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Une lettre à propos de l'origine de la division sexuelle du travail

J'ai reçu il y a déjà trois mois une critique amicale, mais circonstanciée, du chapitre de mon Communisme primitif... consacré aux origines de la division sexuelle du travail. Je la reproduis ici, avec l'autorisation de l'auteur. Naturellement,une argumentation aussi serrée mérite une réponse que je ferai de mon mieux pour rédiger dans les meilleurs délais (elle n'a déjà que trop tardé, honte à moi). Et avant toute chose, je dois dire que c'est un plaisir de recevoir des contributions de cette qualité, qui obligent à revenir sur des problèmes pour les examiner sous des angles parfois nouveaux. Donc : merci Christian, et à bientôt pour la réponse !

Salut Christophe  

Chose promise, chose due, je t'envoie mes remarques sur le point essentiel avec lequel je suis en désaccord.

D'abord, avant cela, je pense que l'exercice que tu as tenté est réussi. Il était ambitieux. Reprendre Engels (et d'autres) en triant le vrai du faux et restaurer la démarche marxiste sur l'un des points traités par lui (les rapports hommes-femmes et la famille) en intégrant les études faites depuisL'exercice était délicat. La gens marxiste (notre famille politique) a le plus souvent, tendance à traiter les œuvres des grands anciens comme des classiques inamovibles auxquels il ne faut pas toucher.
Donc je suis d'accord avec la méthode et d'accord avec les points essentiels. La domination des hommes, à différents degré, est une constante et elle n'a pas eu besoin de l'apparition des classes pour s'établir. Je suis convaincu de la justesse de l'analyse sur les lances et les bâtons. Convaincu que la maîtrise de l'économie, dans ces sociétés égalitaires, est un élément important pour comprendre le caractère de la domination des hommes (écrasant ou bien limité) mais ne donne pas la clé de qui domine etc... Bref je suis convaincu de plein de choses à la lecture de ton livre (2e édition). 
Il y a cependant un point où je n'ai pas suivi ton raisonnement. Je te mets, ci-dessous, un copier-coller de mes notes sur ce point.                                                                      
Christian SCHWEYER  



Sur le point critiquable du livre : l'accent mis sur l'idéologie du sang pour expliquer la mise en place de l'exclusion des femmes de la possession des armes.

Page 204, l'auteur pose la question du sous-chapitre : « D'où vient la division sexuelle du travail (DST) ? ». Il décrit le mouvement de remise en cause de l'idée que c'est l'infériorité physique des femmes (en partie du à la reproduction) qui cantonnait les femmes dans des tâches du genre cueillette, tissage ou poterie. Cette « thèse naturaliste » a été critiquée. En voici les arguments. La force inférieure des femmes n'est que statistique et comme c'est l'habileté qui est le critère principal de succès de la chasse, cela ne peut être un argument.

Le manque d'agressivité n'empêche pas, dans certaines sociétés, la participation des femmes à la chasse au petit gibier, et même au gros sous certaines conditions.

Sur la nécessité d'éviter le danger pour les femmes. Le danger de la chasse était tout relatif. Sauf quand ils y étaient obligés, les hommes évitaient de s'affronter à des animaux qui pouvaient les tuer.  Ils allaient à la chasse avec une mentalité d'employé de bureau qui se rend au travail. Par contre la cueillette n'était pas toujours de tout repos et les femmes qui s'y livraient couraient le risque de mauvaises rencontres. Et quand la chasse était dangereuse, les femmes participaient parfois (sans les armes des hommes) et c'était tout aussi dangereux pour elles.

Les absences temporaires des femmes dues aux grossesses ? Les hommes aussi peuvent en avoir suite à des accidents. S'occuper des enfants en bas âge ? Cela peut être collectivisé.

