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Xénophobie primitive

Une oeuvre d’art Walbiri
Dans le (louable) souci de dénoncer les tares de la société capitaliste et de souligner sa noirceur, il n’est pas rare que l’on soit tenté de repeindre d’un rose un peu trop vivace les sociétés du passé. Sur la question du racisme, par exemple, j’ai souvent eu le sentiment que certains textes s’efforçaient presque de suggérer que c’était un sentiment récent, engendré en particulier par l’accumulation primitive et le commerce triangulaire, et auquel le Moyen-âge ou l’Antiquité étaient virtuellement étrangers. Je ne suis pas qualifié pour parler de ces périodes, même si je doute furieusement qu’on puisse les caractériser sur ce plan par une grande généralité selon laquelle tout sentiment xénophobe aurait été inconnu. Ce dont je suis sûr, en revanche, c’est que le racisme, la dévalorisation a priori de l’étranger, est un des sentiments les plus partagés dans toute l’histoire des sociétés. Pire, je suis prêt à soutenir que le racisme, dans les sociétés les plus anciennes, était plus virulent qu’il ne l’est aujourd’hui – ce qui, soyons clairs, n’est nullement une raison pour en tolérer la moindre manifestation actuelle.
Même les sociétés économiquement égalitaires – pour faire simple et approximatif, les chasseurs-cueilleurs mobiles – représentant dans la période actuelle le « communisme primitif » étaient loin d’être exemptes d’une peur et d’une détestation de l’étranger (les deux allaient souvent ensemble) qui, sous deux aspects au moins, allaient volontiers plus loin que le racisme que nous connaissons de nos jours. Tout d’abord, parce qu’étant donné la taille très réduite des groupes humains dans ce type de société, la proportion d’étrangers par rapport aux « nôtres » y était infiniment plus élevée qu’aujourd’hui. Ensuite, parce que pour différentes raisons (en particulier, l’absence de liens économiques, culturels et politiques au-delà d’un cercle très restreint), les sentiments et les actes vis-à-vis des « autres » étaient exacerbés par rapport à ce que nous connaissons. Nous vivons dans un monde où nous pouvons prendre l’avion pour aller dans la plupart des endroits du globe pour un voyage d’affaires ou d’agrément, sans avoir le sentiment de courir le moindre risque. Dans une société de chasse-cueillette, l’idée de voyager, même armé, à quelques dizaines de kilomètres de sa tribu suscitait la terreur – pour des raisons extrêmement fondées, tout inconnu étant a priori une cible en puissance. Les premiers Blancs qui colonisèrent l’Australie s’aperçurent rapidement à quel point il était difficile de convaincre leurs guides aborigènes de les accompagner au-delà des limites de leur territoire ou de celui des tribus voisines amies. Inversement, lorsqu’on constitua des unités de police aborigènes, celles-ci se distinguèrent par des actes de cruauté inouïs vis-à-vis de tribus dont ils trouvaient enfin le moyen de se venger à bon compte.
Au demeurant, j’y faisais déjà allusion dans un billet précédent, mais l’idée « de gauche » selon laquelle ces sociétés, en raison de leurs structures économiques égalitaires, auraient nécessairement été pacifistes et / ou « antiracistes » (avec un peu d’anachronisme) est démentie par le fait bien connu que beaucoup de peuples s’appellent eux-mêmes « les humains », considérant explicitement les autres tribus comme des êtres ne méritant aucune espèce de respect et pouvant être légitimement tués. Engels écrivait déjà, il y a presque un siècle et demi : « Ce qui était en dehors de la tribu était en dehors du droit. Là où n’existait pas expressément un traité de, paix, la guerre régnait de tribu à tribu, et la guerre était menée avec la cruauté qui distingue les hommes des autres animaux et qui fut seulement tempérée plus tard par l’intérêt. »
Un des premiers ethnographes des Aborigènes, Lorimer Fison, écrivait ainsi en 1890 :
Chacune des nations se donne le nom d’hommes par excellence, se distinguant par là de toutes les autres, qu’elle rabaisse par quelque qualificatif qui traduit tout à la fois le mépris, la haine et la peur. Ainsi, les Noirs du Gippsland étaient les Kurnai – les êtres humains – et tous les autres n’étaient rien de plus que des Brajerak – de simples barbares. C’était un acte méritoire que de les éliminer et, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ils ne la laissaient jamais passer.
Et le non moins célèbre Alfred Howitt notait pour sa part en 1884 que :
Les termes de Kurnai, Kalin et Murring sont tous synonymes, et sognifient « hommes », par opposition à tous les autres Noirs que lesdits Kurnai, Kalin et Murring appellent « sauvages », « serpents », « ceux qui viennent la nuit » et autres termes similaires de mépris ou de peur.
Un autre témoignage aussi informatif que savoureux provient de l’ouvrage Desert people, de Mervyn Meggitt (1964), un classique de l’anthropologie australienne qui traite des Walbiri. On y remarquera que si l’humanité a enfanté des structures sociales très diverses, le répertoire des préjugés dans lequel elle a puisé pour dévaloriser l’étranger, lui, s’avère singulièrement mince :
Que les Walbiri considèrent d’autres tribus sous un jour favorable ou non, leurs opinions révèlent toujours la conviction forcenée en leur propre supériorité. Comme on pourrait s’y attendre, ils jugent le comportement et les usages des autres en fonction de leur coïncidence avec les normes Walbiri, et ils considèrent toute divergence notable entre les deux comme une preuve des défauts des étrangers. Le fait que le rituel mortuaire des Warramunga diffère de celui des Warlpiri, ou que les Pintupi soient dépourvus d’un système élaboré de sous-sections de mariage, est interprété comme un reflet de l’infériorité foncière des groupes en question. Inversement, le plus grand compliment dont les Walbiri puissent gratifier des voisins qu’ils apprécient, comme les Walbamba ou les Yanmadjari, est de parler d’eux comme « à moitié Walbiri ». (...)
Les Walbiri appliquent librement le nom de Lungga à la plupart des Aborigènes qui vivent entre la frontière occidentale et Wyndham. On dit généralement d’eux qu’ils sont cannibales et qu’ils boivent du sang humain. Bien que les quelques Walbiri qui les ont rencontrés en conduisant des troupeaux à Wyndham admettent que cette réputation puisse être quelque peu exagérée, d’autres, qui ne les connaissent pas, m’ont fourni des récits remarquablement circonstanciés du cannibalisme Lungga, qu’ils ont obtenu de seconde main des Waringari et des Walmadjari [des tribus voisines]. L’une de ces histoires se terminait par la description d’un massacre, par les Européens, d’un groupe de Lungga, hommes, femmes et enfants, qui étaient censés avoir mangé un berger indigène. Alors que je commentai l’ampleur du massacre, on me fit taire en me faisant remarquer que les victimes, après tout, n’étaient que des Lungga cannibales qui méritaient d’être abattus.
Les Lungga possèdent aussi une choquante réputation de luxure, et on pense qu’ils font fi de leurs propres règles matrimoniales et de leurs interdits d’inceste lorsqu’ils s’efforcent de copuler avec des femmes qui leur sont normalement proscrites. Les hommes Walbiri parlent avec un dégoût manifeste des énormes et répugnants organes génitaux que sont censés posséder les hommes Lungga, et ils les opposent à leurs propres pénis, lesquels, assurent-ils, sont d’une taille convenable, comme ceux de tous les hommes du désert décents.
Mervyn Meggitt, Desert People, p. 43-44.

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