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« Ce que l’art paléolithique nous dit de nous-mêmes » (une contribution de Claudio William Veloso)

Le débat sur l'art paléolithique et les indications qu'il nous donne sur la nature des sociétés qui l'ont produit se poursuit sur ce blog, avec une contribution signée Claudio William Veloso. Projetant d'écrire dès que possible un billet sur l'état actuel du débat tel que je le perçois, je la publie sans commentaires particulier, ainsi que je l'avais fait pour celle d'Emmanuel Guy, auquel elle répond.

Réaction à Emmanuel Guy, Chassez le naturalisme, il revient au galop

J’ai déjà eu l’occasion de contester les thèses d’Emmanuel Guy dans ma Note critique à propos de son livre Ce que l'art paléolithique dit de nos origines, publiée en ligne sur ce site même. Je l’ai fait en pointant surtout le grand flou autour de la notion d’imitation, qu’il ne définit jamais, ce qui compromet la formulation de toute loi sociale la concernant. En effet, Guy parle sans distinction de mimétisme, de naturalisme, d'illusionnisme et de réalisme [2] ; il peut même assimiler l'imitation à la beauté, au plaisir visuel ou à la valeur esthétique [3]. Guy confond encore imitation et excellence dans l’imitation [4]. Contrairement à Guy, je fournis une définition précise de l’imitation, selon l’acception simulative du mot : S imite O par le moyen de M, ssi M est une propriété perceptible par soi qui :

  1. ne définit pas l’essence de S ;
  2. peut appartenir aussi à O ;
  3. ne définit pas non plus l’essence d’O ;
  4. permet la reconnaissance d’O par des êtres doués de perception et d’intellect.

Sur la base de cette définition, il serait impossible, me semble-t-il, de bâtir la loi sociale de la corrélation entre imitation et inégalités sociales, loi qui fonctionne chez lui comme un postulat.

La réaction de Guy à ma Note critique n'a pas été du genre à encourager la discussion, mais je voudrais bien la reprendre. Je voudrais lui poser quelques questions, mais, avant de le faire, je me permettrai de dire quelques mots sur sa réponse à ma Note critique et sur sa réponse à Charles Stépanoff.

J'ai la nette impression que Guy n'a pas compris ma définition de l'imitation, vu qu'il m'accuse de relativisme. Au contraire, je m'oppose à tous ceux qui ont essayé de faire de l’imitation quelque chose de conventionnel, au sens strict du terme. Il est d'ailleurs assez curieux que Guy évoque les lois de l'optique : je suppose qu'il pense à la perspective, car là il semble reprendre une note du dernier chapitre de sa Préhistoire du sentiment artistique [5], qui s'inspire d'Ernst Gombrich. Or, dans le même ouvrage, Guy écrit : « Une représentation est toujours le produit d'un langage (comme l'est déjà la perception visuelle) » [6]. Or les deux affirmations de Guy sur la perception visuelle s'accordent mal, et c'est cette dernière que je critique dans mon texte [7].

Quoi qu’il en soit, dans sa réponse, Guy évite de parler de la notion d'imitation, qui est pratiquement la seule chose que traite ma Note critique. Et je n'ai (pratiquement) parlé ni de « réalisme » ni « naturalisme » pour la simple raison qu’ils sont vagues, comme la grande majorité des termes en « -isme ».

Dans une note à l'introduction de son Art et religion de Chauvet à Lascaux, Alain Testart, lui, écrit :

Le réalisme désigne en art ou en littérature la volonté affichée ou manifeste de partir de l’observation sensible. Le naturalisme, quant à lui, est une sorte de réalisme extrême, qui non seulement s’ancre dans la nature, mais encore ne s’éloigne pas : « L’imitation exacte de la nature en toutes choses », selon la formule de l’Académie royale de peinture (XVIIe siècle) » [8].

Ces définitions sont très insatisfaisantes, mais Testart essaie au moins de définir le réalisme et le naturalisme, ce qu'on ne trouve absolument pas dans les ouvrages de Guy, y compris le texte ici proposé [9].

