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Quelques généralités sur la spécialisation

À quels types de « spécialistes »
doit-on les peintures de Lascaux ?
Comme le sait la sagesse populaire, un généraliste est quelqu'un qui ne sait rien, mais sur tout, tandis qu'un spécialiste, lui, sait tout, mais sur rien. Mais il n'est pas inutile de tenter d'aller un peu au-delà de la boutade, dans la mesure où les problèmes liés à une éventuelle spécialisation des tâches reviennent de manière récurrente dans les discussions qui tentent de reconstituer les sociétés à partir de leurs traces archéologiques. Je pense, en particulier (mais  pas seulement) aux raisonnement menés par Emmanuel Guy à partir de la technicité des œuvres artistiques du Paléolithique récent et de l'inférence qu'elles étaient nécessairement réalisées par des spécialistes.
Je n'ai pas particulièrement réfléchi à ce problème de manière méthodique, et j'ai encore moins tenté de découvrir s'il avait été traité par d'autres. Comme souvent, ce billet ne doit donc pas être considéré pour davantage qu'il n'est, à savoir un premier jet et un défrichage.
Il me semble qu'avant de se demander dans quelle mesure la technicité d'une tâche peut faire conclure à sa nécessaire spécialisation (et réciproquement), il faut lever une ambiguïté... ou plusieurs. La « spécialisation » peut en effet désigner deux situations tout à fait différentes.
  • soit on se place du point de vue des tâches, et l'on s'interroge alors pour savoir si elles sont accomplies indifféremment par tout le monde, ou accomplies seulement par une fraction seulement de la population. Dans cette dernière hypothèse, il faut distinguer le cas où la situation résulte de règles de droit (qui interdisent certaines activités à certaines personnes, ou les réservent à d'autres), ou simplement de fait.
  • soit on se place du point de vue des individus, et on se demande si quelqu'un consacre l'essentiel, ou la totalité, de son activité socialement reconnue à une tâche (ou un ensemble cohérent de tâches que nous appelons « métier ») .
Or, ces deux spécialisations, si elles peuvent aller de pair, ne sont absolument pas synonymes. Prenons un cas bien connu en ethnologie, celui des chamanes des Inuits ou des peuples de Sibérie. Il s'agit clairement d'une spécialisation au premier sens du terme, mais nullement au second : seuls les chamanes peuvent accomplir certains rites, mais les chamanes ne vivent pas du chamanisme : ils sont par ailleurs chasseurs, pêcheurs ou cultivateurs, comme tout le monde.
La possibilité inverse est sans doute inconnue dans les sociétés primitives, mais elle est très fréquente dans la nôtre : de très nombreuses tâches sont accomplies pour partie par des professionnels qui en vivent, et pour partie par tout un chacun : qu'on pense à la cuisine, au ménage ou au jardinage.
Il faut donc absolument savoir de quoi l'on parle lorsqu'on traite de « spécialisation » sous peine de tomber dans de complets contresens. Faute d'idées – et sans doute un peu flemmard sur ce coup –, je propose provisoirement  de parler de spécialisation I et de spécialisation II, la spécialisation I pouvant être dite « Ia » si elle procède d'une règle de droit, « Ib » si elle est simplement de fait (on pourrait peut-être proposer de parler d' « experts » pour le sens I, et réserver le terme de « spécialistes » pour le sens II, mais je ne suis pas certain que les choses seraient pour autant beaucoup plus claires).
Une première question porte sur l'éventuelle séquence évolutive qui relierait ces différentes formes. Il semble assez évident que la spécialisation II est apparue assez tardivement dans l'évolution sociale : on a coutume, je crois, de la situer à l'apparition de la métallurgie - mais la métallurgie est aussi, dès l'origine, une spécialisation de type I, l'activité étant souvent réservée à une caste. Toujours est-il qu'il existe au moins un exemple évident - en plus des shamanes - de spécialisation de type I qui a précédé la spécialisation de type II : il s'agit de la division sexuelle du travail, sur laquelle j'ai déjà eu l'occasion de noircir bien des pages. La conclusion, qui me paraît inattaquable,  est que la spécialisation de type I est apparue bien avant la spécialisation de type II.
La seconde question est sans doute beaucoup plus difficile. Elle consiste à cerner les rapport entre exigence technique et spécialisations. Un problème récurrent de l'archéologie consiste en effet à savoir que conclure de la technicité de certaines opérations - aussi anciennes, par exemple, que la taille experte de la pierre. J'insiste sur le fait que je connais très mal la littérature sur le sujet, et que je dis peut-être de grosses bêtises ; mais mon sentiment est qu'on se contente généralement d'impressions un peu vagues, en se disant que plus la technicité d'un geste est complexe, plus on a de chances d'être face à une spécialisation, sans bien préciser laquelle.