Et de citer l'existence des femmes chasseresses à l'appui de la critique de la thèse naturaliste. Les contre-exemples ne sont pas une arme absolue pour critiquer la thèse naturaliste. A d'autres moments, sur d'autres sujets, on dira que ce sont des exceptions qui confirment la règle. Dans les exceptions (pour les sociétés qui en acceptent), il y aura les berdaches (femmes) qui prennent femme et ne portent pas d'enfant..., les femmes ménopausées, les vierges. Les exceptions confirment la règle si elles sont acceptables ; si elles ne mettent pas en cause la structure d'ensemble. Dans le cas étudié, c'est si les femmes ont un caractère « homme » ou abandonnent leur caractère « femme ». Ce qui est vérifié pour les cas cités.

Mais pour la mise en place de règles sociales et de constructions idéologiques, on joue sur les grands nombres et sur la durée. Et puis sur la dynamique du groupe des hommes, capable d'éliminer, dans un processus s'étendant sur des centaines de générations, les femmes qui sont des charges (les parturientes), puis les moins habiles, puis toutes. Peu importe donc que telle ou telle femmes ait été une grande chasseuse. Comparons avec l'évolution des espèces : une mutation favorable apportant un léger avantage finit par triompher dans l'espèce au fil des générations si cela améliore le taux de survie des adultes en âge de procréer. Pourquoi ne pas admettre qu'un avantage physique fasse de même sur des milliers de générations en ce qui concerne l'organisation sociale (qui est un domaine beaucoup plus souple que l'évolution des espèces).

Enfin, dit l'auteur, si les raisons physiologiques peinent à expliquer l'exclusion de la chasse elles expliquent encore moins d'autres interdits comme le travail de la pierre ou du feu. Pour ma part, je remarque, que les interdictions qui sont faites aux femmes concernent beaucoup les activités qui dérivent de la chasse ou de la confection des armes : travail du bois (sagaie), de la pierre (propulseur), du fer (armes tranchantes), du feu (pointes de flèches et métallurgie). Tout est fait pour que de la matière première à l'utilisation, il y ait une chaîne d'hommes qui maîtrisent la fabrication et l'utilisation des armes les plus létales. Si la fabrication des pointes de lances était au mains de femmes, l'interdit de possession des armes pourrait être bravé plus facilement. Cette série d'interdits ne sont donc pas arbitraires, distribués aux hasards, mais politiques (au sens où c'est la question du pouvoir qui est en jeu dans la communauté). Ils peuvent avoir été instaurés peu à peu, au fil des réactions des femmes ou bien suite à des entorses à l'exclusion des armes qu'elles subissaient. C'est probablement plus le résultat d'un pragmatisme dans l'exclusion que d'une pensée cohérente.

Après avoir combattu les raisons physiologiques comme base explicative de l'exclusion de la possession des armes, l'auteur, p. 214 et p. 219 admet qu'elle est seule explicative [1] (même si elle « peine » à expliquer). Dans le même temps, l'auteur considère que la DST amène des gains de productivité et donc un progrès social. Il estime que cette DST, vue comme une nécessité sociale dans l'évolution de l'humanité, arrive par des voies idéologiques.

Il note que la justification dans toutes les sociétés se fait par des explications, « des croyances magico-religieuse » que l'auteur résume sous le nom « d'idéologie du sang ». Le sang des menstrues perçu comme maléfique. Et l'analogie avec les gros animaux dont la mise à mort répand des grandes quantités de sang (p. 210). Le fait pour une femme de toucher une arme (selon les société lors des menstrues, ou même en dehors), était vu comme ayant une influence maléfique sur son possesseur.

L'auteur en arrive alors à croire sur parole ces justifications comme expliquant la mise en œuvre de l'interdit. Mais il pense rétablir la démarche marxiste en expliquant que, par là même, cela s'inscrit dans un processus de progrès économique.

Il insiste même dans la conclusion qui résume comment cela a du se passer : « Toutefois, le caractère systématique de cette exclusion, la rigueur avec laquelle les tâches ont été réparties, l'étendue de cette répartition qui a débordé largement au-delà des détermination biologiques initiales, la manière même dont elle s'est reflétée dans la conscience de ceux qui la pratiquaient, tous ces aspects ne peuvent s'expliquer que par l'action de l'idéologie qui a façonné et remodelé la matière première des contraintes physiologiques au point de la rendre presque méconnaissable ». « Ne peuvent s'expliquer que par l'action de l'idéologie ». Le désaccord est là.