Son attitude vis-à-vis des statuettes des Nivkh évoquées par Charles Stépanoff [10] me paraît symptomatique de ce manque de précision conceptuelle, indépendamment de la question de la portée des inégalités dans cette société. En effet, la question n’est pas de savoir si elles sauraient ou non « rivaliser avec la finesse des plus belles pièces d’art mobilier paléolithique », pas plus qu’elle n’est de savoir si une société se consacre ou non (aussi) aux « représentations graphiques », mais de savoir si ses œuvres (plastiques, graphiques ou autres) sont ou non imitatives, à un degré quelconque. En outre, alors que Guy affirme, ici, qu’« il n’existe pas à ma connaissance d’art naturaliste qui ne soit né d’une société hiérarchisée », dans son Ce que l’art préhistorique dit de nos origines il semble lui-même admettre, encore qu’avec des réserves, l’existence d’un contre-exemple : l’art rupestre des San (Afrique du Sud) [11]. Et ce n’est sans doute pas le seul contre-exemple [12]. D’ailleurs, on pourrait dire qu’on ne connaît de téléphone portable qui n’ait été produit par une société de classes : peut-on en déduire qu’un autre type de société ne pourrait en produire, même si on ne croit pas (comme moi) à une totale neutralité axiologique de la technique ?

On me dira qu’avec mes subtilités définitionnelles je noie le poisson, en ce sens que je me rends aveugle à la singularité de l'art paléolithique euro-asiatique par rapport à celui des autres populations de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs. Je ferai deux remarques :

  1. Je ne suis pas sûr de la réalité de cette singularité, mais il faudrait préciser en quoi consisterait cette singularité, s’il en existe une : ce n'est certainement pas l'imitation tout court, et on ne peut pas s'en sortir avec des termes comme « naturalisme » et « réalisme » ;
  2. La raison avancée par Guy, à savoir l'existence d'inégalités sociales, ne saurait être qu'une condition nécessaire, non une condition suffisante (toute société inégalitaire n’est pas censée avoir produit un tel art), de sorte qu'elle n'explique pas vraiment cette prétendue singularité.

Je ne vais pas développer ici le point 1, mais j’aimerais avoir l’avis de Guy sur quelque chose de précis. Il paraît désormais établi qu'en plus de la région franco-ibérique, il y a, à la même époque, un autre pôle d’art pariétal figuratif à l’autre extrémité de l’Eurasie, dans le Sud-est asiatique insulaire. On a récemment daté celle qui est considérée comme la peinture représentative la plus ancienne jamais trouvée : une grande image orange-rougeâtre, qui se trouve dans la grotte de Lubang Jeriji Saleh, à Bornéo, datant d’au moins 40 000 ans [13]. Puisqu’elle est incomplète, l’animal n’est pas pleinement identifié. Il n’y a pourtant aucun doute sur le fait qu’il s’agisse d’une représentation d’animal. Serait-ce ou non une peinture imitative ? Si la réponse est positive, on devrait alors supposer que les humains qui ont réalisé les peintures les plus anciennes de Lubang Jeriji Saleh étaient des chasseurs-cueilleurs-pêcheurs inégalitaires. Y a-t-il quelque autre élément qui le corrobore ?

 

En ce qui concerne le point 1, Guy semble faire sienne la thèse d’Ernst Gombrich, pour qui l’imitation n’est pas naturelle :

Quand ils [i.e. les styles dits primitifs] adoptent la méthode de la « représentation conceptuelle », et créent des images d’une manière pictographique, ils font ce qu’il est naturel de faire. C’est essayer de fabriquer des images réalistes qui n’est pas naturel » [14].