Il est incontestable qu'un certain niveau de virtuosité, ou de compétence, traduit nécessairement une spécialisation qui relève à la fois des deux types. Qu'on pense simplement au sport ou à la musique : il est clair que les amateurs, si talentueux soient-ils ne peuvent rivaliser face à des professionnels. Ce qui revient à dire que, dans des conditions données, l'expertise la plus accomplie n'est compatible qu'avec la spécialisation de type II. Réciproquement, il y a tout lieu de penser qu'à ce niveau, on sera également face à une spécialisation de type Ib, puisque même à supposer qu'ils y consacrent des efforts considérables, tous les individus ne seront pas capables d'atteindre ce niveau de compétences. En un mot, Michel-Ange ne peut être qu'un professionnel, et tout le monde ne peut pas devenir Michel-Ange. D'un autre côté, je me demande jusqu'à quel point on n'a pas naturellement tendance à s'exagérer cette nécessité du professionnalisme (la spécialisation II). Dans tous les domaines, il existe d'excellents amateurs - pour changer un peu de l'art, qu'on pense à la mécanique ou à l'informatique, qui sont en revanche des gens doués. Autrement dit, à moins de parler de savoirs extrêmement pointus, il me semble que les spécialisations Ib « spontanées » suffisent à expliquer bien des expertises. Il faudrait que je relise quelques travaux célèbres, comme ceux des Pétrequin sur la taille de la pierre en Nouvelle-Guinée, mais il me semble que dans bien des communautés primitives, de chasseurs-cueilleurs ou de cultivateurs, il existe des individus considérés comme particulièrement qualifiés pour telle ou telle tâche et donc, de fait, une certaine spécialisation de type I. Quand on a affaire à une pierre rétive, ou qu'on veut une jolie sculpture, qu'on a besoin d'une herbe médicinale particulière, etc., c'est à eux qu'on s'adresse - on pourrait aussi inclure dans cette liste l'expertise religieuse, qui existe en Australie aborigène sans clergé professionnel. Mais cette forme de spécialisation ne débouche pas sur une réelle division du travail.
La « feuille de laurier » solutréenne,
une autre réalisation experte 
On peut aussi prendre le problème sous un autre angle, et se demander dans quelle mesure les spécialisations de type I se rapportent à la nécessité de l'expertise. L'exemple le plus intrigant qui me vient à l'esprit est celui la division sexuelle du travail, qui est une spécialisation Ia (de droit). Dans mon communisme primitif, je défendais l'idée que, si absurde et irrationnelle cette division puisse être sous certains aspects, elle avait sans doute néanmoins permis une première spécialisation de type II et, par là, un accroissement générale de l'expertise et de la productivité. Mais il est évident que cet élément ne représente qu'une partie de la réalité, et que sous bien d'autres aspects, la division sexuelle du travail ne répondait à aucune nécessité de ce genre (ou, pour le dire autrement, n'a produit aucun bénéfice de ce genre). Dans un tout autre ordre d'idées, le fait que les habitants des villes, même occupant des emplois non qualifiés, aient peu à peu cessé d'entretenir un jardin pour se nourrir, ne doit manifestement rien à des questions d'expertise, et tout à des contraintes pratiques. En fait, et sans que j'arrive à formuler clairement les choses pour le moment, je me demande si, dans ce domaine comme dans celui du surplus, le raisonnement sur la productivité sociale ne devrait pas distinguer deux niveaux : celui de l'individu et celui de la collectivité (pour mémoire, je défends l'idée que l'agriculture n'a pas particulièrement augmenté, en soi, la productivité du travailleur, mais qu'en augmentant la densité de la population, elle a pu favoriser les possibilités de contraindre et d'extorquer le travail). De même, on peut peut-être suggérer que la division du travail permet une augmentation de la productivité sociale indépendamment du fait qu'elle corresponde ou non à une augmentation de l'expertise des travailleurs. Il y a d'ailleurs là-dessus des pages de Marx qu'il faudrait que je relise, sur le fait que le machinisme et la grande industrie avaient entraîné à la fois une augmentation de la productivité générale et la déqualification du travail.
Bref, on voit que tout cela m'entraîne loin de mon point de départ, mais je ne pense pas qu'un raisonnement sur les implications sociales de la technicité de la taille de la pierre ou des œuvres artistiques au Paléolithique puisse faire l'économie d'une réflexion soigneuse sur ce point.
À suivre donc...