Cela me rappelle les justifications sous le féodalisme où les seigneurs sont seigneurs de par les qualités innées dues à leur naissance, le roi qui est roi de droit divin, ou les patrons qui justifient leur salaire par le fait qu'ils « donnent » des emplois, qu'ils sont des entrepreneurs qui prennent des risques alors que les ouvriers se contentent de toucher leur salaire etc... On ne peut pas sortir du capitalisme parce que les gens sont individualistes. Ou qu'on ne peut toucher à la propriété privée des moyens de production parce que c'est la loi.

On connaît des tas d'idées qui inversent la causalité des choses. L'idéologie a la particularité de mettre les représentations sociales la tête en bas. Les événements d'aujourd'hui, d'après ceux qui portent ces interprétations, ne s'expliquent pas par la défense des intérêts des dominants, mais par la liberté du travail, la nécessité de l'ordre, le besoin de pacifier un pays etc... Il y a des centaines d'exemples. L'idéologie non seulement sert à justifier l'ordre établi, mais aussi à en cacher la structure. Elle sert à empêcher qu'on voit que les dominants gouvernent non pour les intérêts de l'ensemble, mais pour leurs propres intérêts. Et qu'ils font passer ces intérêts pour les intérêts de l'ensemble.

En donnant foi à la croyance religieuse des humains préhistoriques comme explicatif de l'interdit des armes pour les femmes, l'auteur « reste en quelque sorte aussi prisonnier de ces croyances qu'ils l'étaient eux-mêmes. » [2]

On retrouve parfaitement dans l'idéologie du sang les représentations inversées qui valident des comportement excluant les femmes des armes les plus létales et de leur fabrication. L'omniprésence de l'idéologie du sang – qui est la représentation magique de la phobie chez l'homme des menstrues de la femme [3] – reflète les peurs et le dégoût des hommes de toutes les sociétés. La forme qu'elle prend systématiquement en affirmant l'incompatibilité des femmes et des armes létales pour les humains, ne reflète que l'omniprésence du processus d'exclusion des femmes et d'acquisition des hommes de la position dominante. La base de l'idéologie reste bien la réalité.

L'auteur se demande pourquoi la justification prend une forme surnaturelle et pourquoi elle dissimule la réalité économique (le gain de productivité). Justement parce que la nécessité ne l'était pas et qu'il fallait cacher la défense des intérêts des hommes. Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante disait Marx. Dans ces sociétés sans classes, un groupe est dominant : celui des hommes au-dessus d'un certain âge. Les idées dominantes sont donc celles du groupe dominant des hommes et visent à perpétuer cette domination. Si l'explication s'était appuyée sur des justifications pratiques, elles auraient toutes pu être contrées à l'époque avec les mêmes arguments servant dans le livre à la critique de la théorie naturaliste    


La DST porteur de progrès, les interdits et la domination des hommes non !

Pour expliquer que la nécessité a pris des chemins de traverse idéologiques pour se mettre en place, l'auteur cite Raoul et Laura Makarius « Ces obstacles, ces interdits absurdes, nés de la peur, conjuguée à l'ignorance des lois naturelles, ne se maintiennent que parce qu'ils sont les ressorts subjectifs de nécessités sociales objectives, que parce qu'ils ont un rôle capital à jouer dans la structuration, dans l'établissement et dans la conservation de la société humaine. » On retrouve le point de vue de l'auteur qui voit l'idéologie comme accoucheuse de nécessités économiques.

