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Cent-une fois sur le métier...

Je ne sais pas si un jour, un esprit pervers ou désœuvré (sans doute devra-t-il posséder ces deux qualités à la fois) voudra s'intéresser à cet épisode anecdotique, mais je possède tous les documents nécessaires pour reconstituer le cheminement de la résolution (provisoire ?) d'une obscure question scientifique.

La classification générale de la violence organisée : rappel du problème

"Le procès" - en fait, une épreuve de pénalité
peinture de J. Clark, 1814.
Les fidèles lecteurs de ce blog – il paraît qu'il en existe quelques-uns – se souviennent peut-être qu'il y a cinq mois, j'y avais publié un fort joli schéma qui se proposait de classifier de manière simple l'ensemble des formes de la violence organisée en Australie aborigène. Dès ce moment là, mes interlocuteurs réguliers (qu'ils en soient remerciés !) avaient commencé à réagir, disant en substance que les grandes lignes de la classification semblaient pertinentes, même si ça et là, quelques aspects secondaires semblaient contestables.
Toujours est-il qu'au moment d'écrire le chapitre de ma future HDR (et surtout, du futur bouquin) sur le sujet, je me sentais assez confiant, et je me disais que nonobstant quelques menus réglages, tout cela allait passer aussi facilement qu'une lance barbelée au travers d'un abdomen ennemi.
Las. Plus je tentais de venir à bout des détails rebelles, plus l'affaire me résistait. J'étais confronté à deux problèmes, liés mais distincts :
  1. la définition des trois principes organisateurs. Depuis le début, on sentait bien que la symétrie / asymétrie était celui qui posait le moins de problèmes, mais que les deux autres grinçaient un peu.
  2. le recensement et le positionnement juste de tous les cas ethnographiques. En particulier, il semblait suspect de se retrouver avec beaucoup de situations intermédiaires, et l'on pouvait soupçonner que celles-ci étaient soit le fruit d'une mauvaise lecture, soit celui de la définition non optimale des trois fameux principes en question.
Je ne sais combien de tentatives j'ai pu faire, et d'allers-retours avec l'ami Bruno Boulestin (qui, sur ce genre d'exercice, me semble être aussi irrémédiablement atteint de pathologie maniaco-obsessionnelle que moi-même), ponctués d'interventions de celui qui rôde sur ce blog sous le pseudonyme sophistiqué de « Momo ». J'ai conservé pieusement cette étrange correspondance, qui ressemble à un très long épisode du Dr House, où se confronteraient des esprits certes moins brillants, mais toutefois plus aptes à des relations sociales normales (du moins peut-on l'espérer). J'avais l'impression d'être face à un Rubik's cube rétif, où chaque fois que je trouvais comment agencer une face, c'était pour découvrir l'instant d'après que la face opposée continuait d'exhiber des carrés de couleurs différentes – voire, que je venais d'y mélanger les couleurs là où l'instant d'avant, tout était bien rangé.

La solution (enfin !)

Toujours-est-il qu'après des semaines d'essais et de tâtonnements, de mails longs comme une sagaie de guerre, la lumière s'est enfin faite à l'occasion d'une conversation téléphonique mémorable, avec le sentiment des deux côtés que ça y est, enfin, les choses s'emboîtaient avec amour, et qu'on venait de mettre le doigt sur cette satanée solution.
Je ne donnerai pas ici tous les détails de celle-ci, et le commentaire des cas que j'ai été amené à classer (il faut bien garder un peu de suspense pour les futures publications). Mais en voici les grandes lignes :
  • la première dimension, comme je l'écrivais déjà il y a plusieurs mois, est la symétrie ou l'asymétrie de la procédure. Je n'y reviens pas.
  • j'avais alors caractérisé la deuxième dimension comme opposant le caractère individuel ou collectif. Problème : comment situer les cas fréquents où la procédure visait deux, trois ou quatre personnes ? Après avoir longtemps traité ces cas comme intermédiaires (ni tout à fait individuels, ni tout à fait collectifs), j'ai fini par réaliser qu'il y avait deux problèmes qui se superposaient, et qu'entre les deux, il fallait choisir. Soit le critère était le nombre d'individus (mais alors, il ne pouvait que très difficilement être considéré comme binaire). Soit ce qui importait n'était pas le nombre, mais le caractère collectif de la cible – correspondant, dans notre propre société, à la différence entre la mise en cause d'un ou plusieurs individus à titre personnel, ou d'une personne morale. J'ai donc fini par abandonner entièrement la question du nombre, pour ne retenir que ceci : les cibles de la procédures sont-elles choisies en tant qu'individus, ou pour leur seule appartenance à un groupe donné. Plutôt que son caractère individuel, mieux vaut donc parler du caractère personnel (versus collectif) de la procédure.
  • le dernier critère était celui dont le caractère approximatif avait le plus spontanément sauté aux yeux de mes interlocuteurs. Je sentais bien (et j'étais loin d'être le premier) qu'il y avait une opposition entre des procédures « sous contrôle », où on limitait les dégâts d'un commun accord, et des procédures où l'on allait jusqu'au bout, infligeant la mort (éventuellement, sur la plus large échelle possible). Tout le problème était de trouver la manière juste de l'exprimer. « Régulé » versus « non régulé » ? Mais dans certaines circonstances, on se mettait d'accord pour s'infliger un maximum de dégâts. « Léthal » versus « non léthal » ? Mais comment distinguer des situations où l'on allait tuer, disons, une ou deux personnes, de celles où on avait l'intention d'en massacrer le maximum ? Au bout du compte, la moins mauvaise solution a consisté à opter pour le terme un peu vague de « modération ». En fait, comme je tâcherai de le montrer, toute forme (ou presque) se décline dans deux versions : l'une dans laquelle on va jusqu'au bout, infligeant les dommages maxima, et l'autre où leur étendue est volontairement limitée (cette étendue des dommages variant selon la procédure concernée).
Avec tout cela, je pouvais classer tous les événements du répertoire ethnographique sans qu'il n'y ait presque plus aucun cas ambigu ou intermédiaire. Mieux : sur les huit configurations possibles, deux étaient vides, qui correspondaient à des positions strictement symétriques, et qui se laissaient très bien interpréter (jusqu'à l'épilogue... voir plus loin).