En fait, Gombrich a une conception assez restrictive du réalisme ou de l’imitation. Selon lui, ces derniers n’apparaissent qu’avec l’art grec de l’âge classique ; bien entendu, à cette époque on ne connaissait pas la grotte Chauvet. Gombrich parle même d’une « révolution grecque », qui introduit ce qu’il appelle le « principe du témoin oculaire », ce qui finit par introduire l’illusion. En effet, si on veut représenter une scène comme si on était là pour la regarder, on doit utiliser le « raccourci » et toutes les techniques qui conduisent à la perspective. Cet art serait repris plus tard : d’abord par l’art hellénistique puis par la Renaissance, avec l’invention de la perspective proprement dite. Cet art arriverait enfin à une parfaite imitation avec l’impressionnisme – et non pas, nota bene, avec le « réalisme » de Gustave Courbet ou de Jean-François Millet [15]. « Si vous me demandez à quoi le monde ressemble, pour moi, dit Gombrich, il ressemble à Pissarro » [16]. L’imitation devient ainsi un fait rare, propre à l’art de certains peuples, notamment européens, auxquels il faudrait maintenant ajouter les aurignaciens de Pont d’Arc.

On peut adresser quelques objections à Gombrich. L’historien de l’art a beau dire que son ami Nelson Goodman, philosophe nominaliste pur et dur, a produit une interprétation complètement fausse de son ouvrage Art and Illusion, ils se rejoignent sur un point, à savoir le caractère conventionnel de ce que Gombrich appelle l’« image conceptuelle », comme celle des arts dits « primitifs » et des dessins enfantins. En effet, si l’imitation n’existe que là où il y a un souci de perspective, tout l’art dit « figuratif » qui ignore cette dernière devient en quelque sorte conventionnel. Mais n’y a-t-il réellement aucune ressemblance significative entre un être humain et une représentation égyptienne d’un être humain ? Réduire l’imitation dans l’art à l’emploi de la perspective, comme le fait Gombrich, est insensé. Non pas parce qu’il n’y aurait pas d’objectivité dans la perspective, mais parce qu’elle présuppose que le spectateur se place à un endroit précis, alors qu’on peut certainement produire une imitation même si on en fait abstraction. D’ailleurs, les éventuelles erreurs de perspective relèveraient des erreurs qu’Aristote qualifie d’« accidentelles » comme, par exemple, dessiner un cheval avec les deux pattes droites en avant ou une biche avec les cornes. En ce sens, la production d’imitations serait bien plus étendue qu’on ne prétend. Le cas des San ne serait pas le seul contre-exemple de la thèse de Guy-Gombrich. Par exemple, Michel Lorblanchet a déjà attiré l’attention sur le caractère représentatif des gravures de Panaramitee (Australie Méridionale), dont les plus anciennes datent de 40 mille ans. Et il paraît désormais établi que, en plus de la région franco-ibérique, il y a, à la même époque, un autre pôle d’art pariétal figuratif à l’autre extrémité de l’Eurasie, dans le Sud-est asiatique insulaire. On a récemment daté celle qui est considérée comme la peinture représentative la plus ancienne jamais trouvée : une grande image orange-rougeâtre, qui se trouve dans la grotte de Lubang Jeriji Saleh, à Bornéo, datant d’au moins 40 000 ans. Puisqu’elle est incomplète, l’animal n’est pas pleinement identifié. Il n’y a pourtant aucun doute sur le fait qu’il s’agisse d’une représentation d’animal. Serait-ce ou non une peinture imitative ? Si la réponse est positive, on devrait alors supposer que les humains qui ont réalisé les peintures les plus anciennes de Lubang Jeriji Saleh étaient des chasseurs-cueilleurs-pêcheurs inégalitaires. Y a-t-il quelque autre élément qui le corrobore ? Telles sont mes premières questions.