Je ne suis pas sûr que cette DST particulière, c'est-à-dire l'interdit fait aux femmes des armes les plus létales, ait apporté principalement un progrès. On peut admettre tout à fait que certaines femmes, qui ne peuvent chasser, se spécialisent dans des tâches compatibles avec leur moindre liberté de mouvement mais là on parle d'autre chose. On parle d'interdits pour les femmes. Or ces interdits existent beaucoup moins voire pas du tout pour les hommes qui peuvent, s'ils le veulent, s'essayer aux travaux féminins. L'auteur admet aussi un peu vite que cette généralisation de la spécialisation ait amené un progrès en faisant référence à la fabrication d'objets et à la productivité induite par la spécialisation sous le capitalisme. L'auteur cite pourtant des inconvénients (des bâtons pour se défendre contre des lions). Dans certains cas la chasse est menée aussi par les femmes mais avec des moyens inappropriés. Mais la conséquence négative la plus grave, c'est les guerres incessantes pour les possessions de femmes. Le progrès a bien été dilapidé tout au long de ces guerres incessantes, conséquences lointaines de la spécialisation.

En tout cas, on peut être beaucoup plus dans le juste en mettant au milieu « les ressorts subjectifs d'une domination sociale objective » et en terminant la phrase par « la conservation de la domination des hommes adultes ». « Dans l'établissement » de cette domination, par contre, je ne suis pas sur. Le pouvoir mâle a du mettre du temps à se mettre en place. Les idéologies dominantes dans les communautés a probablement longtemps été une production commune aux femmes et aux hommes [4]. Et la rigueur des interdits n'a pas du être immédiate. La production idéologique justifiant l'exclusion s'est probablement faite avec un décalage comme c'est le cas des idéologies qui justifient une oppression. Le fait précède la justification idéologique et il faut une longue bataille pour que le fait s'impose, y compris dans la tête des dominés, et pour que les dominants fabriquent les idées qui justifient leur domination par du surnaturel. Au passage, sur ce dernier point, la maîtrise par les hommes du religieux est donc essentielle pour parachever leur domination de la société [5].

La phrase deviendrait alors : Ces obstacles, ces interdits absurdes, nés de la peur, conjuguée à l'ignorance des lois naturelles, ne se maintiennent que parce qu'ils sont les ressorts subjectifs d'une domination sociale objective, que parce qu'ils ont un rôle capital à jouer dans la structuration et dans la conservation de la domination des hommes adultes. Alors certes, on a abandonné (dans ce cas précis) la vision grisante de la marche invincible de l'humanité vers le progrès et la civilisation et on est revenu à des réalités plus égoïstes qui se moquent bien de ce progrès et qui sont prêts à le freiner pour la défense d'intérêts particuliers. Le progrès dans le rapport à la nature, l'accumulation de savoir-faire, s'est fait malgré les formes sociales d'oppression et d'exploitation. Elles en furent un frein.    


Entre les deux explications (idéologie du sang ou recherche du pouvoir), un des enjeux : réduire la part d'arbitraire dans la DST

En fin de page 216, on a une synthèse de comment l'éloignement des femmes de la chasse au gros et de l'exclusion de métiers se serait accomplis. On est en pleine justification par l'idéologie, par le surnaturel. L'auteur explique la contagion des interdits à d'autres activité par la cohérence de l'idée magico-religieuse qui a superposé plusieurs symboles : le feu, le métal, la pierre avec le sang. Les interdits se seraient répandus « dépassant leur objectif initial ». Mais quel était cet objectif téléologique fixé par l'auteur et les ethnologues ? Implicitement c'est le réalisme face aux différences physiologiques et la recherche d'efficacité productive. Mais les interdits en série justifiés par l'idéologie du sang ne « dépassent l'objectif initial » que parce que entretemps, les hommes se sont découvert un autre objectif : le pouvoir. Dans le cadre de la réalisation de ce dernier objectif, l'idéologie du sang ne dépasse rien du tout mais accomplit bel et bien l'objectif. Cette idéologie et le pouvoir ont d'ailleurs du se construire non de façon causale, mais de façon dialectique. Plus le pouvoir des hommes était affirmé, plus les idées dominantes étaient celles qui servaient leurs intérêts et le renforçait.

Entrant dans le détail des croyances ayant conduit à l'interdiction d'autres activités, il pénètre l'univers symbolique avec des comparaisons tirées par les cheveux. Si il y a quelques analogies, à la rigueur, entre le jaillissement sanglant et l'écoulement du métal, par contre, le feu ou la pierre ne lui ressemblent guère. En outre, l'auteur, qui admet ailleurs que les mêmes symboles peuvent avoir des significations variées d'une société à l'autre [6], ne l'évoque pas concernant l'idéologie du sang et ne cherche pas à voir la source des récurrences de signification dans la réalité même et les conflits entre humains.