7 commentaires:

  1. Tu dis que « Il est incontestable qu'un certain niveau de virtuosité, ou de compétence, traduit nécessairement une spécialisation qui relève à la fois des deux types ». Et je pense que c’est incontestablement faux. Tu prends l’exemple du sport, mais il y a des contre-exemples évidents, genre le rugby qui n’était pas professionnel jusqu’à une date récente (le rugby féminin ne l’étant toujours pas). En outre, même si tu tempères ensuite, quand tu dis que « il est clair que les amateurs, si talentueux soient-ils ne peuvent rivaliser face à des professionnels » ou « l'expertise la plus accomplie n'est compatible qu'avec la spécialisation de type II », c’est tout aussi faux : je ne t’apprends rien en disant qu’il y a dans tous les domaines certains amateurs qui sont plus virtuoses ou compétents que certains professionnels.

    En réalité, les spécialisations de type I existent depuis la nuit des temps (il y a de grands chasseurs, de grands guerriers, de grands chamans, de grands artistes, etc.). Mais elles ne peuvent se transformer en spécialisations de type II que si la structure de la société autorise la spécialisation du travail, soit de façon générale (en permettant que tout ou partie de ses membres puissent vivre d’un métier) soit de façon particulière pour certaines activités (rugby), mais de toute façon à la condition précédente. Et ça ne signifie de toute façon pas que les spécialistes de type II seront systématiquement plus doués dans leur activité que des amateurs.

    Finalement, type I et type II sont des choses assez différentes et qui ne se recoupent que partiellement. D’un côté on parle de la compétence (de droit ou de fait), voire du talent (toujours de fait), de l’autre de la possibilité de vivre de sa spécialité (ce qui implique souvent un minimum de compétences, mais pas toujours, et pas nécessairement du talent). On ne se situe pas sur un même plan. Quelqu’un de doué dans une activité pourra en faire son métier si la spécialisation du travail au sens II existe dans la société, ne le pourra pas si elle n’existe pas. A contrario, quelqu’un peut vivre de son travail dans la société qui le permet même s’il n’a aucun talent (et ce ne sont pas les métiers qui manquent qui ne demandent ni talent ni même formation particulière).

    Au bilan, il est évident qu’une réalisation experte, technique ou artistique, demande du savoir-faire ou du talent, mais n’implique absolument pas qu’il s’agit d’un métier. Et c’est comme ça que ça se passe partout où la spécialisation du travail n’existe pas. Et il y a toutes les chances qu’il en allait ainsi au Paléo. Cela ne répond pas directement à la question hiérarchisation ou non, mais sur cet aspect-là en particulier on ne voit pas trop en quoi elle serait nécessaire…

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  2. Jean-Loic Le Quellec17 avril, 2019 14:53

    Bonjour !

    Il me semble qu’on a un problème avec la définition du niveau de complexité à partir duquel il faudrait faire l’hypothèse d’une spécialisation de type II (pouvant — ou non — impliquer le type I). La question se pose pour diverses traditions rupestres qui nous semblent voir été le fait de «spécalistes»… mais au fond, comment en décider ? Comment définir ce «certain niveau de virtuosité ou de compétence» qui conduit à l’hypothèse de la spécialisation? C’est à mes yeux le même problème qu’ont à affronter les comparatistes, soit en art, soit en mythologie, quand ils se basent sur le fait que des comparanda sont trop complexes pour s’expliquer par le seul hasard. En soi, l’argument est recevable, mais comment définir ce niveau de complexité ? Comment dépasser le stade du «j’ai l’impression que c’est trop complexe pour…» selon les cas: «être l’œuvre de non-spécialistes», ou «relever du hasard»?

