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« Que sait-on de l'origine des inégalités de richesse ? » : la vidéo en ligne

On peut visionner la conférence que j'ai donnée en ligne pour l'Université Populaire de Philosophie le 1er mai dernier, suivie des réponses aux (nombreuses) questions qui m'ont été posées par les internautes qui la suivaient en direct. Le tout malgré les efforts acharnés d'une boule de poils qui avait décidé d'attaquer son reflet dans la glace afin de me faire perdre le fil.
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32 commentaires:

  1. Bonjour monsieur,

    Je vous remercie d'avoir publié cette vidéo. C'est très agréable de pouvoir écouter plutôt que lire après une journée de travail passée derrière un pc.

    En vous écoutant je me suis demandé pourquoi ne pas penser que les sociétés sans inégalités de richesses le sont resté parce que les individus qui les composent voulaient qu'il en soit ainsi ?

    De manière plus large, pourquoi ne pas penser qu'ils aient refusé consciemment les pratiques, les techniques, l’organisation sociale qui conduiraient à la séparation entre ceux qui ordonnent et ceux qui exécutent, entre ceux dont le travail est aliéné et ceux qui exploitent une partie du travail des autres ? Pourquoi ne pas penser qu'ils aient refusé consciemment que certains d'entre eux s'approprient quoi que ce soit qui pourrait leur donner un pouvoir sur les autres ? Pourquoi ne pas penser qu'ils aient refusé consciemment que leur société fasse de certains de leurs semblables des proies et d'autres des prédateurs ?

    C'était si j'ai bien compris la thèse de P. Clastre. Mais c'est une thèse plus idéaliste que matérialiste. Qu'en pensez-vous ?

    Cordialement

    Poromb

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    1. Bonjour

      En fait, vous avez vous-même donné la clé de la réponse : c'est en effet une explication idéaliste. Et comme toutes les explications idéalistes, le problème n'est pas tant qu'elle soit fausse : c'est surtout qu'elle n'explique pas grand-chose.

      Oui, dans toutes les sociétés marquées par l'égalitarisme matériel, les conceptions, la morale, les mentalités des gens tendent à justifier l’état de fait existant. Les individus trouvent normal de partager leurs possessions, considèrent l'égoïsme matériel comme un vice, voire le tiennent en horreur – j'en ai moi-même donné quelques exemples que je pense très parlants dans l'exposé. Et il est évident que ces mentalités contribuent à la perpétuation des coutumes et des institutions qui rendent cet égalitarisme effectif.

      Mais une fois que l’on a dit cela, il reste une question embêtante : toutes les sociétés humaines sont manifestement parties d'une situation d'égalitarisme matériel. Or, si certaines (assez rares) ont perpétué cet égalitarisme jusqu'à l'époque contemporaine, d'autres ont basculé vers l'inégalité (pour la plupart, il y a des millénaires). Pourquoi cette divergence de trajectoires ? Si l'on dit : « Certaines sociétés ont choisi de rester égalitaires, et d'autres non », ce qui est en quelque sorte l'explication à laquelle vous faites allusion, on n'explique en réalité rien du tout : comment et pourquoi certaines sociétés « choisissent » une option, et pourquoi les autres en « choisissent » une autre ? Et comment, dans une société à morale et à pratiques égalitaires, l'éthique peut-elle se renverser au point qu'on en vient à promouvoir l'inégalité ? Parce qu’un beau jour, les gens ont subitement envie de brûler ce qu’ils ont adoré, et décident de renoncer à leur égalitarisme ancestral ?

      À toutes ces questions, l'explication par les mentalités ne donne donc à mon sens que des réponses qui n’en ont que le nom, et qui appellent immédiatement une autre question. C’est pourquoi la seule manière d'avancer réellement, c'est de comprendre que les sociétés ne « choisissent » en réalité pas grand-chose, pour diverses raisons : parce que leurs choix sont contraints, et parce que fondamentalement, les mentalités reflètent bien davantage la réalité qu'elles ne la façonnent. La réalité des rapports sociaux (et c’est encore plus clair dans les périodes où ils se modifient) se construit en grande partie sans que les gens en aient conscience, par la pression de facteurs environnementaux, et par la manière dont y réagit l’organisation économique (à ce sujet, jetez un œil sur la longue critique que j'ai récemment écrite du live Homo domesticus : je termine sur des rappels sur le rôle du déterminisme dans l'évolution sociale, avec une lettre d'Engels qui formule tout cela d'une manière limpide).

      En espérant que cette réponse vous ait éclairé, bien cordialement

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  2. Bonjour,

    J’ai regardé avec beaucoup d’intérêt cette conférence coanimée avec votre chat (en ce moment Chomsky donne ses interviews accompagné d’un chœur composé d’un chien et d’un perroquet). Au début, pour synthétiser la définition de « votre matérialisme », vous dites (à 8:50 dans la version YouTube de la vidéo) :

    « C’est la manière dont les hommes vivent qui dicte au bout du compte la manière dont les hommes pensent. »

    Pourriez-vous préciser ce que vous incluez ici dans « la manière dont les hommes vivent » et respectivement dans « la manière dont les hommes pensent » ? Car deux objections de nature différente me sont venues en entendant cette assertion (elles ne seront peut-être plus pertinentes en fonction de votre réponse) :

    1. Objection biologique : la manière dont les hommes pensent n’est pas indépendante du type de cerveau qu’ils utilisent. Or, les différentes « manières de vivre » n’ont pas le pouvoir de (re)modeler entièrement le fonctionnement du cerveau et de la cognition (il semblerait qu’il en soit de même pour les intuitions morales). L’environnement socio-culturel auquel il est soumis n’est pas tout-puissant sur l’activité biochimique du cerveau, et donc sur la pensée (cf. les nombreux biais cognitifs communs à l’espèce humaine). De plus, il s’exerce aussi une certaine variabilité individuelle, des différences innées dans le « câblage » cérébrale générant des différences dans la production psycho-cognitive. En fait, j’ai l’impression que vous choisissez d’exclure certains des enseignements de la psychologie évolutionnaire et des sciences cognitives, et j’aimerais comprendre pourquoi.

    2. Objection logique : si on inclut, comme on le devrait il me semble, les règles de la logique dans « la manière dont les hommes pensent » – au moins comme instance régulatrice plus ou moins grossière –, il paraît étrange de dire que celles-ci sont sous la dépendance de « la manière dont les hommes vivent ». Les « lois de l’esprit », pour reprendre l’expression de Julien Benda, s’imposent à nous, quelles que soient la société dans laquelle on vit et notre position socio-économique dans celle-ci. Nous ne les respectons pas tous et tout le temps parfaitement, loin de là, elles ne sont pas valorisées et explicitées partout de la même façon, mais elles exercent bon an mal an leur pouvoir normatif. Dans une société esclavagiste ou dans une société sans classes (un objectif que j’estime désirable), on a toujours la même logique, le principe du tiers exclu s’applique uniformément quel que soit le degré d’inégalité. Bref, aucune « manière de vivre » n’est en mesure d’abolir la pression logique et rationnelle qui s’exerce – dans l’absolu – sur les « manières de penser ».

    Un même cerveau exposé à des sociétés et à des positions sociales différentes ne produira certes pas les mêmes pensées, mais il y aura une base invariante (certes difficile à délimiter). L’acquis ne modèle pas l’inné à l’envi. Et les lois de l’esprit sont toujours dans les parages, qu’il y ait ou non des logiciens pour les exprimer.