Finalement, l'auteur en appelle à l'arbitraire pour expliquer en partie la répartition aléatoire des tâches, différent de plus d'une société à l'autre. Je ne dis pas que l'arbitraire n'a pas existé dans la distribution. Mais avant de voir où il a pu être (le tissage, le cuir ?) voyons d'abord l'hypothèse de la défense égoïste par les hommes de leur maîtrise des armes les plus létales et de tout ce qui est connexe. Peut-être que l'on découvrira que là ou le cuir est fait par les femmes, de petits couteaux suffisent. Par contre, là où ce sont des peaux épaisses qui supposent des couteaux équivalents aux armes de guerre, alors ce sont les hommes qui s'y emploient. Que le défrichage, partout apanage des hommes, (ou la construction de bateaux) [7] suppose la manipulation d'outils qui peuvent constituer des armes létales. Et ainsi de suite. Une fois identifié tout ce qui doit être interdit aux femmes pour maintenir le monopole des hommes sur les armes, il y a les autres tâches à répartir. La place de l'arbitraire sera sans doute là, sur les différentes possibilités de répartir « le reste ».


Chercher (ou pas) l'action consciente de groupes à l'intérieur des sociétés étudiées

En fait ce que l'auteur élimine du paysage de l'analyse, c'est l'action collective d'un groupe, au moins en partie consciente, pour la défense de ses intérêts. Et, en réaction, celle du groupe dominé, qui défend sa situation.

Expliquer la généralisation des interdits faits aux femmes par l'idéologie du sang, c'est comme si on expliquait la généralisation du féodalisme par la volonté d'instaurer « l'ordre naturel des choses » décrit par les évêques. Ou les débuts du capitalisme par la parution des codes de lois style code Napoléon. Pourquoi la démarche matérialiste qui va chercher les relations pratiques et les conflits qu'elle induit ne serait pas valable pour les sociétés primitives.

L'histoire des sociétés de classes est l'histoire des luttes de classe dit Marx en citant et rectifiant le Manifeste. Alors, les groupes en lutte n'étaient qu'en partie conscient de l'histoire qu'ils faisaient et donnaient toutes sortes de justifications idéelles à leur lutte, mais ils luttaient bel et bien. Et l'analyse se doit d'aller la comprendre, même quand elle ne s'élève pas à la hauteur d'un événement visible et consigné. L'analyse matérialiste cherche à comprendre la tension qui réunit et oppose les groupes en conflit.

Il faut le faire pour les sociétés primitives. Malheureusement, les analyses anthropologiques dont on dispose sont presque toujours des photos et non des films. Les sociétés analysées ont une histoire qui s'étale parfois sur des millénaires et on en connaît peu. Mais il est peu probable que ce qui a été déterminant dans les événements soit l'évolution des symboles et de leur signification. L'histoire des sociétés sans classes est forcément aussi l'histoire des conflits entre groupes d'intérêts différents (classes d'âge ou hommes/femmes). Comme dans les sociétés de classe.


L'autonomie relative du niveau de l'idéologie

Dans le tableau de l'évolution ayant conduit à l'exclusion des femmes de la maîtrise des armes, il ne s'agit pas de nier absolument tout rôle aux idées magico-religieuse dans l'organisation sociale. Elles ont leur autonomie, leur logique, (leur cohérence dit l'auteur). Elles peuvent amener des particularités incompréhensibles si on cherche à toute force à les rattacher à des nécessités économiques ou à les mettre au service de tel ou tel groupe.

Il ne faut pas non plus les voir, quand elles sont exposées par des dominants, comme des justificatifs hypocrites de l'existant. L'hypocrisie est rarement présente [8] . A l'exception des moments de création, les protagonistes y croient vraiment. Seule une petite frange des dominants et (plus difficilement) de dominés a de la distance vis-à-vis d'elle. Évidemment quand ces idées sont partagées par les dominés, c'est le phénomène de l'aliénation.

