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Un paradoxe et une intuition

Une mère San (« bushman ») et son enfant
Dans ce court billet, je voudrais mettre noir sur blanc un problème qui me trotte dans la tête depuis un moment, avec pour objectif de réfléchir à voix haute (comme cela m'arrive souvent ici).
Si le cheminement qui m'avait conduit à réfléchir à la théorie du surplus (et à remettre en cause plusieurs raisonnements traditionnels du marxisme sur cette question) a été si long et si laborieux, c'est parce qu'à chaque pas, j'avais l'impression de devoir gérer des éléments contradictoires. Les chasseurs-cueilleurs mobiles, pour ne parler que d'eux, donnent souvent l'impression d'une certaine aisance économique et en même temps, à peu près partout, endurent des périodes de pénurie sévères. Ils pourraient manifestement nourrir des improductifs, et en même temps voient par moment leur population réduite par des crises alimentaires. Et, peut-être le plus intrigant de tout, ils disposent apparemment d'une productivité suffisante pour qu l'exploitation possible, mais ils possèdent tous un mode de répartition plus ou moins « communiste » du produit, qui ne peut s'expliquer autrement que comme une nécessité devoir faire face de manière collective à ces pénuries récurrentes.
Bref, j'avais (et j'ai toujours) l'impression qu' l'on se débat entre deux lignes contradictoires, et qu'à chaque fois qu'on avance des arguments qui tentent d'éclairer l'un des termes, on rend l'autre plus obscur. Si l'on insiste sur les pénuries, alors on ne voit guère pourquoi ces gens, surtout dans les milieux favorables, semblent aussi peu occupés à travailler et, globalement, dans un état de santé qui n'est pas pire que celui de bien des sociétés techniquement plus avancées. Inversement, si l'on insiste sur leur productivité et leur relative aisance matérielle, on ne comprend guère pourquoi tous possèdent des coutumes qui, si diverses qu'elles soient, aboutissent à répartir le produit de manière très égalitaire.
Je me demande si une solution au paradoxe ne serait pas de distinguer entre la question du niveau moyen de production et de consommation d'une société, et la gestion des aléas et des risques. Si je suis mon intuition, le niveau moyen de la production et de la productivité dans les sociétés de chasse-cueillette, tout au moins dans celles qui ne vivaient pas dans les environnements les plus difficiles, étaient tels qu'elles permettaient la relative aisance sur laquelle Marshall Sahlins avait insisté (non sans quelque sérieuse exagération). Les coutumes de « partage » (pour utiliser un mot fourre-tout) n'auraient pas eu d'utilité particulière dans ces périodes normales, mais s'expliqueraient par le fait qu'elles permettent de mieux faire face (collectivement) aux crises.
Le problème, c'est pour commencer, que je ne suis pas du tout certain que cette idée ait une chance de valoir quelque chose ; ensuite, que je ne vois pas comment elle pourrait être argumentée autrement que par un modèle qui a toutes les chances de ne prouver que les conclusions déjà présentes implicitement dans ses hypothèses. À suivre (peut-être)...

9 commentaires:

  1. Dans un sens ou dans l'autre j'ai toujours eu du mal à comprendre cet argument.

    On peut tout aussi bien justifier du fait que les agriculteurs accumulent de manière individuelle en leur inférant la prévision face au risque de mauvaises récoltes futures.

    Dire : le communisme primitif partageait la misère, nous partagerons l'abondance ! Est incompréhensible tout de go.

    La distinction que l'on peut repérer, à part, réside dans l'organisation du travail. Là, chez nombre de chasseurs-cueilleurs, elle est collective, là, chez les agriculteurs, elle est individuelle. Je ne sais pas trop ce que ça vaut non plus, mais il me semble que l'impossibilité de produire individuellement serait un bon argument à la répartition égalitaire dans les temps de crise chez les chasseurs-cueilleurs - plus que l'abstrait "partage collectif de la misère" qui ne dit rien des causes du partage. Au moins pour palier à cette contradiction. Ce n'est pas la misère en soit qui pousse à l'accumulation individuelle ou au partage, c'est l'impossibilité de produire seul (ou en groupe très restreint : famille nucléaire) de quoi subvenir à ses propres besoins, qui y oblige.