    Je m’arrête là, j’espère avoir été suffisamment clair.

    J’en profite pour vous remercier de l’attitude ouverte et sympathique que vous cultivez à l’égard du débat. C’est suffisamment rare pour être salué.

    Bien cordialement,

    Laurent Dauré

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    1. Bonjour

      Vous avez été parfaitement clair, et je vais en retour essayer de l'être tout autant que vous ! Et pour commencer, une mise au point essentielle : l'intrusion féline n'était absolument pas au programme. Il fallait que cela soit dit.

      Juste afin de situer les choses, je n'ai absolument aucune prétention à avoir innové en quoi que ce soit sur les questions que vous soulevez. Je m’efforce simplement de m'inscrire dans la tradition inaugurée par Marx et connue sous le nom de matérialisme historique. Et la phrase que j'ai prononcée, et que vous avez relevée, n'est qu'une simple reformulation de la thèse exprimée il y a maintenant près de deux siècles, selon laquelle :

      « La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. »

      En ce qui concerne vos objections, je crois qu'elles proviennent avant tout d'un malentendu sur ce que j'appelais la « manière dont les hommes pensent ». Par là, je ne désignais absolument pas le câblage profond du cerveau humain, ses aptitudes à la logique ou ses biais cognitifs, mais ses idées sur le monde et la société, ses mentalités, bref, ce qu'on appelle souvent sa culture. Pour prendre une métaphore informatique, je ne parlais pas de la couche logicielle de bas niveau qu'on implante dans les ordinateurs, mais des différentes applications auxquelles l'utilisateur a directement affaire (et qui, osons une mauvaise astuce, sont elles aussi reliées à un système d'exploitation).

      Là où cette métaphore fonctionne bien, c'est que dans les ordinateurs comme dans les êtres humains, la couche profonde détermine en réalité très peu la couche supérieure. Sur la base d’une couche profonde dont la caractéristique essentielle est de permettre la plus grande polyvalence, ce sont d'autres niveaux de détermination qui entrent en ligne de compte pour construire le « logiciel » des mentalités d'une époque.

      Pour prendre un exemple simple : vous mentionnez l'esclavage, qui pendant des millénaires a été une institution aussi banale dans le monde que moralement acceptable. Pourquoi l'esclavage a-t-il peu a peu décliné ? Pourquoi a-t-il suscité des oppositions politiques et morales, au point d'être aujourd'hui à peu près universellement aboli (avec certes quelques endroits où l'abolition demeure assez hypocrite) ? L'idéaliste cherchera la réponse du côté d'un progrès général de l'idée de liberté, ou des droits humains, dont il aura bien du mal à expliquer pourquoi il a eu lieu à l'époque moderne et pas avant ni après. Le matérialiste tentera de montrer que l'esclavage correspondait à un certain niveau du développement économique, et que c'est la poursuite de ce développement économique qui l'a rendu caduc (et a entraîné, in fine, sa disqualification morale).

      Quant à la psychologie évolutionniste, je n'ai jamais eu le courage de l'étudier de près. Mais j'ai tout de même la nette impression qu'elle met bien trop aisément des traits sociaux sur le compte d'un héritage biologique supposé, et que cette méthode souffre d'un biais... congénital.

      Bien cordialement aussi !

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    2. "Quant à la psychologie évolutionniste, je n'ai jamais eu le courage de l'étudier de près. Mais j'ai tout de même la nette impression qu'elle met bien trop aisément des traits sociaux sur le compte d'un héritage biologique supposé, et que cette méthode souffre d'un biais... congénital." Un problème assez général chez les marxistes. Comment savoir si le "déterminisme génétique" n'a pas d'importance (à la fois pour l'espèce humaine et les individus) si on n'étudie pas la question?

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    3. L'étudier, mais comment ? En postulant que tout trait culturel fréquent, ou majoritaire, dérive nécessairement d'un fondement génétique dont on ne peut au demeurant vérifier l'existence par aucune autre voie ? Désolé, mais je ne marche pas.

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    4. À moins de croire au dualisme corps / esprit, il me semble qu'on peut partir d'un postulat de base : tout trait culturel a forcément, en dernière instance, un substrat biologique (et donc, en partie, génétique, puisque notre constitution biologique est gouvernée par le code génétique). Cependant, la relation entre ce substrat et le trait culturel peut être directe ou au contraire très indirecte (en faisant intervenir des mécanismes non-triviaux)... L'évo-psy postule que cette relation est directe dans un certain nombre de cas, et c'est ce qui doit être vérifié (comment ?).

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    5. Bien sûr que les trait culturels s'appuient sur le substrat matériel que sont des cerveaux et des corps façonnés par l'évolution biologique. Le problème, comme le dit Antoine, réside dans les rapports entre les deux, et dans l'administration de la preuve. J'irais même plus loin : je ne vois pas de raison particulière de supposer qu'un trait culturel doive être a priori attribué à un « câblage » biologique particulier, fût-il indirect. Parce qu'entre ce que notre biologie réclame sur tel ou tel point et ce que notre culture fait, les relations ne sont pas nécessairement de cause à effet. Il n'est pas difficile d'imaginer que notre psychologie se distingue précisément par sa plasticité, et par son aptitude à concevoir et à intégrer des centaines de comportements très différents (voire opposés). J'irai même jusqu'à dire que certains traits sociaux peuvent très bien prendre à rebours notre héritage psychologique, parce que justement, ils ont constitué des adaptations sociales performantes.

      Au passage, ayant passé pas mal de temps sur le sujet, j'ai récemment lu diverses choses sur la guerre écrites dans la perspective évo-psy. Et très franchement, à part quelques truismes, je n'ai pas bien vu à quels résultats aboutissait cette méthode de raisonnement.

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    6. @Christophe Darmangeat

      Merci pour ces précisions. Certaines personnes se réclamant du matérialisme historique, mais plus encore du socio-constructivisme, défendent la thèse de la « table rase » (l’inné biologique est une page blanche sur laquelle l’acquis social écrit en toute liberté), d’autres vont jusqu’à nier l’objectivité de la logique, voyant dans celle-ci un « récit » (éventuellement oppressif). Je n’imaginais pas que cela pouvait être votre cas mais ça m’intéressait de savoir où se trouvait votre position sur le continuum.

      La citation de Marx et Engels que vous reproduisez pose plusieurs problèmes. Compte tenu du progrès des connaissances en biologie néo-darwinienne, je ne pense pas que l’on puisse maintenir aujourd’hui une telle toute-puissance de « l’activité matérielle et [du] commerce matériel des hommes » sur la production psycho-cognitive des individus. Cette conception ultra-déterministe (bien plus que celle de la psychologie évolutionnaire) peine par ailleurs à expliquer les variations individuelles. Je vous recommande par exemple la lecture de « Behave: The Biology of Humans at Our Best and Worst » de Robert Sapolsky (2017).

      La psychologie évolutionnaire, dans ses formes nuancées et prudentes, ne met pas directement des traits sociaux sur le compte d’un héritage biologique. Elle parle de caractéristiques biologiques issues de l’évolution qui prédisposent à développer certains traits cognitifs, psychologiques et moraux en fonction du « paramétrage » exercé par les stimuli environnementaux. Les traits sociaux, comme la culture, émergent de cette dynamique mais ne sont pas à proprement parler déterminés génétiquement.