On pourrait peut-être aller plus loin et avancer l’hypothèse de l’universalité de la production d’imitations. La présence universelle de mains positives et négatives l’atteste, sans oublier la production d’imitations visuelles sur des supports périssables, tels que la peau humaine ou animale, la terre, le sable, etc. Pour tout dire, au-delà du simple mimétisme morphologique, la production d’imitations est présente dans autres espèces vivantes, notamment chez les primates. Par exemple, en 1939, le zoologiste Julian S. Huxley a observé plusieurs fois le jeune gorille de montagne Meng suivre avec son index le contour de sa propre ombre projetée sur le mur blanc de sa cage. Ce témoignage est d’autant plus surprenant que son auteur semble ignorer le récit de Pline l’Ancien sur la fille de Butades, qui en est incroyablement proche. Et on a remarqué quelque chose de comparable chez un chimpanzé bonobo nommé Kanzi. Bien entendu, en suggérant que la production d’imitations serait naturelle chez les humains, je ne veux absolument pas insinuer que les œuvres de la grotte Chauvet sont le fruit d’un feedback inconscient de certains humains ayant vu des animaux traverser le Pont d’Arc, comme le propose John Onians. On n’est pourtant pas obligé non plus de souscrire à la thèse de Guy : entre la spécialisation poussée défendue par ce dernier et la réaction spontanée défendue par Onians, il y a certainement espace pour des explications intermédiaires.

Même si la singularité de l’art pariétal européen ne consiste pas dans la simple imitation, on pourrait encore soutenir que, de toute manière, celle-ci atteint, dans l’art pariétal européen, un de gré d’excellence inédit et que cette excellence consiste précisément dans l’emploi de la perspective. Admettons donc que la singularité de l’art de Pont d’arc consiste dans la perspective et qu’on puisse ainsi établir un axe entre la Florence renaissante, l’Athènes et le Pont d’Arc paléolithique. Que peut-on conclure sur les sociétés en question ? Et là j’en viens à mon point 2.

À ce propos, il y a, me semble-t-il, une incongruité chez Guy. Les exemples de l’Athènes classique et de la Florence renaissante lui viennent vraisemblablement de deux sources différentes, Gombrich, certes, mais aussi Claude Lévi-Strauss.

Voici ce que dit Lévi-Strauss :

Un ethnologue se sentirait parfaitement à son aise, et sur un terrain familier, avec l’art grec  antérieur au Ve siècle et même avec la peinture italienne, quand on l’arrête à l’école de Sienne. Là où le terrain commencerait à céder sous nos pas, où l’impression d’étrangeté nous apparaîtrait, ce serait donc seulement, d’une part, avec l’art grec du Ve siècle, de l’autre, avec la peinture italienne à partir du Quattrocento. […]

Cela posé, il me semble que la différence tient à deux ordres de faits : d’une part, ce qu’on pourrait appeler l’individualisation de la production artistique, et de l’autre, son caractère de plus en plus figuratif ou représentatif. […] Avec l’art des temps modernes, il s’agirait donc d’une individualisation croissante, non pas du créateur, mais de la clientèle. […]

Je reprends donc ce que je disais sur les deux caractères : individualisation de la production artistique, envisagée plutôt sous l’angle du client que sous l’angle de l’artiste ; et caractère de plus en plus figuratif ou représentatif des œuvres, alors, me semble-t-il, que, dans les arts que nous appelons primitifs, il y a toujours – et en raison d’ailleurs de la technologie assez rudimentaire des groupes en question – une disparité entre les moyens techniques dont l’artiste dispose et la résistance des matériaux qu’il a à vaincre, qui l’empêche, si je puis dire, même s’il ne le voulait pas consciemment – de faire de l’œuvre d’art un simple fac-similé. Il ne peut ou ne veut pas reproduire intégralement son modèle, et il se trouve donc contraint de le signifier. Au lieu d’être représentatif, l’art apparaît ainsi comme un système de signes. Mais si on y réfléchit, on voit bien que ces deux phénomènes : individualisation de la production artistique, d’une part, et perte ou affaiblissement de la fonction significative de l’œuvre, d’autre part, sont fonctionnellement liés, et la raison est simple : pour qu’il y ait langage, il faut qu’il y ait groupe. […]