    En gros ils sont dans une forme de dépendance collective vis-à-vis de l'organisation nécessaire du travail qui les pousse à répartir le produit de manière égalitaire. Que ce soit en période de pénurie ou d'aisance (moins dans les périodes d'aisance en effet, mais sur ce problème, je ne suis pas plus avancé que toi).

    Enfin, il y aurait sans doute des distinctions à faire entre tout les chasseurs-cueilleurs dans leurs mode de production (je crois en gros que Testart les distinguait entre les propulseurs, rabattage du gibier par les feux de savane (chasses collectives) et les arcs (chasses plus individuelles)). Et puis, je ne suis même pas certains que la chasse représente une part si déterminante de leur production alimentaire.

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    1. J'aurais sans doute dû le dire dans le billet, mais s'il y a énigme, c'est aussi parce que les systèmes de circulation de biens parmi les chasseurs-cueilleurs ne sont pas la conséquence de processus de travail collectifs. Il existe certes des chasses collectives, où les produits sont répartis entre les participants : mais il n'y a là aucun mystère. Le problème, c'est que dans la plupart des sociétés sinon toutes, la chasse se fait individuellement ou en tout petits groupes, et qu'il existe des coutumes, diverses dans leur forme, mais qui aboutissent toutes à une sorte de "sécurité sociale", la compétence ou la chance des uns compensant la maladresse ou la malchance des autres.

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  2. Bonjour,
    Tu souligne que « Les chasseurs-cueilleurs mobiles donnent souvent l'impression d'une certaine aisance économique et en même temps, à peu près partout, endurent des périodes de pénurie sévères (…) et voient par moment leur population réduite par des crises alimentaires. ».
    Ceci est évidemment tout aussi vrai des chasseurs-cueilleurs sédentaires (du type de la Côte Nord-ouest) ou des agriculteurs dont les famines récurrentes décimaient les populations. Ce qui n’a pas empêché ces dernières de développer une division du travail importante avec un grand nombre d’improductifs.
    La différence entre tous ces cas, c’est la réponse à la pénurie, la manière de faire face aux famines. Les CC mobiles répartissent de manière collectives les aliments disponibles (mais n’hésitent pas à éliminer vieux et bébés quand cela est nécessaire), les CC sédentaires ou les États naissants, tous comme les États constitués répondent autrement à la famine, aucune classe dirigeante ne pouvant se permettre de voir tous ses producteurs disparaître ! Que ce soit l’Église, l’État inca ou chinois, l’État bolchévique ou l’État français, les paysans étaient au moins en partie sauvés par les capacités (étatiques ou privées) de transport des aliments.
    Dans tous les cas, donc, il y a, dans la société, une « sécurité sociale » qui permet parfois (mais pas toujours) à celle-ci de survivre. Qu’il s’agisse de redistribution communiste, de potlatch (pour certains auteurs, c’est une des fonctions du potlatch : The potlatch, then, was part of an adaptive cultural system which functioned to equalize food consumption among local groups »), de fête ou des réserves de l’Inca, la société essaie de survivre aux sautes d’humeur de la Nature. Elle le fait selon sa nature, qu’elle soit communiste… ou capitaliste.

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    1. Je suis bien d'accord avec ce que tu écris, mais je ne sais pas quelles conclusions tu en tires (ni si tu es d'accord avec moi). De ce que j'en comprends, tu dis qu'en fait, il n'y a pas de paradoxe, puisque toutes les sociétés, même celles qui reposent sur l'exploitation, mettent en place des systèmes de répartition ? Et donc, que de tels systèmes n'ont pas besoin d'être expliqués par une situation particulièrement difficile ?

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    2. Esprit d'escalier : je ne crois pas qu'on puisse s'en sortir comme ça. Parce si toutes les sociétés ont des mécanismes de "sécurité sociale", tous ces mécanismes ne sont pas poussés au point d'égaliser presque parfaitement l'accès aux biens matériels. Or, c'est ce qui se passe chez les chasseurs-cueilleurs sans richesse. Chez eux, il y a bel et bien une "transformation de la quantité en qualité", une tendance générale à pousser les mécanismes d'assurance si loin qu'ils éliminent même la possibilité d'inégalités matérielles palpables entre individus. Et c'est cette propriété qui peut paraître contradictoire avec le fait que la productivité y serait suffisante pour y rendre l'exploitation possible.