      Voyez sur le site Homo Fabulus cette réponse à six idées reçues sur la psychologie évolutionnaire :

      http://homofabulus.com/six-idees-recues-sur-la-psychologie-evolutionnaire/

      S’agissant de l’esclavage, peut-on dire qu’il apparaissait moralement acceptable aux esclaves eux-mêmes (je ne sais pas si c’est ce que vous dites) ? La domination peut certes être fortement intériorisée et normalisée, surtout quand cela semble être le seul horizon, mais pouvons-nous affirmer que lorsque celle-ci se manifestait de façon explicite, notamment par la violence et l’humiliation, ceux qui la subissaient ne ressentaient pas un sentiment d’injustice (c’est-à-dire une forme de disqualification morale) ? Une réaction que n’importe qui aurait eue s’il s’était retrouvé dans la même situation.

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    7. Bonjour

      Je crois que plus on se parle, moins on se comprend, et que l'échange ressemble beaucoup à un dialogue de sourds. J'étudie des faits sociaux : des institutions, des coutumes, des lois – des comportements, aussi ; et la citation de Marx que je donne porte sur l'explication de ces faits sociaux. Vous répondez entièrement sur « la production psycho-cognitive de l'humanité ». Et plus nous discutons, plus vous me renforcez dans l'idée que les gens convaincus de l'intérêt de la psychologie évolutionniste considèrent finalement les faits sociaux comme secondaires, comme des formes qui ont changé tout au plus des détails par rapport à un fonds commun qui serait déterminant – je maintiens ici le parallèle avec les raisonnement des économistes néo-classiques, qui ne sont pas friands de théories comportementalistes par hasard. Quant à l'argument selon lequel le matérialisme historique peinerait à expliquer les variations individuelles, il est aussi peu pertinent que celui qui récuserait les lois de la thermo-dynamique au nom du fait qu'elle n'expliquent pas le mouvement particulier de chaque molécule. Ce n'est simplement pas leur objet !

      Sur les « idées reçues » concernant la psychologie évolutionnaire, ces arguments sont certes intéressants, mais je n'ai pas eu du tout le sentiment qu'ils répondaient à ce que je disais...

      Enfin, pour terminer par le début (et par un peu d'œcuménisme ?), ma position vis-à-vis de la science et de la raison est qu'on ne peut être marxiste sans être rationaliste (l'inverse n'étant évidemment pas vrai) – j'ai d'ailleurs écrit quelques petits textes sur ce sujet, sur ce blog ou dans le recueil des éditions Matériologiques par exemple. Quant à la métaphore de la table rase, elle me gêne un peu. Encore une fois, bien sûr que notre cerveau et ses capacités sont le produit de l'évolution biologique, et bien sûr que ce cerveau possède des aptitudes et une manière de fonctionner déterminées. La table n'est pas rase. La bonne question, à mon sens, est : dans quelle mesure ce qu'il y a sur la table (ou ce que nous pouvons en savoir) détermine-t-il ce qu'il y aura au menu du restaurant. Et si nous partons du principe que la plus grande faculté du cerveau humain, c'est d'être plastique, la seule réponse valable (pour peu qu'on s'intéresse aux faits sociaux et qu'on ne néglige pas leur immense diversité) est : dans une très faible mesure.

      On s'en tient là ?

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    8. Bonjour,

      Pour ma part je n’ai pas l’impression d’être dans un dialogue de sourds car je pense comprendre votre position, du moins les raisonnements qui concourent à la produire, et j’ai déjà eu par le passé le même type de débat. Nous sommes en désaccord sur la question de la nature humaine, voilà tout. Vous adhérez, si ce n’est à la thèse de la table rase, à celle de l’hégémonie écrasante de l’acquis sur l’inné ; c’était aussi mon cas avant que je ne m’intéresse à la biologie néo-darwinienne et à la psychologie évolutionnaire.

      La plupart des faits sociaux que vous étudiez se sont certes considérablement complexifiés et autonomisés par rapport aux caractéristiques innées à partir desquelles ils ont émergé, mais le substrat biologique n’en est pas moins toujours là. Pour utiliser un bon exemple, la morale a assurément une forte composante environnementale (éducative, sociale, culturelle...), mais pour chaque individu cet apport est élaboré à partir de structures morales innées, la force de ces structures se maintenant sous les développements sophistiquées produits par l’acquis.

      Dans cette intervention, Chomsky explique très bien pourquoi le relativisme moral est incohérent :

      https://www.youtube.com/watch?v=i63_kAw3WmE

      De même que notre cerveau possède la capacité innée de développer un langage, il a également celle de développer des comportements moraux. Alors, oui, bien sûr, l’exposition à un environnement singulier et à une expérience singulière crée une certaine variété, mais le spectre est limité par les structures innées.

      Je vous recommande chaudement cette vidéo de la chaîne Homo Fabulus intitulée « Sommes-nous pré-câblés pour être moraux ? » :

      https://www.youtube.com/watch?v=XIh4CVtfhsA

      Je ne considère pas du tout les faits sociaux comme secondaires et ne nie pas le rôle déterminant des rapports de production, des structures sociales et des différentes formes d’inculcation. Nous divergeons simplement quant à la façon dont les différents déterminismes s’articulent et à leur poids respectif.

      S’agissant des lois de la thermodynamique, je pense que vous conviendrez qu’elles sont mieux vérifiées que celles du matérialisme historique...

      Je rejette évidemment « le parallèle avec les raisonnement des économistes néo-classiques ». Je ne vois pas en quoi l’innéisme dont il est question invaliderait en quoi que ce soit la poursuite d’idéaux politiques comme l’égalité de condition ou l’abolition du capitalisme. Les connaissances produites par la psychologie évolutionnaire ne plaident pas en faveur du statu quo, elles ne plaident pas non plus pour son renversement. Entre le libéral Pinker et l’anarchiste Chomsky, il y a un monde.

      La disqualification politico-morale de la psychologie évolutionnaire est une réaction courante chez les marxistes (qui semblent y voir une menace pour le projet communiste), moins chez les anarchistes. Peut-être grâce à Kropotkine :

      https://twitter.com/stdebove/status/1263089838968000519

      « si nous partons du principe que la plus grande faculté du cerveau humain, c’est d’être plastique »

      Justement, faut-il partir de ce principe s’il n’est pas en accord avec l’état des connaissances en biologie ? Le cerveau humain a en effet une part importante de « plasticité », mais il ne me paraît pas exact d’affirmer qu’il s’agit de sa « plus grande faculté ».

      Je ne vais pas vous prendre davantage votre temps mais j’espère avoir un jour l’occasion de discuter avec vous des travaux de l’anthropologue « cognitivo-évolutionnaire » Pascal Boyer. Je serais vraiment curieux de savoir ce que vous pensez de son livre « Et l’homme créa les dieux : comment expliquer la religion ».

      Bien cordialement,

      Laurent Dauré

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    9. Sans avoir la prétention de dire que j'ai "étudié" la psychologie évolutionniste, je m'y intéresse. Pour moi c'est faux de dire qu'un comportement est déterminé génétiquement. Un comportement est issu de la rencontre entre un phénotype et un environnement.
      Le problème de certaines réflexions de psychologie évolutionniste c'est qu'elles universalisent certains comportements ensuite elles considèrent que si ceux-ci sont adaptés à certaines situations pouvant favoriser la survie et / ou la reproduction cette adaptation est trop rapidement assimilée au fruit de la sélection naturelle.