    Cordialement,

    JLLQ

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  3. Merci Christophe pour ces pertinentes remarques qui, j'en suis sûr, ne manqueront pas de contribuer à animer nos discussions collectives à venir. Sans entrer ici dans le détail, je serais tenté spontanément de dire que si les figurations pariétales les plus spectaculaires n'étaient pas l'œuvre de spécialistes mais de simples amateurs doués comme il en existe effectivement (autrement dit les Ib si je t'ai bien lu), il me semble que l'on devrait, à société comparable, retrouver des Chauvet un peu partout ailleurs dans le monde. Or, ce n'est pas le cas, c'est même tout le contraire. A+

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  4. Passionnant sujet ! La dessus la musique, dans son présent et son histoire récente, peut faire saisir que nos a priori sur ce qui nous paraît possible que par une spécialisation sont souvent peu fiables... Je m'explique : Nos générations de musiciens ont tendance à l'hyper-spécialisation : un instrument plutôt qu'on autre, musique écrite ou orale, pratique instrumentale ou composition... Ce qui fait que les pratiques du 18ème siècle, par exemple, nous paraissent difficilement concevables. A l'époque, un musicien "bien comme il faut" composait et jouait des claviers (du coup clavecin, pianoforte et orgue) ET du violon (et du coup aussi de l'alto). Un siècle avant en plus de tout ça, il fallait enseigner le latin et le catéchisme et superviser l'entretient des orgues. Pourtant l'époque est toute proche, on en joue toujours la musique, en concevant très difficilement qu'il soit possible de la composer le lundi, de tenir le violon principal le dimanche, en y improvisant la cadence...Aujourd'hui, un employeur du milieu musical ferait peu confiance au CV d'un musicien compositeur qui est aussi violoniste, altiste, pianiste et organiste, improvise, enseigne l'anglais et répare les orgues..

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    1. Et selon toi, cette (hyper) spécialisation a-t-elle permis d'atteindre des niveaux de virtuosité inconnus jusque là, ou pas particulièrement ?

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    2. C'est très difficile à savoir ! Ce qui est sur, c'est que certains morceaux solo du 17ème font toujours partit des partitions les plus virtuoses imaginées à ce jour...

      C'est donc qu'il était possible d'imaginer un niveau de difficulté maximum que la spécialisation n'a pas fait évolué très significativement. Par contre, le niveau nécessaire pour les parties d'ensemble sont vraiment beaucoup moins difficiles au 17ème et 18ème qu'au 19ème et 20ème.

      Donc, peut être qu'on peut y voir : la spécialisation à peut être fait grimper surtout le niveau collectif...

      Aujourd'hui, le nombre de musiciens capable de jouer extrêmement bien des musiques de difficultés très différente est vraiment exceptionnel.

      Exemples :

      Un morceau de violon solo du 17 ème, qui pose toujours de grandes difficultés aux violonistes d'aujourd'huit...

      https://youtu.be/b_QyNQs6nIo?t=18

      Un morceau d'ensemble du 17ème : ici les parties d'ensemble sont homorythmiques, simples et répétitives (ce qui n'empêche pas l'air d'être un chef d'oeuvre...)

      https://youtu.be/-H--Z9UzQYE

      Ici un morceau d'orchestre du 20ème siècle : TOUTES les parties sont extrêmement difficiles :

      https://youtu.be/b_QyNQs6nIo?t=17

      On a peut être aussi augmenté la productivité du travail...Il parait qu'en 1902, il parait qu'il a fallut 40 répétitions pour décider finalement de ne pas jouer (!) la Nuit transfigurée de Schoenberg, considérée comme "injouable" (mais pas pour des questions de virtuosité instrumentale, plus des difficultés d'ensemble.. Aujourd'hui, ça ne pose de problème à personne. Et, pour un compositeur, on a jamais, ou très rarement plus de 3 ou 4 répétitions avec un ensemble spécialisé pour monter une oeuvre !

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    3. Merci pour tout ça. Que dirais-tu de cette hypothèse : dans un contexte de non-spécialisation, certains parviennent à de très hauts niveaux de virtuosité. Mais cet accomplissement est l'apanage d'individus exceptionnellement doués. La spécialisation ne permet pas forcément d'augmenter ce niveau de virtuosité, mais elle permet d'en étendre la base, et de permettre à davantage de gens de l'atteindre (en compensant en quelque sorte par le travail ce qui leur manque sur le talent inné – relativement aux meilleurs, bien sûr). Cela me semble cohérent avec ce que tu dis, mais en l'écrivant, je réalise que l'image que donne le sport, avec des performances toujours accrues par la professionnalisation, ne plaide pas vraiment en ce sens...

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