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Note de lecture : L'homme et l'inégalité (Brian Hayden)

S'il a suscité relativement peu de réactions parmi la communauté universitaire, le petit livre de Brian Hayden, L'homme et l'inégalité, a semble-t-il connu un certain succès auprès du grand public. Il faut dire que les ouvrages de vulgarisation sur cette question ne sont pas si nombreux ; celui-ci bénéficie d'une édition de poche, et l'auteur, un archéologue renommé, a fait de son mieux pour proposer un texte simple, évitant le déluge d'informations et de vocabulaire techniques qui rend la littérature spécialisée si hermétique au profane.
S'inscrivant dans la droite ligne du néo-évolutionnisme américain, l'ouvrage reprend à son compte la classification des sociétés en quatre types (généralement : bande / tribu / chefferie / États). Si l'on suit aisément l'auteur lorsqu'il désigne les bandes comme des sociétés égalitaires (avec toutes les réserves nécessaires sur ce terme), on comprend beaucoup moins, en revanche, son insistance à parler, au lieu de tribus, de sociétés transégalitaires. Tous mes efforts pour décrypter l'étymologie du terme sont restés vains, et je n'ai guère été davantage éclairé par la définition donnée page 15 :
Sociétés avec propriété privée des ressources et des productions, rôle moindre du partage et hiérarchies institutionnalisées, basées surtout sur la production économique (mais comprenant aussi des hiérarchies basées sur le rituel, la parenté et le pouvoir politique).
On croit comprendre dans la suite du texte qu'il s'agit plus simplement de sociétés où existent des inégalités matérielles mais dépourvues de classes sociales. La catégorie regrouperait donc en quelque sorte « tribus » et « chefferies ».
B. Hayden effectue ensuite une brève revue des explications traditionnelles de la naissance des inégalités et des hiérarchies, opposant en particulier les modèles fonctionnalistes (qui mettent en avant le bénéfice collectif apporté par la centralisation des ressources et des décisions) et les modèles politiques (où l'individualisme des puissants, au détriment de la communauté, joue un rôle clé) - l'auteur se range fermement du côté des seconds. Ce difficile exercice laisse un goût d'insatisfaction, ne serait-ce que parce que l'opposition paraît au moins en partie artificielle. Nul besoin, en effet, de pousser la dialectique dans ses retranchements pour comprendre qu'un riche peut à la fois extorquer du travail d'autrui, se comporter en exploiteur pour des motifs parfaitement égoïstes, et néanmoins être amené à assumer un certain nombre de fonctions sociales utiles, qui contribuent au demeurant à justifier ses privilèges aux yeux du reste de la communauté.

Silex dur, logique molle

Deux notions traversent le livre, qui ne sont jamais réellement définies, et auxquelles l'auteur attribue pourtant un rôle clé : le « surplus » et les « objets de prestige ».
Le concept de surplus est un vieux serpent de mer des raisonnements sur la formation des inégalités ; dans leur version courante, ceux-ci consistent à affirmer que pour que certains puissent en exploiter d'autres, et donc être nourris sans rien faire, il faut bien que ceux qui produisent de la nourriture en produisent davantage qu'ils ne consomment eux-mêmes. De là, on conclut que le surplus est une condition nécessaire et suffisante de celle de l'exploitation (et son inexistence, un obstacle à son apparition). Or, ce raisonnement souffre de bien des faiblesses ; la plus évidente d'entre elles est que si le surplus ainsi défini accompagne nécessairement l'exploitation, il peut en être au moins autant une conséquence qu'une cause. B. Hayden signale certes cet écueil, mais ne pousse pas plus avant, et en revient fréquemment à une détermination strictement écologique : les inégalités sont nées dans les environnements les plus productifs, qui permettaient l'existence desdits surplus.
Une indienne Tsmishian (Alaska) devant son séchoir à saumons.
Ces peuples chasseurs-cueilleurs stockeurs et inégalitaires
fournissent un modèle pour penser des éventuels
équivalents au Paléolithique supérieur
Quant aux objets de prestige, le lecteur est livré à lui-même pour savoir d'où leur vient cette qualité. Leur rôle social (hormis le fait d'être échangés, ce qui, on en conviendra, ne les caractérise guère) n'est jamais précisé, et l'auteur en vient donc à considérer comme tel tout bien matériel qui n'est pas strictement utilitaire, voire destiné à l'alimentation – on ne s'étonne donc qu'à moitié de trouver, au sein d'une catégorie aux contours aussi larges... le chien domestique (p. 110)
C'est donc le « surplus » qui est censé avoir donné naissance aux « objets de prestige » et aux inégalités, par des voies qui demeurent toutefois bien obscures. On lit ainsi que les inégalités sont nées d'un « changement technologique majeur » (p. 46) consistant notamment en l'apparition de surprenantes « technologies de prestige » (p. 48) . Surtout, les sociétés égalitaires et leur deus ex machina, les individus « AAA » (avides, agressifs et accumulateurs) se caractérisent par leur « capacité de transformer les surplus de nourriture en d'autres articles convoités comme des objets de prestige, des dettes ou du travail. » (p. 46) J'avoue mon impuissance à comprendre comment on peut transformer un surplus de nourriture en travail (si la nourriture sert à alimenter un travailleur, en quoi est-elle un « surplus » ?) et être tout aussi dubitatif sur les autres éléments de cette « transformation ».
L'auteur n'hésite pas à doubler son étroit déterminisme écologique par des explications psychologisantes ou franchement idéalistes. Après avoir affirmé que « les communautés disposent de leur libre arbitre » (p. 31), de longues pages sont consacrées aux susnommés individus AAA, dont les « stratégies » (le mot revient comme un leitmotiv) sont censées expliquer l'évolution des structures sociales – les autres membres des communautés étant victimes de leur « ruse » et de leur « tromperies ». Ainsi apprend-on, entre autre choses, que l'institution du prix de la fiancée fait partie de ces « stratégies » élaborées par les individus AAA (p. 58). Un minimum d'anticorps matérialistes incite à penser qu'on marche ici sur la tête, que ce sont fondamentalement les structures sociales qui expliquent les stratégies des individus (et non l'inverse) et que le « libre arbitre » des sociétés est une fiction – les sociétés « décident » rarement de leur avenir de manière consciente, et quand bien même ce serait le cas, le résultat aurait toutes les chances de ne pas être celui qui était attendu.
Le texte atteint des sommets de confusion lorsqu'il explique par exemple que : « Donner des objets de prestige (…) crée toujours une dette contractuelle réciproque qui doit être payée. » (p. 63) Une dette qui doit être payée, certes, mais que serait une dette qui ne devrait pas être payée ? Et si l'on peut admettre la notion de dette contractuelle, que signifie une dette réciproque ? Cela veut-il dire que celui qui « donne » ainsi à l'autre est lui aussi endetté ? Ou est-ce une manière ampoulée de dire cette banalité que la dette (nullement réciproque) procède du don de l'objet (don qui, par conséquent, n'en est pas véritablement un) ?
On le comprendra, cette partie « conceptuelle » laisse une impression de logique molle, où différents éléments son mobilisés sans rigueur ni discernement, pour produire au bout du compte un modèle hétéroclite et insatisfaisant.