      Sinon je viens de lire le premier commentaire de Laurent Dauré. Pour la première remarque je dirais que déjà la sélection naturelle n'est possible que par "ce que les hommes vivent". Je ne crois pas que la psychologie évolutionnaire ait tranché quoi que ce soit dans la part d'héritabilité et la part d'"acquis" par l'expérience vécue. Puis il reste la plasticité cérébrale. Les biais cognitifs ne montrent en rien que notre façon de penser serait avant tout déterminée génétiquement. Ce qui serait absurde car on vit dans un environnement changeant, nous sommes un corps en changement constant, notre cerveau doit donc forcément être malléable pour qu'on puisse répondre aux stimulations particulières que notre environnement exerce sur nous.

      Pour la deuxième remarque je me trompe peut-être mais pour moi c'est purement de l'idéalisme. Il n'existe pas de "lois logiques" flottant dans les airs. La logique a été développée par les humains et bien évidemment ils l'ont développé en vivant, en constatant les "lois de la matière". C'est parce que le monde matériel a une cohérence, qu'à une même "cause" répond une même "conséquence", qu'on a une pensée logique. La logique est donc avant tout un produit culturel. Et bien sûr que la logique change d'une société à une autre.

      Sauf si vous voulez parler du fait que les gènes codant le développement du cerveau ont été sélectionnés parce qu'ils permettaient de bien comprendre le monde donc qu'il existerait une "logique" génétiquement déterminée. Mais cette logique n'est pas "pure". La sélection naturelle ne sélectionne pas ce qui nous rapproche le plus de la réalité, mais ce qui est suffisant pour vivre et se reproduire mieux qu'on ne le faisait avant.

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    10. Sinon, le matérialisme dialectique, plutôt qu'historique qui n'en est qu'une application à l'histoire donc pas au individu, ne peine pas du tout à expliquer les différences individuelles. Chaque personne n'étant pas soumise aux mêmes stimulations, a fortiori pour des personnes de classes sociales différentes, il n'y a aucune difficulté à comprendre les différences entre individus.

      Puisque vous parler de sciences cognitives, les enseignements des neurosciences peuvent tout aussi bien être interprétés dans le sens contraire. La conscience n'est qu'un récit que notre cerveau se fait à lui-même pour comprendre son rapport au monde, c'est-à-dire les stimulations de l'environnement mais AUSSI les réponses que notre organisme y apporte. La conscience n'est donc pas à l'origine de nos actions, elle en est le produit. On retrouve ici la thèse du matérialisme : la réaction de notre corps à un environnement notamment social dépend certes de notre phénotype. En revanche la conscience pourrait très bien n'être qu'un épiphénomène, une conséquence du fonctionnement du cerveau mais sans fonction. Donc en vivant, l'être humain réagit et la conscience vient justifier les actions de son propres corps.

      Par rapport à Chomsky aussi je vais vous contredire, c'est bien plus un libéral qu'un anarchiste et beaucoup d'anarchistes le renient complètement car même s'il a pu s'intéresser à des mouvements contestataires il a aussi défendu des régimes autoritaires dictatoriaux (cuba par ex) voir des personnes d'extrême-droite en acceptant de préfacer un livre de Faurisson pour défendre sa "liberté de vomir des contre-vérités diffamantes à l'égard des victimes de la Shoah" dans la plus pure tradition du libéralisme voltairien (qui n'avait rien d'un anarchiste lui non plus).

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    11. Merci pour ces très intéressants développements ! Sur la conscience, je nuancerais un peu, en disant que La conscience n'est donc pas UNIQUEMENT à l'origine de nos actions, elle en est AUSSI le produit. Cela dit, une manière d'avancer (un peu) est de discuter sur pièces des découvertes de l'évo-psy. J'ai finalement commencé à lire le livre de Boyer sur la religion qui possède au moins ce mérite d'être remarquablement accessible et accrocheur. Il n'est pas impossible que j'aie quelques trucs à en dire sur ce blog quand je l'aurai fini...

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    12. Romain Mozzanega04 juin, 2020 12:22

      @Jean Bricmont
      Vous affirmez : "Un problème assez général chez les marxistes. Comment savoir si le "déterminisme génétique" n'a pas d'importance (à la fois pour l'espèce humaine et les individus) si on n'étudie pas la question?". Concernant cette accusation lancée contre "les marxistes", deux réponses :

      1) la critique marxiste ou inspirée du marxisme - mais en tout cas instruite - du déterminisme génétique (ou de son avatar la psychologie évolutionniste) existe bel et bien : voir les références que je donne sur ce site, lors d'une discussion suscitée par la note de lecture de Christophe Darmangeat sur le livre de Susan Mckinnon, "La génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste" :
      http://cdarmangeat.blogspot.com/2015/01/note-de-lecture-la-genetique.html

      La critique marxiste de l'innéisme linguistique de Chomsky existe aussi. Par exemple : Jean-Jacques Lecercle, "Une philosophie marxiste du langage", chapitre 2 ;

      2) un marxiste, Lucien Sève, vous a répondu (je table sur le fait que vous êtes l'auteur, avec R. Debray, du livre "À l'ombre des Lumières") sur la question de l'ignorance supposée du marxisme au sujet de la nature humaine et du support biologique des comportements humains : "Penser avec Marx aujourd'hui. Tome 2. "L'Homme?"", pp. 198-205 en particulier. Mais en réalité l'intégralité de ce volume de près de 600 pages constitue une critique radicale de votre conception de l'invariance de la nature humaine, et de tout réductionnisme biologique en général.

      Donc le problème n'est pas que les "marxistes n'étudient pas la question" : des marxistes l'étudient, et ils soumettent leurs conclusions au débat. Non, le problème, c'est que dans des interventions comme la vôtre on les taxe d'ignorance ou de naïveté alors qu'on ignore superbement leurs travaux ou qu'on caricature leurs thèses.

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    13. Bonjour,

      Pour progresser dans la discussion, il me semble qu’il faudrait se référer à des publications. Je suis d’ailleurs ravi que M. Darmangeat soit en train de lire « Et l’homme créa les dieux » de P. Boyer et compte en publier une critique.

      Je conseillerais à ceux qui veulent savoir ce que dit (vraiment) la psychologie évolutionnaire, de d’abord lire « Behave » de Robert Sapolsky, qui présente de façon claire l’état des connaissances en neuropsychologie et en biologie du comportement humain.

      Concernant l’inépuisable débat inné/acquis, il me paraît utile de revenir sur l’exemple du langage, qui permet de mettre en lumière un aspect important. La pratique d’une langue maternelle particulière n’est évidemment pas « déterminée génétiquement », mais l’être humain possède la capacité innée, via des configurations cérébrales (et anatomiques) retenues par la sélection naturelle, de développer un langage. S’il n’y a aucun input langagier dans l’environnement d’un enfant – si personne ne parle en sa présence –, celui-ci ne pourra certes pas apprendre une langue. La capacité innée, pour produire un trait positif, a besoin d’être activée par l’exposition à des stimuli extérieurs. Mais cette dépendance à l’environnement n’enlève rien à l’origine génétique de la prédisposition.

      L’attention des êtres humains est dès la naissance attirée par les visages, les bébés sont spontanément plus intéressés par cet « objet » que par tout autre. Il faut assurément qu’il y ait des visages dans l’environnement pour que le nouveau-né puisse... regarder des visages, mais ce comportement n’en est pas moins fortement déterminé génétiquement. Des gènes ont en effet donné les « instructions » pour construire l’organisme de telle façon qu’il soit attiré par les visages, le programme génétique étant calibré sur le postulat (hautement pertinent) qu’il y en aura dans l’environnement immédiat du nouveau-né.