La distance arrive avec le conflit et, dans les deux camps, elle est plus profonde au fur et à mesure que celui-ci monte en intensité. C'est vrai au cours de l'histoire du mode de domination mais c'est encore plus vrai dans la période agitée de mise en place. Pour cela, je crois que le moment de création des idées qui justifient l'oppression et l'exploitation est un moment d'hypocrisie ouverte car elles se constituent dans la bataille d'intérêts et elles sont un aspect de la bataille. Hypocrisie car elles visent à cacher le sens de cette bataille et de la justifier, du coté des dominants, au nom de valeurs supérieures.    


Les manifestations de l'effort permanent des hommes pour maintenir leur pouvoir

Des exemples de sociétés parsèment le livre qui alimentent la thèse que l'exclusion des femmes des armes les plus létales est le fait d'un effort permanent des hommes pour maintenir leur pouvoir.

L'exemple cité p. 220 de la géographie d'un village en Amazonie est parlante. Les hommes occupent une maison collective centrale ouverte alors que les femmes et les enfants occupent des maisons individuelles fermées et à la périphérie. Il s'agit d'unir les dominants mais de diviser et de surveiller les dominés. « Et tandis que la maison commune des hommes était ouverte, leur permettant d'avoir un œil sur toute la vie du village, celle des femmes étaient encloses et coupées de l'espace public. » (Tiens les enfants ont disparu de l'analyse.) Et l'auteur rajoute « Cette disposition des lieux se retrouve dans bien des sociétés de Nouvelle-Guinée ».

On a là, rien que dans l'organisation de l'espace, l'expression de la tension au sein de la communauté, les traces de l'histoire du conflits entre les hommes et les femmes.

Page 221 une autre manifestation de la domination des hommes : la peur des femmes. « Dans bien des endroits, cette séparation des sexes se chargeait, de surcroît d'une méfiance non dissimilée – en tout cas des hommes envers les femmes, perçues comme éminemment dangereuses. C'était notamment le cas dans beaucoup de sociétés mélanésiennes et, de façon plus localisée, en Amazonie ». Dans les faits, les plus dangereux étaient les hommes, pouvant faire déboucher les conflits conjugaux sur la mort de la femme. Mais la représentation ayant court étant celle des hommes, l'idée dominante (donc masculine) était leur crainte d'une réaction féminine collective à leur domination. Cette crainte est la même qu'ont les classes dominantes vis-à-vis des dominés. Ces derniers n'ont pas d'histoire car pas d'organisation, alors que les dominants en ont une. De même, les dominants savent la fragilité de leur domination plus que les dominés.

Les exceptions où les femmes peuvent chasser sont parlantes. Dans les terres arctiques où la cueillette était impossible, les femmes inuites, « pouvaient tuer des phoques mais à condition de n'employer que de gros gourdins. Pour la chasse aux oiseaux et à l'instar des enfants, elles disposaient même de flèches spéciales, dont l'extrémité était formée d'une boule qui assommaient la proie. Ailleurs on trouve des femmes qui chassent au filet ou à l'aide de chiens. »[9] L'expansion humaine a fait que des territoires ont été conquis alors même que les interdits étaient en place. Mais ces territoires glacés étaient nettement moins propices à un développements d'activités. La chasse y occupait donc une place beaucoup plus grande. Les hommes ont donc autorisé les femmes à la mener à la condition de n'être pas confrontés dans leur quotidien à une femme tenant une lance à la main. Évidemment, un gourdin c'est plus lourd qu'une lance (au diable les considérations modernes sur la musculature plus faible des femmes), et puis il faut s'approcher de la bête au risque du coup de dent ou du coup de queue (au diable les considérations des ethnologues sur l'importance plus grande des femmes pour la survie du groupe). Le manque de moyens n'a de cohérence qu'avec le maintien de la domination des hommes.

