est tout un art (dont certains sont spécialistes).

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