      En ce qui concerne les variations individuelles, que dire des travaux de mieux en mieux établis sur l’héritabilité partielle du QI ? « Des dizaines d’études de familles et de jumeaux, élevés ensemble ou dans des familles d’adoption différentes, ont permis d’estimer à environ 50 % la part des facteurs génétiques », affirme Franck Ramus :

      http://www.lscp.net/persons/ramus/docs/C&P12intelligence.pdf

      Même si la partie de l’intelligence mesurée par le QI n’était héritable qu’à 5 %, il faudrait quand même expliquer cette contribution de l’inné. Comment les partisans de la table rase le pourraient-ils ?

      Je pense que vous voyez où je veux en venir avec ces exemples. Vous vous focalisez sur l’acquis en refusant de voir qu’il y a des propriétés innées qui orientent, filtrent et organisent – à des degrés variables selon les traits – la façon dont l’environnement agit sur l’individu.

      Comment rendre compte des « universaux humains » sans attribuer un certain pouvoir contraignant à l’inné ? En voici une liste (qui peut être discutée) :

      https://condor.depaul.edu/~mfiddler/hyphen/humunivers.htm

      Lire aussi cet article qui répond à des objections fréquentes quant à l’existence des universaux humains :

      https://www.psychologytoday.com/us/blog/games-primates-play/201211/are-there-universals-in-human-behavior-yes

      Nous ignorons encore bien des choses. La complexité et la densité des interactions entre l’inné et l’acquis sont telles qu’il est parfois très difficile d’évaluer leur influence respective, de comprendre leur relation dynamique ; selon les traits considérés, la recherche rencontre plus ou moins d’obstacles (certains sont éthiques et justifiés). Mais des observations et des expériences ont quand même pu soulever une petite part du voile. La thèse de la table rase ou quasi rase me paraît pour le moins fragilisée face à l’état des connaissances, elle s’éloigne dans le rétroviseur du savoir. Il serait regrettable que la gauche (socialiste, communiste ou anarchiste) n’en prenne pas acte, surtout que les enseignements en question n’invalident en rien les idéaux politiques et moraux d’égalité, de justice et d’émancipation.

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    14. Sur la logique, je pense que vous adoptez une position extrêmement constructiviste et relativiste en disant qu’elle est « avant tout un produit culturel » et qu’elle « change d’une société à une autre ». La logique relève de la science, et donc de l’objectivité ; il ne s’agit pas de traiter des façons subjectives ou culturelles de « raisonner ». Diriez-vous qu’il dépend de la culture que le principe de non-contradiction (une proposition P et sa négation ne peuvent être vraies toutes les deux) s’applique ou non ? Et en affirmant que « la logique change d’une société à une autre », vous impliquez que la valeur de vérité de cette proposition pourrait changer d’une société à une autre. Êtes-vous disposé(e) à accepter cette conséquence... logique ?

      La logique a certes été formalisée par des êtres humains (d’autres animaux utilisent une logique intuitive plus ou moins rudimentaire) mais, d’une part, ce n’est pas une « création libre », la contrainte de la réalité s’exerçait sur l’enquête, et, d’autre part, ses lois correctes s’appliquent de façon universelle et absolue. « Il pleut » est une proposition vraie s’il pleut effectivement aussi bien il y a 10 000 ans que maintenant, quelle que soit la culture considérée (en traduisant l’énoncé dans la langue pertinente).

      Il ne faut pas confondre l’état de la logique (en tant que discipline) à une période donnée, avec ses tâtonnements, ses controverses et parfois ses erreurs, et la logique réelle, qui ne dépend pas de l’aléa humain, de même que la vérité de la proposition mathématique « 2 + 2 = 4 » ne dépend de quiconque. Ce n’est pas parce qu’il faut une entité matérielle – un être humain ou un ordinateur – pour énoncer ou écrire « 2 + 2 = 4 » et constater la vérité de la proposition que cette entité joue un quelconque rôle dans la réalité décrite. Il faut un descripteur pour décrire (truisme), mais la réalité de ce qui est visé – avec succès ou non – par la description ne dépend pas de celui-ci.

      Entre la logique d’Aristote et celle de Bertrand Russell, il y a eu un progrès objectif. La seconde est plus proche de la logique réelle que la première, c’est-à-dire qu’elle décrit plus fidèlement les lois logiques (qui ne sont pas des « constructions » ou des « récits »). La position que je défends n’est donc pas idéaliste, mais réaliste. Les « lois de l’esprit » sont réelles, objectives et universelles. Charge aux êtres humains de les découvrir et de les formuler. Et de les pratiquer...

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    15. Vous écrivez ensuite que « le matérialisme dialectique [...] ne peine pas du tout à expliquer les différences individuelles. Chaque personne n’étant pas soumise aux mêmes stimulations, a fortiori pour des personnes de classes sociales différentes, il n’y a aucune difficulté à comprendre les différences entre individus. » Aucune difficulté, vraiment ?... Il me semble que ce que vous énoncez comme une évidence n’explique en fait pas grand-chose. Je vous recommande la lecture de cet article intitulé « Pourquoi les progressistes devraient prendre en compte la génétique de l’éducation » (à une époque, un tel titre m’aurait probablement choqué, mais c’était avant de me documenter sérieusement) :

      http://www.scilogs.fr/ramus-meninges/genetique-de-leducation/

      Quoi qu’il en soit, aucun psychologue évolutionnaire rigoureux n’a jamais affirmé qu’« il n’y a aucune difficulté à comprendre les différences entre individus ». Comme je l’ai dit plus haut, il y a beaucoup de difficultés et le chemin est encore long pour pouvoir prétendre avoir tout élucidé.

      Concernant votre développement sur la conscience, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris votre thèse. Vous dites d’un côté que « la conscience pourrait très bien n’être qu'un épiphénomène, une conséquence du fonctionnement du cerveau mais sans fonction », et de l’autre que le cerveau la produit uniquement en tant que « récit [qu’il] se fait à lui-même pour comprendre son rapport au monde », mais finalement aussi pour venir « justifier les actions » du corps. Je vois là plusieurs obscurités et contradictions. Pardon si je vous interprète mal.

      Et pour finir, Chomsky estime que l’anarchisme est l’héritier perfectionné du libéralisme classique des Lumières. Pour lui, le socialisme libertaire est une extension (en particulier à l’économie) des idéaux démocratiques de ce libéralisme. S’agissant de la liberté d’expression, la défense conséquente qu’il en fait relève de la tradition libérale et... anarchiste. À propos de « l’affaire Faurisson », de la prétendue « défense de régimes dictatoriaux » et des autres disqualifications irrationnelles qui reviennent sans cesse en France à son sujet, lire cet article de Jean Bricmont :

      https://www.monde-diplomatique.fr/2001/04/BRICMONT/1829

      En tout cas, merci pour ce débat stimulant qui me pousse à clarifier mes propres idées et à en tester la solidité.