Or, il n’est peut-être pas fortuit que la transformation de la production artistique, à laquelle je faisais allusion il y a un instant, ait eu lieu dans des sociétés à écriture – je ne dis pas que c’était un phénomène nouveau pour la Renaissance, mais ce qui était nouveau, au moins, c’était l’invention de l’imprimerie, c’est-à-dire un changement d’ordre de grandeur du rôle de l’écriture dans la vie sociale – et, en tout cas, deux sociétés, la Grèce athénienne et l’Italie florentine, où les distinctions de classe et de fortune prennent un relief particulier ; enfin, dans les deux cas, il s’agit de sociétés où l’art devient, en partie, la chose d’une minorité qui y cherche un instrument ou un moyen de jouissance intime, beaucoup plus que ce qu’il a été, dans les sociétés que nous appelons primitives, et qu’il est toujours dans certaines d’entre elles, c’est-à-dire un système de communication, fonctionnant à l’échelle du groupe. [17].

Lisons maintenant Gombrich :

Je crois qu’il y a des sociétés où le progrès est valorisé, et il ne fait aucun doute que c’est également en rapport avec la technologie et avec la politique. Dans l’Athènes de l’Antiquité, c’est en rapport avec la possibilité de la critique. Dans un pays comme l’Égypte ancienne, on n’attendait certainement pas de vous que vous critiquiez quoi que ce soit. Mais à partir du moment où vous avez des discussions sur la philosophie, par exemple, vous avez des arguments qui s’échangent ; et vous avez des arguments qui s’échangent sur la place publique concernant le cours de la politique. C’est très précisément ce qui se passe à Athènes ou à Florence. Ce sont des républiques de citoyens. Où il y a des débats. Et dès que les débats sont possibles, ils peuvent être transportés dans le cadre de l’atelier de l’artiste : « Est-ce la bonne méthode », ou bien : Nous avons entendu dire qu’aux Pays-Bas on utilise de l’huile pour telle chose. Est-ce que c’est mieux » ? [18]

L’intervention de Lévi-Strauss me laisse perplexe pour plusieurs raisons. D’abord, elle présuppose une rupture dans l’art de la Grèce ancienne et de la Toscane médiévale-renaissante qui me paraît tout à fait exagérée. En outre, l’opposition entre fonction significative et fonction représentative qu’opère Lévi-Strauss n’a pas raison d’être. Une représentation peut être utilisée comme un signe conventionnel, c’est-à-dire comme un symbole. Et l’origine de l’écriture est sans doute pictographique. Certes, on a déjà déjà contesté cette idée sur la base des signes paléolithiques[19], mais l’étude récente de Testart revendique une origine figurative, du moins pour les signes complexes [20]. Bien sûr, si on utilise une représentation comme écriture on sera sans doute amené à simplifier et à schématiser et finira même par adopter une écriture non pictographique, et dans ce cas on peut libérer la représentation de sa fonction significative ou symbolique, mais il reste que les deux choses ne sont pas incompatibles. Enfin, mais surtout, me surprend ce que dit Lévi-Strauss des sociétés athénienne et florentine.

On remarquera la différence d’appréciation entre Lévi-Strauss et Gombrich, à ce propos. Pour le premier, ce sont des sociétés où « les distinctions de classe et de fortune prennent un relief particulier ». Pour le second, qui parle explicitement de progrès, ce sont des « des républiques de citoyens », « où il y a des débats ». Nul doute, ces deux sociétés connaissent les inégalités économiques. Elles sont même des sociétés divisées en classes et étatiques : on est donc dans le Monde III de Testart [21]. Toutefois, on ne comprend pas très bien ce que Lévi-Strauss entend quand il suggère que dans ces sociétés « les distinctions de classe et de fortune prennent un relief particulier » : difficilement il pourrait entendre que ces distinctions sont plus fortes dans les sociétés athénienne ancienne et florentine renaissante que dans d’autres sociétés voisines dans l’espace et dans le temps. En revanche, on comprend parfaitement ce qu’entend Gombrich : le progrès pictural qu’on constate dans l’Athènes classique et dans la Florence renaissante n’est possible que grâce à une organisation politique qui admet le débat, ce qui paraît bien plus pertinent.