De la forme au fond

Quoi qu'il en soit, ces trois critères, forgés uniquement pour classifier les formes des diverses procédures, permettent d'en appréhender aussi le fond.
La symétrie / asymétrie est la différence entre un jugement et une sanction : les formes symétriques sont là pour déterminer à qui le droit donne raison (dans plusieurs cas, on prend même un soin particulier à ce qu'il n'en ressorte rien qui puisse s'apparenter à une sanction : ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, une fois le duel conclu, on inflige au vainqueur des blessures équivalentes à celles du vaincu !). Les formes asymétriques interviennent lorsque le coupable est identifié (avec ou sans son approbation selon les cas) et qu'il s'agit uniquement de lui administrer le châtiment approprié.
Le caractère personnel ou collectif de la procédure est lié à la question de la solidarité du groupe du ou des coupables – solidarité affichée, ou simplement présumée par ceux qui veulent se faire justice. En l'absence d'une telle solidarité, la procédure vise nommément les coupables présumés. Dans le cas contraire, c'est l'ensemble du groupe qui est visé, et n'importe lequel de ses membres (voire, tous à la fois) est susceptible d'être tenu pour responsable de la faute et d'encourir le châtiment.
La dernière variable, celle de la modération, m'amène à mettre le doigt sur un principe général de la justice aborigène qui a, me semble-t-il, trop peu été souligné. Tous les observateurs ont en effet insisté sur le fait que cette justice procédait du principe de la compensation, ou de l'équilibrage, selon la loi connue sous le nom de Talion : « œil pour œil, dent pour dent ». En particulier, elle ignore la possibilité d'établir une équivalence entre la compensation du crime commis et le versement de biens matériels (ne parlons même pas de la privation de liberté qu'organisent nos modernes prisons). Mais cela ne constitue que la moitié de la réalité. L'autre moitié, c'est précisément le principe que j'appelle « de modération », selon lequel lorsque prévalent des relations amicales entre les groupes concernés, la compensation a tendance à être amoindrie par rapport à la faute initiale. Typiquement, pour un meurtre, on se contentera éventuellement d'une épreuve de pénalité, qui se soldera le plus souvent par une simple blessure non mortelle. Ce n'est que lorsqu'il existe des relations d'inimitié, ou que l'attitude des deux groupes est intransigeante, que la loi du Talion sera appliquée avec rigueur – voire, dans certains cas extrêmes, que le principe de compensation produira son contraire, et que la justice sera au contraire une escalade menant à la guerre.
Il me semble qu'on tient là quelque chose qui fonctionne bien, et qui organise des faits épars en une logique d'ensemble - au passage, si on reprend le schéma que j'avais esquissé, les épisodes liés aux « guerres » sont tout naturellement localisés dans le quart qui concerne les procédures à la fois collectives et non modérées. Celles-ci se déclinent ensuite en deux variantes, selon que l'affrontement est symétrique (une bataille rangée) ou asymétrique (un raid, une embuscade).
Bref, j'ai l'impression que le chmilblick australien a un peu avancé, et il ne reste plus qu'à mettre tout cela en forme (avec moult exemples qui rendront l'exposé moins aride que dans ce billet) pour le publier dans différents formats (dont, si possible, un article dans une éminente revue académique)... avant de replonger la tête dans le guidon des chapitres suivants.

Post-scriptum : comme promis, l'épilogue en forme de noyau de cerise sur le gâteau... ou plutôt dans la chaussure. Je pensais que tout était bouclé, et que j'avais enfin mis un point final à ce chapitre à l'accouchement si difficile, lorsque je tombai, un peu par hasard, sur un des récits de Pilling à propos des Tiwi qui évoque sans guère d’ambiguïté une épreuve de pénalité collective. Or, l'épreuve de pénalité collective était précisément un des deux cas que je pensais inexistants, ce que j'expliquais par un raisonnement qui me paraissait tout à fait logique... Il m'a donc fallu réintégrer ce cas, et modifier en conséquence tous les passages concernés.

2 commentaires:

  1. « les formes asymétriques sont là pour déterminer à qui le droit donne raison » : il y a une coquille, non ?

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    1. Arf une lettre en trop, et plus rien n'a de sens. Ce sont évidemment les formes symétriques dont il s'agit... Je corrige, merci !

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