      Bien cordialement,

      Laurent Dauré

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    16. Bonjour,
      Je ne suis pas partisan de la "table rase", je dis qu'un comportement n'est pas prévisible à partir des seuls gènes. De même, je pense que la distinction inné / acquis n'a pas de sens et qu'il faut lui préférer une distinction génétique / environnement sans oublier qu'ils interagissent dialectiquement et qu'on ne les sépare que pour l'analyse.
      Dans l'absolu, ce que les gènes déterminent ne sont pas des comportements, mis à part quelques réactions réflexes ou les battements de cœur ou la respiration. Les structures cérébrales génétiquement déterminées interviennent dans la détermination des comportements mais comme vous l'admettez elles ne suffisent pas, elles nécessitent un environnement pour s'exprimer (ou non). Et cet environnement modifie le développement des gènes et l'évolution du cerveau.

      Pour ce qui est de la logique, je ne suis pas relativiste mais "dialectique". D'ailleurs un des apports principaux du matérialisme est justement d'avoir contesté l'antériorité de la "logique" dans la démarche scientifique. C'est l'expérience du réel qui fonde la science. Nous tirons notre logique de cette expérience. Aussi quelque chose peut très bien être "logique", c'est-à-dire cohérent en théorie, mais faux en pratique.
      J'accepte parfaitement que la notion de ce qui est vrai varie d'une société à une autre. La transsubstantiation est une réalité physique pour les scolastiques. ça ne veut évidemment pas dire que plusieurs vérités existent parallèlement, une seule vérité existe mais les interprétations s'en éloignent plus ou moins.
      En distinguant l'état de la logique et la logique "réelle" vous faites comme si cette logique "réelle" existait. Or il n'existe aucune logique sans cerveau pour la penser, la logique réelle (sans guillemet) est la logique tâtonnante, l'autre est un idéal.
      2+2=4 il n'y a pas réellement de sens à dire que c'est une vérité intangible. Tout dépend à quoi se réfère 2 et à quoi se réfère 4. 2 oranges + 2 oranges ne sont pas égales à 4 singes, c'est bien le problème des abstractions mathématiques par ailleurs fort utiles.

      Quand je dis que "le matérialisme dialectique n'a aucune difficulté à saisir les différences individuelles" la formulation est malheureuse. Je veux dire que le marxisme n'est pas une pensée du global, elle est une pensée de l'intrication entre universel et particulier. En d'autres termes le matérialisme dialectique n'a aucune difficulté à saisir qu'il existe des différences individuelles et à les problématiser, avoir des réponses définitives est bien sûr autrement plus compliqué.

      La conscience pourrait n'être qu'un épiphénomène dans le sens où cette justification des actions pourraient n'avoir aucun intérêt évolutif mais être une conséquence d'évolutions. Comme si le cerveau était bien obligé de focaliser sur des objets sans que ça ne serve à quoi que ce soit.

      En tant qu'anarchiste je relie davantage l'héritage de ce mouvement au mouvement ouvrier. Bien qu'il y ait une imprégnation libérale pour moi c'est son côté obscur justement. D'ailleurs Bricmont n'est pas non plus très net sur ce point. Comme le dit Bakounine la liberté et la fraternité n'auront de sens que dans une société égalitaire. En attendant, défendre la liberté d'expression de façon abstraite c'est défendre la liberté de la classe dominante. Et défendre l'expression d'un fasciste c'est comme faire de la propagande pour ses idées.

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    17. J'ai donc lu l'article parlant de Noam Chomsky. Il ne répond pas à mes remarques sur Cuba, ce n'est pas la critique des politiques étrangères "occidentales" que je lui reproche mais sa bienveillance envers des régimes politiques dictatoriaux. Bienveillance qui prend effectivement pour prétexte un soi-disant anti-impérialisme.

      Dans le texte de Bricmont on peut lire "la France ne possède pas, en matière d’expression d’opinions, la tradition libertaire des Etats-Unis.", libertaire ? Non, libérale. Vous faites manifestement une confusion entre la liberté abstraite défendue par le libéralisme et la liberté concrète dont parle l'anarchisme. Proudhon, qui est renié par beaucoup d'anarchistes, était effectivement libéral. Cependant l'anarchisme est bien plus du côté de l'internationale ouvrière, Bakounine, Malatesta, Emma Goldman que du fédéralisme petit-bourgeois de Proudhon... Pour le libéralisme, quiconque a le droit de s'exprimer peut avoir une audience si ce qu'il dit est convaincant. Pour l'anarchisme, inspiré du communisme, il est clair qu'un capital économique, des facilités d'expression, des connaissances chez les journalistes... permettent d'avoir une bien meilleure audience quand bien même le droit de s'exprimer serait équivalent pour tous. D'autre part, les anarchistes conçoivent la lutte des classes. Ce n'est pas le débat qui permet par la confrontation démocratique des idées de faire ressortir les meilleures, c'est la thèse libérale justement. Non, les idées différentes sont des symptômes de vécus différents, les idéologies sont en lutte, l'ambition de l'anarchisme est bien d'écraser l'idéologie fasciste pas de débattre librement avec pour en tirer le "bon" si tant est qu'il y ait du bon là-dedans.

      "Chomsky récidive en 2010 quand il signe avec Soral, Dieudonné, Bruno Gollnisch... ou encore Robert Ménard, une pétition initiée par Paul-Eric Blanrue et Jean Bricmont, deux antisémites et négationnistes. Une pétition réclamant l'abrogation de la loi Gayssot et la libération d'un certain Vincent Reynouard, alors emprisonné après de multiples condamnations pour apologie de crimes de guerre et pour contestation de crimes contre l'humanité."
      https://www.huffingtonpost.fr/frederic-haziza/noam-chomsky-antisemitisme-france_a_21618411/

      Dieudonné, antisémite patenté, Soral autoproclamé national-socialiste qui focalise sur les juifs et Israël mais son racisme ne se limite pas à ça, fervent partisan de l'inégalité naturelle entre hommes et femmes, Bruno Gollnisch membre du front national proche de néonazis et de groupuscules dont oeuvre française, Robert Ménard un grand démocrate lui par contre qui veut ficher les terroristes dès la maternelle en faisant des listes des enfants musulmans et en armant les policiers municipaux, défenseurs de la thèse du grand remplacement... Je ne vois pas quel anarchiste signerait une pétition aux côtés de ces militants d'extrême-droite pour... abolir la loi Gayssot ! Un des acquis de la lutte antifasciste !
      Bref, les anarchistes que je côtoie et moi-même ne reconnaissons absolument pas Chomsky comme un camarade.

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    18. Une réponse à retardement : la lecture du livre « Et l'homme créa les dieux » de Pascal Boyer a donné lieu à un long compte-rendu que j'ai co-écrit avec Jean-Loïc Le Quellec, sans aucun doute le chercheur le plus qualifié en France sur les mythes et les croyances. Ce compte-rendu s'organise en deux parties, la première sur les éléments empiriques présentés par le livre, la seconde sur sa méthode de raisonnement. Au risque de tuer tout suspense par avance, je peux d'ores et déjà annoncer qu'il est extrêmement critique...
      Il sera publié dans quelques mois dans la revue Sociétés plurielles, et bien sûr, disponible sur ce blog !

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  3. Bonjour

    Je vous remercie pour vos explications sur les distinctions entre matérialisme et idéalisme.

    Sur un autre sujet. Dans votre exposé vous faites brièvement allusion au point suivant : la division du travail ne doit pas être confondue avec l'exploitation du travail. Pourriez-vous m'en dire plus (ou me renvoyer vers des publications qui traitent de ce sujet) ?

    Je dois biens dire que, ne connaissant que la société française, je pensais que les deux allaient ensemble.