Page 226, l'auteur cite l'anthropologue marxiste, Kathleen Gough. « Bien que les hommes utilisent rarement les armes contre les femmes, ils les possèdent (et en possèdent de plus efficaces) en plus de leur plus grande force physique. » Le « rarement » dit des choses. Si c'est rare, c'est que ça arrive. Donc même si cela ne se fait pas, cela peut arriver et donc, sur le long terme – la possibilité – même non mise en œuvre – suffit à établir la domination. Les conflits conjugaux ne peuvent déboucher que sur une seule issue : la victoire de l'homme dans les conflits qui l'opposent à son épouse. La femme se devra (et c'est encore vrai aujourd'hui) de développer finesse, tactiques de recul et apparence de soumission pour s'en sortir et pour regagner du terrain. L'homme peut même faire déraper les conflits frontaux sur la mort de l'épouse par sa maîtrise « des armes les plus létales ».

Dans des cas extrêmes, cet usage des armes est ritualisé comme le cas des Bena Bena de Nouvelle Guinée, au moment où le jeune couple emménage. Le mari tire une flèche dans la hanche de sa femme et celle-ci l'exhibe ensuite en forme de soumission. [10]

Chez les Selknams de la Terre de Feu, l'épouse récalcitrante « avait toute probabilité d'être battue ou percée d'une flèche ». [11]

Aujourd'hui encore, les dominants utilisent rarement les armes contre les exploités. C'est même une preuve de faiblesse et d'échec de l'intériorisation de la domination par ces derniers. En dehors des crise de domination, c'est peu fréquent. Aujourd'hui, qui a tâté de la matraque, même parmi les militants ? Mais le fait que ce soit rare n'empêche pas les marxistes de pointer que l'Etat de la classe dominante est d'abord appuyé par un corps armé séparé et que ces armes sont interdites aux autres classes.


En conclusion

Le livre de Darmangeat a une grande ambition. Reprendre la démarche d'Engels en s'appuyant sur tout le savoir accumulé en anthropologie et en histoire pour comprendre l'évolution des relations hommes/femmes. L'essai est réussi, sauf sur un point : l'explication de la transition entre la division sexuelle du travail suite aux différences physiologiques, et les interdits de possession des armes létales pour les femmes.


Notes :

[1] « on peut donc supposer que ce sont certaines contraintes biologiques, vraisemblablement liées à la grossesse et à l'allaitement, qui ont fourni, à une époque inconnue, le substrat physiologique de la division sexuelle du travail et de l'exclusion des femmes de la chasse. »
[2] P 47 L'auteur y fait référence au résumé qu'Engels fait de l'analyse de Bachofen sur le passage de la filiation matrilinéaire à la filiation patrilinéaire chez les anciens Grecs. Engels accepte l'analyse mais réfute les motivations du changement expliquées par Bachofen à partir des croyances. La caractérisation de l'attitude de Bachofen, peut s'adresser (dans ce cas précis) à l'auteur lui-même.
[3] On ferait avec utilité un détour par les études de psychologie sur le sujet. Avec l'analyse de l'imaginaire des hommes d'aujourd'hui face à ce phénomène on pourrait retrouver certaines formes de l'idéologie du sang des peuples primitifs.
[4] A moins que cette domination ait été antérieure à l'apparition du langage. Cela signifierait une continuité dans la domination des mâles entre les ancêtres primates avant l'homme et  les sociétés analysée dans le livre.
[5] D'ailleurs dans les sociétés qui font exceptions, les femmes connaissent aussi un certain équilibre avec les hommes, bien qu'à l'écart des armes et de la politique. Cf CD p 100 pour les Iroquoises
[6] P 73 sur le genre, masculin ou féminin, des représentations : Terre, Lune, Ciel etc...
[7] P 198
[8] Quoique, la célébration du Hain chez les Selknams en contenait une bonne dose. Mais les hommes mettant en scène l'esprit Shoort qui punit les femmes (CD p 130), y croyaient tout autant que les producteurs d'Hollywood réalisant « Les Dix Commandements » sont persuadés que les eaux de la Mer Rouge se sont ouvertes devant Moïse
[9] P 206
[10] P 117
[11] P 130 mais les femmes pouvaient être chamane.

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