De l'art de l'imprudence en archéologie

Une « feuille de laurier » du Solutréen
La dernière partie du livre est consacrée aux éléments archéologiques afin de situer dans le temps l'émergence des inégalités économiques.
Selon l'opinion la plus répandue parmi les préhistoriens, celles-ci n'ont fait qu'une apparition tardive, dans les dernières époques du Néolithique (soit, en Europe, vers -4500). D'autres, moins nombreux, plaident pour une date plus ancienne, correspondant aux premiers signes incontestables de sédentarité (vers -10000 au Proche-Orient). Bryan Hayden, pour sa part, n'hésite pas à reculer allègrement le curseur de plusieurs dizaines de millénaires, pour l'amener au cœur du paléolithique moyen.
Il n'est évidemment pas absurde en soi d'envisager que les inégalités soient plus anciennes que ce que l'on admet généralement de nos jours. Il est très possible que les hommes de Lascaux, ou les chasseurs de Mammouths de Sibérie, aient pu être en réalité organisés en sociétés économiquement inégalitaires – le critère décisif pour en décider étant d'établir si leur mode de vie était sédentaire et stockeur. Une discussion minutieuse des éléments plaidant dans un sens ou dans l'autre (telle que la mène, par exemple, Alain Testart dans Avant l'Histoire), serait du plus haut intérêt. Les magnifiques dépôts funéraires de Sungir (vers -30 000) ou les splendides « feuilles de lauriers » du Solutréen, lames de silex si longue et si fines qu'elles ne pouvaient avoir aucune utilité pratique, suscitent au moins le doute, et représentent autant de pièces qui mériteraient un examen attentif.
Malheureusement, ce n'est pas cette voie qu'emprunte Brian Hayden, qui choisit de faire feu de tout bois, et d'enrôler au pas de charge tout élément, même le plus improbable, au service de sa thèse.
On découvre ainsi que le faible nombre de sépultures néandertaliennes, qui ne pourrait s'expliquer que par la restriction de l'enterrement à certains membres du groupe, révèlerait l'existence d'une élite (p. 77). Mais les chasseurs-cueilleurs australiens n'enterraient qu'une partie de leurs morts (selon leur âge et les circonstances de leur décès) sans qu'existe chez eux la moindre différenciation sociale (au passage, on n'est pas peu surpris de découvrir, p. 108, que l'Australie du sud-ouest était occupée par des sociétés inégalitaires). Avec la même absence de circonspection, le prélèvement de certains os sur les dépouilles, est censé traduire un « culte des ancêtres » (p. 100), et la décapitation un « sacrifice » (p. 96). Quant aux œuvres d'art situées au fond des grottes, l'auteur y voit une preuve de religions aux rites non publics, et donc, d'inégalités structurelles. Mais même en acceptant la première inférence, l'Australie, avec ses sites sacrés reclus et interdits aux non initiés sous peine de mort, démontre là encore que de telles institutions ne sont nullement l'apanage de sociétés structurées par de telles inégalités.
Une telle accumulation d'imprécisions affaiblit la démonstration, et on ne peut s'empêcher de penser au dicton selon lequel « qui veut trop prouver ne prouve rien ».
Pour clore cette critique, je ne sais pas s'il existe aujourd'hui un ouvrage de vulgarisation qui puisse revendiquer d'être considéré comme une référence sur le sujet. Mais j'ai bien peur que celui de Brian Hayden ne souffre de trop nombreuses faiblesses pour être celui-là.

4 commentaires:

  1. "s'il existe aujourd'hui un ouvrage de vulgarisation qui puisse revendiquer d'être considéré comme une référence sur le sujet" ? M'enfin !? Moi j'en connait un !
    http://www.amazon.fr/Conversation-naissance-in%C3%A9galit%C3%A9s-Christophe-Darmangeat/dp/2748901819/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1379678459&sr=8-2&keywords=darmangeat

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  2. Les illustration de ce post sont-elles extraites du livre de Hayden ou sont-elles de toi ?

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    1. Je les ai attrapées sur internet, je ne sais même plus où...

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