    Cordialement

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    1. Bonjour

      Diviser le travail, c'est répartir les tâches de manière spécifique entre les producteurs. Exploiter le travail, c'est capter du travail sans contrepartie (et, dans une forme achevée, vers un non-producteur). Les deux choses sont donc tout à fait différentes : on peut imaginer une société où le travail est divisé (par exemple entre chasseurs, cultivateurs et artisans) sans qu'il y ait exploitation. Inversement, on peut tout aussi bien imaginer une société de petits cultivateurs non spécialisés qui doivent céder une partie de leur production à une classe dominante de propriétaires fonciers, par exemple. Donc, même si au cours de l'histoire, à très grands traits, les deux phénomènes se sont développés à la même très large époque, il faut les différencier pour essayer de comprendre leur rapport... s'il y en a un.

      Au passage, dans la société française d'aujourd'hui, il existe bien sûr une division du travail où certains sont mieux lotis (et mieux rémunérés) que d'autres. Mais les grandes fortunes de ce pays n'ont pas de travail spécifique : elles n'ont pas de travail du tout, et vivent des revenus que leur procurent leurs capitaux.

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  4. L'étudier, mais comment ? En postulant que tout trait culturel fréquent, ou majoritaire, dérive nécessairement d'un fondement génétique dont on ne peut au demeurant vérifier l'existence par aucune autre voie ? Il faudrait justement lire la littérature à ce sujet- Pinker par ex. Ou Chomsky (qui est politiquement de l'autre bord) sur la question de l'innéisme. Il y a des tas d'études empiriques sur l'inné-par ex sur les différences hommes-femmes. Tout cela est ignoré par les sciences sociales en France, en particulier par les marxistes. C'est du lyssenkisme appliqué à l'esprit. Et le matérialisme signifie avant tout une approche scientifique et donc biologique de l'esprit.

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    1. "Les marxistes" en sciences sociales, je ne sais pas bien qui c'est. Mais de la littérature sur la psychologie évolutionnist, figurez-vous, j'en ai quand même lu un peu (il y a d'ailleurs plusieurs billets sur ce blog qui traitent plus spécifiquement du sujet et où vos réactions auraient davantage leur place). Je réitère donc, jusqu'à preuve du contraire :
      - sur la guerre, l'évo psy n'aboutit qu'à des truismes.
      - sur les différences (psychiques) hommes - femmes, l'évo-psy n'apporte pas la preuve que les différences constatées doivent être attribuées à l'héritage génétique plutôt qu'aux configurations sociales (pour le dire autrement : elle n'apporte aucune preuve que les configurations sociales s'expliquent par un substrat biologique qui les auraient contraintes, à un degré plus ou moins prononcé).
      Pour prendre un parallèle, quand on discute économie, on peut bien évidemment rechercher comment fonctionne le cerveau humain, comment il recherche le plaisir, et pourquoi il préfère (généralement) les glaces au chocolat plutôt que les coups de pied au derrière, afin de faire une théorie des choix du consommateur. Mais les résultats de cette recherche, si raffinés soient-ils, ne vous diront jamais rien sur les différentes manières dont les sociétés humaines se sont organisées pour produire et consommer. Quant aux économistes qui prétendent le contraire, ils veulent faire passer, avec plus ou moins de subtilité, les aberrations de l'organisation capitaliste comme l'émanation de la nature humaine.

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    2. Une vidéo pédagogique sur les différence innées entre les sexes: https://www.youtube.com/watch?v=m3tiDr4E4LM Toute la série est intéressante et démonte un à un les mythes environnementalistes et pré-darwiniens ayant encore cours en sciences humaines. Maintenant, faut savoir ce qu'on appelle un preuve; quelles sont les preuves du matérialisme historique?

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  5. Bonjour,

    je pense que je ne me suis pas très bien exprimè. Je crois que je comprends bien la différence conceptuelle entre division du travail et exploitation du travail. Mais je souhaiterai savoir si vous avez connaissance de cas réels et documentés de sociétés où division du travail ne coïncide pas avec exploitation du travail ?

    Je crois que je n'ai pas de mal à ''imaginer'', comme vous dites, une société où division et exploitation du travail n'iraient pas ensemble, mais trouver une société où une telle situation se réalise me semble plus compliquer.

    D'ailleurs, si j'ai bien compris, une société où division et exploitation du travail ne seraient pas synonyme était au cœur de l'imaginaire socialiste, mais y a t il seulement un endroit sur terre où cet imaginaire se soit réalisé ?

    Je vais aller au fond de ma penser. Je pense qu'il faut essayer de transformer notre société pour la rendre plus égalitaire, mais plusieurs voies s'offrent à nous. Soit nous considérons que la division du travail n'est pas un obstacle pour former une société égalitaire, que la coopération bien orchestrée peut suffire, soit, la division du travail est un obstacle quasi-insurmontable et nous ferions mieux d’engager un mouvement de dé-division, de dé-spécialisation dans le travail.

    Cordialement

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    1. Bonsoir,

      Je ne veux pas répondre pour Christophe, mais il me semble que pour trouver de la division du travail sans exploitation, il suffit de considérer la division sexuelle du travail dans les sociétés sans richesse.

      Par ailleurs, et dans les sociétés modernes, on peut bien trouver de la division du travail dans des structures où il n'y a *a priori* pas d'exploitation, comme les administrations publiques. On en trouver aussi dans des associations, formelles ou informelles, à but non lucratif, où les bénévoles peuvent endosser des tâches et responsabilités spécifiques. La question serait alors de savoir si de telles structures peuvent devenir majoritaires dans l'organisation de l'économie.

      Mais il me semble qu'on mélange un peu les questions en parlant de société « égalitaire », car même sans exploitation il peut y avoir inégalité de traitement (par exemple en fonction des compétences, du statut, de la difficulté du travail fourni...).

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    2. Si l'on regarde le passé - et le présent, hélas – le constat est clair : toutes les sociétés à exploitation ont aussi été des sociétés où régnait une certaine division du travail, ne serait-ce que pour la raison qu'a évoquée Antoine. Cela dit, et pour nuancer, l'exploitation naît dans des sociétés où la division du travail n'est pas plus poussée que dans les sociétés économiquement égalitaires (en très gros, au Néolithique). En tout état de cause, et ne serait-ce que pour cette raison, il est bien difficile d'établir un lien de causalité entre les deux. Et, je le rappelle, l'exploitation consiste avant tout à user de droits permettant de s'approprier de manière directe ou indirecte le travail d'autrui : cela n'a donc pas de rapport immédiat avec la question de savoir comment le travail est réparti entre les producteurs.

      En ce qui concerne le devenir de la division du travail dans une société débarrassée de l'exploitation, imaginons simplement que tout individu doive travailler pour vivre (c'est-à-dire, que la propriété lucrative ait été abolie) : cela n'abolit nullement la division du travail, pas plus que le progrès technique et l'interdépendance des humains à l'échelle du monde). Mais cela supprime à la racine la possibilité de s'enrichir du travail d'autrui.

      Et à cela, on pourrait tout à fait imaginer (mais ce sera à cette société future d'essayer des choses et de perfectionner consciemment sa propre gestion), que le travail pénible, celui que personne n'a envie de faire volontairement, soit lui aussi réparti également entre tous – pour prendre un exemple près de moi, qu'à la fac, il n'y ait plus de salariés de ménage ou de cantine, mais que ces tâches soient assurées à tour de rôle par tous les usagers. Cela n'empêcherait nullement les gens de se spécialiser par ailleurs, et le travail d'être divisé. Mais cela changerait grandement le rapport à ces tâches aujourd'hui méprisées, et cela éviterait qu'une fraction de la société soit condamnée à les assumer seule.