Telle est donc ma dernière question : si l'on accepte l’idée d’un axe Florence, Athènes et Pont d’Arc, ne devrait-on pas affirmer, dans le sillage de Gombrich plutôt que dans celui de Lévi-Strauss, que l’excellence de l’art de la grotte Chauvet est un indice d’une société, disons, « républicaine » ou « démocratique » plutôt qu’aristocratique, comme le fait Guy ?

On l’aura remarqué, j’ai laissé de côté le Paris des trois dernières décennies du XIXe siècle, marquées par l’irruption de la Commune de Paris et l’avènement de la Troisième République, mais l’impressionnisme, qui a suscité de vives polémiques entre artistes et critiques [22], ne fait évidemment que renforcer ce que je veux suggérer.

 


[2]E. Guy, Ce que l'art paléolithique dit de nos origines, Paris, Flammarion, 2017, p. 14 ; 268 ; 283.

[3]Guy, Ce que l'art paléolithique dit de nos origines, op. cit., p. 16 ; 279 ; 315.

[4]Guy, Ce que l'art paléolithique dit de nos origines,  op. cit., p. 13 ; 257 ; 317 ; sed p. 257.

[5]E. Guy, Préhistoire du sentiment artistique. L'invention du style, il y a 20 000 ans, Dijon, Les presses du réel, 2015 (2010), p. 143 n. 2.

[6]Guy, Préhistoire du sentiment artistique, op. cit., p. 11.

[7]Veloso, Note critique, n. 31.

[8]A. Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux, Paris, Gallimard, 2016, p. 338 n. 7.

[9] Voir aussi E. Guy, « Quand le paléolithiquement correct s’invite dans la discussion », L’Homme 234-235 (2020), p. 245-253.

[10]C. Stépanoff, « Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes », L’Homme 227-228 (2018), p. 123-152 ; p. 130.

[11]Guy, Ce que l'art paléolithique dit de nos origines, op. cit., p. 249-250, n. 1.

[12]Michel Lorblanchet, La naissance de l’art, Paris, Errance, 1999, p. 220, a déjà attiré l’attention sur le caractère représentatif des gravures de Panaramitee (Australie Méridionale), dont les plus anciennes datent de 40 000 ans. Dans les mots de Lorblanchet, il y a peut-être parfois un glissement de la notion d’imitation à celle de symbole mais il a bien raison de dire que les dessins d’une empreinte sont tout à fait imitatifs.

[13] M. Aubert et al., « Paleolithic cave art in Borneo », Nature vol. 564 (13.12.2018), p. 254-257.

[14] Ernst Gombrich et Didier Eribon, Ce que nous dit l’image. Entretiens sur l’art et la science, Paris, Arléa, 2010 (Adam Biro, 1991), p. 88 ; E. H. Gombrich, Art and Illusion. lang=EN-US>A study in the psychology of pictorial representation,  Phaidon 1996 (1960), p. 101.

[15] Voir E. H. Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Phaidon, 2001 (1950), p. 508 sq.

[16] Gombrich et Eribon, Ce que l’image nous dit, op. cit., p. 123.

[17] Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Les belles lettres, 2010 (Plon, 1961), p. 59-63.

[18] Gombrich et Eribon, Ce que nous dit l’image. Entretiens sur l’art et la science, op. cit., p. 86-87.

[19] Voir, à ce propos, Jean-Pierre Changeux, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jacob 2010 (2008), p. 307  cf. Geneviève Dollfus et Pierre Encrevé, « Marques sur poteries dans la Susiane du Ve millénaire. Réflexions et comparaisons », Paléorient vol. 8, n. 1 (1982), p. 107-115 ; p. 113-115.