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    3. Le paradoxe repose sur deux propositions : 1. La productivité des chasseurs-cueilleurs mobiles égalitaires serait suffisante pour que l’exploitation soit possible ; 2. Ce qui caractérise ces chasseurs-cueilleurs sans richesses c’est une manière de faire face à la pénurie de façon strictement égalitaire.
      Il n’y a plus de paradoxe si la productivité des chasseurs-cueilleurs sans richesse est tout juste suffisante pour assurer la reproduction (simple) de la population. Si les mécanismes d’assurance « communistes » permettent la survie (« égalitaire ») de ces peuples, l’absence prolongée de pénurie pourra conduire à une reproduction élargie et à des inégalités si importantes que les mécanismes d’assurance communistes ne jouent plus et, dirais-je, ne joueront plus. C’est aussi une « transformation de la quantité en qualité ».
      Toutes les sociétés ont des mécanismes d’assurance, même celles qui reposent sur l’exploitation. En règle générale, ces mécanismes permettent la survie de ces sociétés, donc leur reproduction. Dans les sociétés égalitaires, la Mort frappe indistinctement. Dans les sociétés d’exploitation, elle frappera avant tout les exploités selon divers modes spécifiques à chaque société.
      Effectivement, je pense qu’aucun système ne peut être expliqué par une situation particulièrement difficile. Il y réagit selon sa nature.

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  3. Pour tester la validité de l'hypothèse selon laquelle il s'agit de s'astreindre au quotidien à des pratiques dont l'utilité ne serait attestée qu'à l'occasion d'une hypothétique crise à venir, il faudrait voir si on peut la transposer dans des sociétés dont les dynamiques sont différentes ...

    La pratique consistant à aller régulièrement à confesse dans la perspective du jugement dernier ne relève-t-elle pas d'un souci comparable dans des sociétés où la conception du Salut est individualisée ?

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    1. Il y a quand même une différence essentielle entre une précaution prise contre un hypothétique jugement post-mortem et celle qui permet de surmonter des crises non "hypothétiques" et "à venir", mais récurrentes et on ne peut plus réelles...

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    2. Je pense que dans l'esprit des croyants le jugement dernier est tout à fait "réel" : j'évoquais la confession, mais la liste est longue des obligations auxquels ils s'astreignent (alimentaires, vestimentaires, comportementales ...), j'ai du mal à concevoir une telle discipline, tout au long de sa vie, pour prévenir un risque dont la réalité serait douteuse.
      Mais en fait, là n'était pas l'essentiel de ce que je voulais dire, qui portait plutôt sur la conception du "salut" : collectif d'un côté, individuel de l'autre.
      Si le "salut" est envisagé du point de vue collectif, cela veut dire que "si nous ne nous sauvons pas les un-e-s les autres, personne ne sera sauvé" (il me semble d'ailleurs qu'il s'agit d'un enjeu tout à fait contemporain), dès lors, toute inégalité qui viendrait relativiser cet engagement personnel permanent au service de la survie du collectif (nous parlons de groupes somme toute assez restreints, avec une diversité génétique limitée, dont la survie peut être menacée par des incidents qui nous sembleraient mineurs et dont la récurrence ne fait effectivement aucun doute) doit être éradiquée sans la moindre faiblesse.

      En revanche, si le salut est envisagé sur le mode individuel, les inégalités de fortune (dans tous les sens du terme "fortune") donnent ici-bas des indices du sort qui attend chacun-e dans l'au-delà (voir à ce sujet Giacomo TODESCHINI, "RICHESSE FRANCISCAINE, de la pauvreté volontaire à la société de marché, Verdier poche 2008 pour la traduction ; Valentina TONEATTO, "LES BANQUIERS DU SEIGNEURS, évêques et moines face à la richesse IV°-début IX° siècle, P.U.Rennes 2012), et elles doivent donc, à l'inverse, être minutieusement cultivées et référencées afin de progresser toujours davantage dans la discrimination des "bonnes" et des "mauvaises" conduites personnelles et d'ainsi éclairer l'opinion publique (l'âme du collectif ?) sur ce qui est désirable.

      Comme quoi, "quand elles s'emparent des masses, les idées deviennent des forces matérielles", non ?

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