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    3. J’ai essayé ce week-end d’appliquer les concepts de division du travail et d’exploitation du travail à une situation que je connais un peu, celle des agriculteurs (je travaille dans le ‘’secteur agricole’’), en me posant les questions suivantes : le travail des agriculteurs est-il exploité par les agro-industries ? Ou encore, les agriculteurs forment-ils une classe de travailleurs exploités ?

      Du côté de la division du travail pas de problème particulier. Si on prend l’exemple d’un éleveur laitier ‘’classique’’, cette division me paraît évidente. D’un côté, l’éleveur ne produit pas ses semences mais les achète à des semenciers, il achète le correcteur azoté nécessaire pour équilibrer les rations de vaches hautement productives, il achète des engrais minéraux, il achète ses tracteurs,… de l’autre, idem, l’éleveur laitier vend une matière première qui est ensuite transformée par l’industrie laitière, commercialisée par les grandes surfaces, etc.

      La question est de savoir si le travail de l’éleveur laitier décrit ci-dessus est exploité par les industries de l’aval et de l’amont du secteur agricole. La définition que vous donnez de l’exploitation me semble simple à comprendre (« l'exploitation consiste avant tout à user de droits permettant de s'approprier de manière directe ou indirecte le travail d'autrui ») mais difficile à appliquer dans ce cas précis.

      Lorsque le prix sur le marché du lait est supérieur au prix de revient, les campagnes sont tranquilles, l’éleveur peut envisager sereinement l’avenir, il peut investir pour renouveler son outil de production, mettre de l’argent de côté, investir dans l’immobilier, préparer l’avenir de ses enfants, etc. En revanche lorsque les prix baissent et que la situation s’inverse, les manifestations fleurissent, des difficultés de trésorerie apparaissent sur les fermes, certains éleveurs mettent la clés sous la porte. Faut-il considérer que l’éleveur laitier est tantôt exploité, tantôt non exploité, en fonction de la fluctuation des prix sur le marché du lait ? Supposons que le prix du revient du lait soit de 100e/L (ce qui soulève au passage un autre problème : ce prix de revient n’est pas le même pour tous) et que le prix du marché soit de 80e/L. Lorsque l’éleveur vent 1000 L à 80e/L faut-il considéré qu’il a vendu 800 L au prix de revient et que le reste du lait (c’est à dire du fruit de son travail) c’est la laiterie industrielle qui se l’est indirectement approprié ?

      Il y a la question des prix, mais il y aussi la question de la libre contractualisation. Au fond, ne peut-on pas dire simplement que, dans la cas de l’éleveur laitier qui nous occupe ici, il n’y a pas d’exploitation car personne ne l’oblige à contractualiser avec des industries qui ne le rémunère pas suffisamment. Cela dit, a-t-il vraiment le choix ? Il me semble que ce n’est pas très évident de répondre à cette question.

      Il me semble que la définition (juridique) que vous proposez de l’exploitation n’est pas le concept adéquat pour décrire la situation que j’ai décrite ci-dessus. Mais alors, comment qualifier la situation de l’éleveur laitier décrite ci-dessus ? Ne faut-il pas envisager une autre définition de l’exploitation : il y a exploitation à chaque fois que l’agriculteur est pris dans une situation où il n’a pas d’autre choix que d’accepter un échange qui ne lui permettra pas d’assurer à minima la reproduction de son outil de production et de subvenir à ses besoins vitaux. Que pensez-vous de cette définition, qui ne porte donc pas sur les droits ?

      Finalement j’ai l’impression que j’ai deux possibilités. Soit je maintiens une définition restreinte de l’exploitation, comme celle que vous proposez, mais elle n’est pas adéquate pour comprendre la situation que j’expose ici (je ne dit pas qu’elle ne soit pas adéquate ailleurs), soit je propose une définition plus large, au risque qu’elle englobe des situations trop diverses… Je pense que je manque de concepts pour bien décrire la situation que j’ai essayé de vous exposer.

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    4. On quitte là totalement le domaine de l'anthropologie sociale pour entrer de plain-pied dans celui de l'économie politique. Et je ne peux faire qu'une réponse cursive, parce que pour mettre le raisonnement en place dans toutes ses dimensions, il faudrait un (gros) livre.

      Un point essentiel : dans le mécanisme de l'exploitation, j'ai parlé du rôle des droits, mais il ne faut surtout pas en conclure que l'exploitation ne s'effectue que via des prélèvement juridiquement stipulés. La relation fondamentale du capitalisme, le salariat, est une relation juridiquement libre : personne ne contraint le salarié à vendre sa force de travail, et son prix (le salaire) est fixé par l'offre et la demande du marché. Les économistes qui légitiment le système capitaliste expliquent depuis toujours que cet état de fait est contradictoire avec l'exploitation, et que les salariés sont payés pour leur travail au juste prix. Une des plus grandes découvertes de Marx a été de montrer que derrière cette apparente équivalence se nouait un transfert systématique de valeur (pour une présentation vulgarisée de cette démonstration, je vous renvoie au premier essai de mon « Profit déchiffré »).

      La relation entre le paysan (propriétaire) et la grande distribution est différente : c'est celle qui prévaut entre capitalistes de taille inégale. Quand le paysan touche une rémunération qui ne couvre pas ses frais et le travail effectué, il peut y avoir analytiquement deux causes assez différentes, mais dont les effets se confondent, ce qui les rend en pratique difficile à distinguer. Soit la baisse des prix résulte d'une surproduction (cyclique ou chronique). Cela signifie que trop de travail social a été dépensé par rapport au besoins (solvables, les seuls qui comptent dans le capitalisme). Cela veut dire que le travail privé du paysan n'est pas reconnu intégralement comme du travail socialement nécessaire. C'est un gaspillage (toujours du point de vue étroit du marché), et la baisse de son prix conduira à l'élimination d'une partie de ce travail, donc du gaspillage correspondant. Dans ce cas, le paysan est mal payé, mais il n'est exploité par personne – c'est la même chose qu'un chercheur d'or qui n'aurait rien trouvé : sa misère ne profite en quelque sorte à personne.

      C'est une autre affaire lorsque le bas prix des produits agricoles résulte d'un rapport de force défavorable avec la grande distribution : là, ce que l'un perd, l'autre le gagne. Et derrière la belle liberté du marché se cache un vol pur et simple, quoique légal. En ce sens (mais en ce sens seulement), le paysan (comme tout petit capitaliste) est exploité par les capitalistes plus gros que lui. Pour autant, parler des petits capitalistes comme d'une classe exploitée est aussi trompeur qu'éclairant. Parce qu'il n'y a aucune frontière entre les petits, les moyens et les gros, et parce qu'un petit capitaliste est dans une position où il peut toujours espérer que la roue tourne, et que ce soit lui qui rafle une bonne part du magot. Si on veut, les petits capitalistes sont exploités à la marge, et de manière très inégale. Les salariés, eux, le sont par définition et de manière systématique.

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  6. je vous remercie.
    j'ai trouvé vos vidéos et je vois bien les concepts qui me manquent. je tiens une piste pour pousser l'analyse un peu plus loin.

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