[20] Testart, Art et religion, op. cit., p. 131-233.

[21] A. Testart, Éléments de classification des sociétés, Paris, Errance, 2005, p. 130-131.

[22] Gombrich, Histoire de l’art, op. cit., p. 514 sq.

2 commentaires:

  1. Je ne suis pas spécialiste du sujet, par contre je ne suis pas sûr qu'on puisse opposer aussi facilement « république » et « démocratie » d'une part, aristocratie de l'autre.

    En ce qui concerne la république florentine, voici ce que dit Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif, Champs, p. 78) :

    « On peut schématiquement distinguer deux périodes républicaines. La première s'étend de 1328 à 1434 [...]. De 1434 à 1494, les Médecis maintiennent l'apparence d'une structure républicaine, mais ils contrôlaient en fait le gouvernement grâce à leur clientèle et à une série de subterfuges. [...] La république retrouve la vie avec la révolution de 1494 [...] et subsista jusqu'en 1512. En 1512, les Médicis revinrent au pouvoir et dominèrent de nouveau la cité pendant quinze ans. La république fut brièvement ressuscitée une dernière fois de 1527 à 1530, puis s'effondra définitivement pour laisser place à une forme de gouvernement héréditaire [...] ».

    Sur son mode de fonctionnement :

    « Au XIVè siècle, l'accès aux magistratures était pour partie contrôlé par l'aristocratie, les grandes familles marchandes et les dirigeants des corporations majeures. Des citoyens n'appartenant pas à cette aritocratie (des commerçants ou artisans de rang moyen, par exemple) pouvaient accéder au groupe duquel étaient tirés les magistrats [...], mais à la condition d'avoir été préalablement proposés par les élites de la richesse et de la naissance. L'aristocratie dominait, en effet, le comité de présélection qui choisissait les noms soumis au scrutin d'approbation. En revanche, l'instance qui approuvait ou rejetait les noms proposés était plus ouverte. [...] Les noms qui étaient finalement mis dans les sacs [du tirage au sort] avaient ainsi été doublement approuvés, par l'aristocratie et par un cercle plus large. »

    Bref, république et aristocratie politico-économique ne sont pas incompatibles. À Athènes, il y avait une aristocratie et des classes distinctes de citoyens selon la fortune, même si la démocratie politique était plus avancée qu'à Florence (mais avec plus d'esclaves que de citoyens...).

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    1. Bonjour, Antoine.
      Je vous remercie de votre commentaire et m'excuse du retard de ma réponse; j'ai été très occupé ces derniers temps.
      Il serait certes utile de préciser les choses, mais vos remarques me semblent inopérantes dans cette discussion.
      D'abord, la découverte de la perspective a lieu précisément pendant la première période républicaine. La fresque "Sainte-Trinité, la Vierge, Saint-Jean et les donateurs" de Masaccio (église Santa Maria Novella), une des premières peintures exécutées en appliquant les lois de la perspective, date de 1425-1428 (Gombrich, Histoire de l'art, p. 228-229).
      Ensuite, il est inutile de relativiser le caractère républicain ou démocratique (ce qui vaut d'ailleurs pour toutes les sociétés contemporaines qu'on qualifie ainsi) des sociétés athénienne et florentine. En effet, si on pense, avec Gombrich/Lévi-Strauss/Guy, que ces sociétés ont produit un art tout à fait différent de celui des autres sociétés humaines (ce que je n'accepte pas: je ne le concède que pour mon argument), on doit indiquer ce que ces sociétés auraient de particulier (ce qui pourrait précisément expliquer l'émergence d'un tel art), et non pas ce que ces sociétés ont en commun avec beaucoup d'autres sociétés inégalitaires qui n'auraient pas produit un tel art.
      Bien entendu, à aucun moment je ne suggère qu'une société républicaine ou démocratique serait nécessairement égalitaire ou dépourvue de classes sociales. J'affirme même le contraire: ces sociétés appartiennent au Monde III de Testart.

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